SENEQUE, Le Bonheur

Si la vertu doit procurer le plaisir, ce n'est pas pour cela qu'on la recherche ; car ce n'est pas lui qu'elle procure, mais lui en plus, et ce n'est pas pour lui qu'elle s'efforce, mais son effort, quoique ayant un autre but, atteint aussi celui-là. Dans un champ labouré pour la moisson, quelques fleurs naissent çà et là ; ce n'est toutefois pas pour ces brins d'herbe, si agréables soient-ils à l'oeil, que l'on a pris tant de peine (autre était le but du semeur, ceci et venu en plus). De même le plaisir aussi n'est pas le prix de la vertu, sa raison d'être, mais son accessoire. Ce n'est point parce qu'il a des charmes qu'il est admis, mais s'il est admis, ses charmes s'ajoutent. Le souverain bien consiste dans le jugement même et dans la tenue d'un esprit excellent qui, sa carrière remplie et ses limites assurées, a réalisé le bonheur parfait, sans rien désirer de plus. En effet, il n'y a rien hors du tout, pas plus qu'au delà de la limite. C'est donc une erreur que de demander la raison pour laquelle j'aspire à la vertu. Car c'est chercher le supra-suprême. Tu veux savoir ce que je demande à la vertu ? Elle-même. Aussi bien n'a-t-elle rien de mieux : elle-même est son prix. Est-ce là trop peu ? Quand je te dirai : "le souverain bien est la rigidité d'une âme inébranlable, sa prévoyance, son sublime, sa santé, son indépendance, son harmonie, sa beauté", exiges-tu encore une grandeur plus haute à quoi rattacher tout cela ? Pourquoi me prononces-tu le nom de plaisir ? C'est de l'homme que je cherche le bien, non du ventre, qui chez les bêtes et les brutes est plus élastique.