Chronique d'un temps si lourd
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Rumeurs

Deux rumeurs aussi folle l'une que l'autre (1) qui auront envahi l'espace en quelques jours : que lors d'une algarade un peu musclée Trierweiler eût cassé quelques vases du mobilier national ; que l'on eût décidé d'enseigner la théorie du genre dès l'école primaire ce qui entraîna, ni plus ni moins, que le boycott de l'école par quelques parents, depuis convoqués par le ministre mais obligea néanmoins le ministre à démentir.

On devrait pouvoir sourire et parfois même on le fera : après tout, ceci ne saurait être qu'écume superficielle et prix à payer à la fois de nos libertés et du progrès technique considérable que représente Internet. Alors n'en disons rien sinon qu'à tout prendre je préfère encore une communication libre à quelque censure que ce soit, même si la caisse de résonance que représente Internet renvoie parfois des échos bien désagréables. La rumeur, oui, est aussi vieille que la parole (2)

Demeurent néanmoins l'effarement devant certaines réactions qu'on eût pu espérer plus sagaces, moins sottes :

- celle de Finkielkraut, éternelle Cassandre, prompt à dénicher complot et crimes contre l'humanité à chaque recoin, qui, certes, repère ce qu'il peut y avoir de rumeur derrière tout ceci, mais n'en épingle pas moins la théorie du genre pour avoir voulu, selon lui, réécrire l'humain en le séparant de son histoire : quand on sait que le projet nazi fut justement de forger l'humain à sa convenance, on devine bien que Finkielkraut soupçonne la théorie du genre d'une sorte d'ethnocide social, certes, mais criminel tout autant.

- celle de Finkielkraut encore, qui n'hésite pas à parler de la malédiction d'Internet. Décidément celui-là, le conservatisme chevillé au corps(3) , est prêt à jeter l'enfant avec l'eau sale du bain. Qu'Internet soit aussi l'espace de tous les excès et amplifie la voie si souvent sotte de ceux qu'on n'entendait pas auparavant ; évidemment. Que les commentaires laissés à la suite des articles sur les sites des organes de presse, renvoient plus souvent à la provocation, au mieux, à la bile atrabilaire des haineux de toute sorte au pire, sans doute ; que les réseaux n'ont de sociaux que le nom et soient finalement plus aisément le champ du nombrilisme, ou de l'angoisse de ne pas exister ni d'être reconnu ; qu'ils ne soient jamais l'opportunité offerte d'un dialogue, est avéré. Faut-il oublier pour autant le fabuleux échange de connaissance qu'Internet est aussi et demeurera, qui ouvre cette opportunité insolite où pour la première fois dans l'histoire de l'humanité ce n'est plus nous qui cheminons péniblement vers les lieux privilégiés de la connaissance - et réservés à l'élite donc - mais où au contraire c'est la connaissance qui s'avance vers nous. Même en demeurant convaincu qu'aucune découverte technique n'est suffisante à elle seule pour modifier les fondements d'une culture, je gage avec d'autres qu'avec Internet se sera passé quelque chose d'aussi déterminant que la diffusion de livre après l'invention de l'imprimerie. Parler de malédiction est stupide ou sulfureux. On ne va quand même pas en appeler à l'autodafé !

Si ?

- celle de cette droite, et pas seulement extrême, prête à faire flèche de tout bois, et n'hésite même plus à patauger dans les mêmes phobies honteuses et insanes que les extrêmes de tout poil.

On ne dira jamais assez la dilection si particulière de l'extrême droite pour le corps, la sexualité, l'homosexualité tout particulièrement. J'ai bien intentionnellement écrit dilection quand on eût attendu phobie : on ne s'attache pas si systématiquement à dénoncer les arcanes de l'intime sans y ourdir de sourdes collusions. Là, décidément, ce qui importe, c'est moins évidemment la liberté de conscience que le pouvoir qu'il faut prendre sur les corps ; et les enraciner tous deux - conscience et corps - aux impératifs de la race, de la cité. Que les esprits s'échauffent sitôt que la gauche est au pouvoir ; qu'ils s'enflamment d'autant plus qu'elle y semble affaiblie est une chose ; qu'itérativement, à l'occasion du mariage pour tous, de l'avortement, de Dieudonné ou maintenant de la théorie du genre, montent de tels propos qu'on aurait pu espérer d'un autre âge, en est une autre, bien plus sinistre. Le problème n'est plus, depuis longtemps plus, celui du ralliement des catholiques à la République ; il demeure celui de cette frange irrédentiste qui n'accepta ni 89, ni 92 ; qui se crut vengée définitivement avec la Chambre Introuvable de 1815 ; qui crut sa revanche assouvie en 40 mais traîne depuis sa nostalgie dans l'attente d'une crise suffisamment grave pour emporter le morceau derechef ! Les SA semèrent la terreur à coup de knout, de saccages et d'humiliations répétées ; les hordes modernes envahissent désormais les canaux numériques, monopolisent les plateaux TV et les réseaux sociaux ! La violence n'est pas physique ; pas encore ; peut être jamais parce qu'elle n'eût même plus besoin de l'être mais c'est le même refrain qu'elle entonne que jadis : celui de la soumission à l'ordre ; à la nature ; à la race.

Je comprends bien ce que les fondamentaux de la sociologie et de l'économie - avant même les principes de la théorie du genre - peuvent avoir de répulsif pour ces hordes-ci : proclamer que l'humain est pétri d'histoire au moins autant que de nature, c'est assurément proclamer un chemin où l'invention, la négation et la liberté forgent une humanité toujours en devenir ; c'est sans conteste heurter la représentation si quiète et ordonnée d'une humanité rivée à sa définition, à ce rôle que les gênes lui eussent conféré, à des devoirs qu'il dût observer par respect de la nature ou amour de Dieu qu'importe, mais en tout cas dans un programme si sage et rassurant pour ce que la place de chacun y fût pré-déterminée.

Tapis dans l'ombre, prêts à bondir à la première occasion - et la théorie du genre en est une comme une autre même si elle n'est pas nouvelle ni dans ses présupposés réellement révolutionnaire - , ils représentent la part obscure de l'être, la prédilection à la souffrance et la mort ; la part veule ou sadique-anale ; comme on veut.

On pourra y voir une réaction machiste, une volonté réactionnaire de ramener les femmes au foyer : il est vrai que ceux-là n'aiment les femmes que silencieuses, soumises, promptes au sacrifice et au devoir et ne les supportent que comme mères ; et dans la cité que comme force supplétive en cas de guerre . On aura raison. Mais ce serait une erreur de n'y voir que ceci : plus généralement, ce qui se joue ici c'est l'enrôlement généralisé de la sexualité et plus largement de l'intime au service du groupe ; pour ne pas écrire de la race.

Ceux qui se lèvent ces jours-ci ont des certitudes de tyrans et des rêves de soumission. Heissel est bien loin avec son Indignez-vous !

Je crois, j'espère encore, que le peuple français n'est pas assez sot pour tomber dans ces pièges-ci ; trop jouisseur aussi pour renoncer à cette individualité qu'il a su exhausser.

Mais ces torrents d'irrationalité, ces déluges de fiels, ces débâcles interminables de haines, ces suintements continus de certitudes angoissées .....

 


1) voir articles vases ; réseaux de la rumeur ; intox

2) relire ce texte de Kapferer

mais aussi, à l'occasion des présidentielles ce qui se disait sur Martine Aubry et de l'assaut, déjà; de la droite populaire contre la théorie du genre. Autour de la question on peut renvoyer à

Homosexualité mariage & famille
UTLS
F Jacob :    
Egalité & pouvoir entre les sexes
conférence UTLS
sexualité Génétique de l'évolution humaine
Langaney
série de conférences Quarante ans de recherche sur les femmes, le sexe et le genre
Revue Genre sexualité & société inné/acquis Rostand Finkielkraut
Cahiers du Genre Entretien F Jacob J Rostand  

3) sur son conservatisme relire cet itv de 2008 au sujet de l'école