Textes

Leibniz Discours de métaphysique, 9.

 

Il est premièrement très manifeste que les substances créées dépendent de Dieu qui les conserve et même qui les produit continuellement par une manière d'émanation comme nous produisons nos pensées. Car Dieu, tournant pour ainsi dire de tous côtés et de toutes les façons le système général des phénomènes qu'il trouve bon de produire pour manifester sa gloire, et regardant toutes les faces du monde de toutes les manières possibles, puisqu'il n'y a point de rapport qui échappe à son omniscience ; le résultat de chaque vue de l'univers, comme regardé d'un certain endroit, est une substance qui exprime l'univers conformément à cette vue, si Dieu trouve bon de rendre sa pensée effective et de produire cette substance. Et comme la vue de Dieu est toujours véritable, nos perceptions le sont aussi, mais ce sont nos jugements qui sont de nous et qui nous trompent. Or nous avons dit ci-dessus et il s'ensuit de ce que nous venons de dire, que chaque substance est comme un monde à part, indépendant de toute autre chose, hors de Dieu ; ainsi tous nos phénomènes, c'est-à-dire tout ce qui nous peut jamais arriver, ne sont que des suites de notre être ; et comme ces phénomènes gardent un certain ordre conforme à notre nature, ou pour ainsi dire au monde qui est en nous, qui fait que nous pouvons faire des observations utiles pour régler notre conduite qui sont justifiées par le succès des phénomènes futurs, et qu'ainsi nous pouvons souvent juger de l'avenir par le passé sans nous tromper, cela suffirait pour dire que ces phénomènes sont véritables sans nous mettre en peine, s'ils sont hors de nous, et si d'autres s'en aperçoivent aussi : cependant il est très vrai que les perceptions ou expressions de toutes les substances s'entre-répondent, en sorte que chacun suivant avec soin certaines raisons ou lois qu'il a observées se rencontre avec l'autre qui en fait autant, comme lorsque plusieurs s'étant accordés de se trouver ensemble en quelque endroit à un certain jour précis, le peuvent faire effectivement s'ils veulent. Or quoique tous expriment les mêmes phénomènes, ce n'est pas pour cela que leurs expressions sont parfaitement semblables, mais il suffit qu'elles soient proportionnelles ; comme plusieurs spectateurs croient voir la même chose, et s'entr'entendent en effet, quoique chacun voie et parle selon la mesure de sa vue. Or il n'y a que Dieu (...), qui soit cause de cette correspondance de leurs phénomènes, et qui fasse que ce qui est particulier à l'un, soit public à tous ; autrement il n'y aurait point de liaison. On pourrait donc dire en quelque façon, et dans un bon sens, quoique éloigné de l'usage, qu'une substance particulière n'agit jamais sur une autre substance particulière et n'en pétit non plus, si on considère que ce qui arrive à chacune n'est qu'une suite de son idée ou notion complète toute seule, puisque cette idée enferme déjà tous les prédicats ou événements, et exprime tout l'univers. En effet, rien ne nous peut arriver que des pensées et des perceptions, et toutes nos pensées et nos perceptions futures ne sont que des suites quoique contingentes de nos pensées et perceptions précédentes, tellement que si j'étais capable de considérer distinctement tout ce qui m'arrive ou paraît à cette heure, j'y pourrais voir tout ce qui m'arrivera ou me paraîtra à tout jamais ; ce qui ne manquerait pas, et m'arriverait tout de même, quand tout ce qui est hors de moi serait détruit, pourvu qu'il ne restét que Dieu et moi.