Palimpsestes

François Jacob (1920 )
Le jeu des possibles (p 126-128)

Tout enfant normal possède à la naissance la capacité de grandir dans n'importe quelle communauté, de parler n'importe qu'elle langue, d'adopter n'importe quelle religion, n'importe quelle convention sociale. Ce qui paraît le plus vraisemblable, c'est que le programme génétique met en place ce qu'on pourrait appeler des structures d'accueil qui permettent à l'enfant de réagir aux stimuli venus de son milieu, de chercher et repérer des régularités, de les mémoriser puis de réassortir les éléments en combinaisons nouvelles. Avec l'apprentissage, s'affinent et s'élaborent peu à peu ces structures nerveuses. C'est par une interaction constante du biologique et du culturel pendant le développement de l'enfant que peuvent mûrir et s'organiser les structures nerveuses qui sous-tendent les performances mentales. Dans ces conditions, attribuer une fraction de l'organisation finale à l'hérédité et le reste au milieu n'a pas de sens. Pas plus que de se demander si le goût de Roméo pour Juliette est d'origine génétique ou culturelle. Comme tout organisme vivant, l'être humain est génétiquement programmé, mais il est programmé pour apprendre. Tout un éventail de possibilités est offert par la nature au moment de la naissance. Ce qui est actualisé se construit peu à peu pendant la vie par l'interaction avec le milieu. La diversité des individus qu'engendre la reproduction sexuelle dans les populations humaines est rarement prise pour ce qu'elle est: l'un des principes moteurs de l'évolution, un phénomène naturel sans lequel nous ne serions pas de ce monde. Le plus souvent cette diversité est considérée soit comme un sujet de scandale par ceux qui critiquent l'ordre social et veulent rendre les individus équivalents soit comme moyen d'oppression par ceux qui cherchent à justifier cet ordre social par un prétendu ordre naturel dans lequel ils veulent classer tous les individus en fonction de la «norme» c'est-à-dire d'eux-mêmes. Malgré certaines affirmations, ce n'est pas la science qui détermine la politique mais la politique qui déforme la science et en mésuse pour y trouver justification et alibi. Par une singulière équivoque on cherche à confondre deux notions pourtant bien distinctes: l'identité et l'égalité. L'une réfère aux qualités physiques ou mentales des individus; l'autre à leurs droits sociaux et juridiques. La première relève de la biologie et de l'éducation; la seconde de la morale et de la politique. L'égalité n'est pas un concept biologique. On ne dit pas que deux cellules ou deux molécules sont égales. Ni même deux animaux, comme l'a rappelé George Orwell. C'est bien sûr l'aspect social et politique qui est l'enjeu de ce débat, soit qu'on veuille fonder l'égalité sur l'identité, soit que, préférant l'inégalité, on veuille la justifier par la diversité. Comme si l'égalité n'ait pas été inventée précisément parce que les êtres humains sont pas identiques. S'ils étaient tous aussi semblables que des jumeaux univitellins, la notion d'égalité n'aurait aucun intérêt. Ce qui lui donne sa valeur et son importance,cet adversité des individus; ce sont leurs différences dans les domaines les plus variés. La diversité est l'une des grande règle du jeu biologique. Au fil des générations, ces gènes qui forment le patrimoine de l'espèce s'unissent et se séparent pour produire ces combinaisons chaque fois éphémères et chaque fois différente que sont les individus Et cette diversité, cette combinatoire infinie qui rend unique chacun de nous, on ne peut la surestimer. C'est elle qui fait la richesse de l'espèce et lui donne ses potentialités.