Textes

Sénèque
Accepte ton destin

 


« Qu'est-ce qui empêche pourtant, dira-t-on, de confondre en un tout vertu et volupté et d'édifier le souverain bien de manière à en faire une chose à la fois honnête et agréable ? » C'est qu'il ne peut exister d'autre aspect de l'honnête en dehors de l'honnête lui-même ; et le souverain bien perdra sa pureté s'il se trouve en lui quelque chose qui diffère de ce qui est le meilleur. Même la joie qui provient de la vertu, quoiqu'elle soit un bien, ne fait pourtant point partie du bien absolu, pas plus que le contentement et la tranquillité, malgré la beauté de leurs origines. Car si ce sont là des biens, ce ne sont que des conséquences et non des accomplissements du souverain bien.

Celui qui associe le plaisir et la vertu, et qui ne leur donne même pas des droits égaux, détruit par la fragilité de l'un de ces biens tout ce qu'il y a de vigueur dans l'autre, et met sous le joug cette liberté, qui n'est invincible que si elle ne voit rien au-dessus d'elle. On commence alors à avoir besoin de la fortune, ce qui est le plus dur esclavage ; vient ensuite la vie inquiète, soupçonneuse, alarmée, effrayée des événements, s'agitant au gré des circonstances. Vous ne donnez pas à la vertu une base solide et fixe, vous voulez qu'elle reste ferme sur un appui chancelant. Quoi de plus chancelant, en effet, que l'attente des biens fortuits, que les changements qui se produisent dans le corps et dans tout ce qui l'affecte ? Comment obéir à Dieu [2], accepter avec résignation tout ce qui arrive, ne point se plaindre du destin, interpréter favorablement ses mésaventures, quand on est agité par les moindres piqûres du plaisir et de la douleur ? On est, de plus, un mauvais gardien ou un mauvais vengeur de la patrie, un mauvais défenseur de ses amis, quand on penche vers le plaisir. Que le souverain bien s'élève donc à une hauteur telle, qu'aucune force ne puisse l'en arracher, à une hauteur inaccessible à la douleur, à l'espérance, à la crainte, à tout objet qui pourrait altérer sa condition. Mais cette hauteur, la vertu seule peut l'atteindre ; son pas seul peut gravir de tels escarpements ; elle tiendra ferme et supportera tous les événements non seulement avec patience, mais avec plaisir ; elle saura que toute situation pénible est une loi de la nature. Comme un bon soldat supporte les blessures, compte les cicatrices, et, percé de traits, aime encore en mourant le général pour lequel il expire, la vertu aura toujours dans l'âme ce vieux précepte : suis Dieu.

Quiconque se plaint, pleure et gémit, est forcé néanmoins d'obéir et d'exécuter malgré lui les ordres qu'on lui prescrit. Quelle folie de se faire traîner plutôt que de suivre ! C'est comme si par démence ou ignorance de votre condition, vous vous affligiez de ce qu'il vous arrive quelque chose de pénible, comme si vous étiez surpris ou indigné des accidents qui frappent les bons et les méchants, je veux dire la maladie, la mort, les infirmités et les autres misères qui s'abattent sur la vie humaine. Toutes ces souffrances que la loi de l'univers nous inflige, qu'un puissant effort les arrache de l'âme. Nous nous sommes engagés par serment à supporter la condition des mortels et à voir sans trouble ce qu'il n'est pas en notre pouvoir d'éviter. Nous sommes nés dans un royaume, l'obéissance à Dieu, telle est notre liberté.