Textes

Idées directrices pour une phénoménologie, 1913, Deuxième section, Chapitre premier, § 27, trad. Paul Ricoeur, pp. 48-49 de l'édition allemande, tel Gallimard, pp. 87-89.

 

J’ai conscience d’un monde qui s’étend sans fin dans l’espace. Que veut dire : j’en ai conscience ? D’abord ceci : je le découvre par une intuition immédiate, j’en ai l’expérience. Par la vue, le toucher, l’ouïe, etc., selon les différents modes de la perception sensible, les choses corporelles sont simplement là pour moi, avec une distribution spatiale quelconque ; elles sont « présentes » au sens littéral ou figuré, que je leur accord ou non une attention particulière, que je m’en occupe ou non en les considérant, en pensant, sentant ou voulant. Les êtres animés également, tels les hommes, sont là pour moi de façon immédiate ; je les regarde, je les vois, je les entends approcher, je leur prends la main et parle avec eux ; je comprends immédiatement ce qu’ils se représentent et pensent, quels sentiments ils ressentent, ce qu’ils souhaitent ou veulent. De plus ils sont présents dans mon champ d’intuition, en tant que réalités, alors même que je ne leur prête pas attention. Mais il n’est pas nécessaire qu’ils se trouvent justement dans mon champ de perception, ni eux ni non plus les autres objets. Pour moi des objets réels sont là, porteurs de déterminations, plus ou moins connus, faisant corps avec les objets perçus effectivement, sans être eux-mêmes perçus, ni même présents de façon intuitive. le puis déplacer mon attention, la détacher de ce bureau que je viens de voir et d’observer attentivement, la porter, à travers la partie de la pièce que je ne voyais pas, derrière mon dos, vers la véranda, dans le jardin, vers les enfants sous la tonnelle, etc., vers tous les objets dont je « sais » justement qu’ils sont à telle ou telle place dans l’environnement immédiatement co-présent à ma conscience ; ce savoir d’ailleurs n’a rien de la pensée conceptuelle et il suffit de tourner l’attention vers ces objets, ne serait-ce que d’une façon partielle et le plus souvent très imparfaite, pour convertir ce savoir en une intuition claire.


Mais l’ensemble de ces objets co-présents [Mitgegenwärtigen] à l’intuition de façon claire ou obscure, distincte ou confuse, et cernant constamment le champ actuel de la perception, n’épuise même pas le monde qui pour moi est « là » de façon consciente, à chaque instant où je suis vigilant. Au contraire, il s’étend‚ sans limite selon un ordre fixe d’êtres. Ce qui est actuellement perçu et plus ou moins clairement co-présent et déterminé (ou du moins déterminé de quelque côté) est pour une part traversé pour une part environné‚ par un horizon obscurément conscient de réalité indéterminée. Je peux, avec : un succès variable, projeter sur lui, comme un rayon, le regard de l’attention qui soudain l’éclaire : toute une suite de présentifications chargées de déterminations, d’abord obscures, puis prenant progressivement vie, m’aident à faire surgir quelque chose : ces souvenirs feraient une chaîne, le cercle du déterminé‚ ne cesse (le s’élargir, au point que parfois la liaison s’établit avec le champ de perceptions, c’est-à-dire avec l’environnement central. En général, le résultat est tout autre : c’est d’abord une brume stérile où tout est obscur et indéterminé : puis elle se peuple de possibilité ou de conjectures intuitives, et seule est tracée la « forme » du monde précisément en tant que monde. L’environnement indéterminé‚ s’étend d’ailleurs à l’infini. Cet horizon brumeux, incapable à jamais d’une totale détermination est nécessairement là.