Palimpsestes

François Jacob (1920 )
Logique du vivant, conclusion, Éd. Gallimard 1970, p. 338.

Avec le rôle croissant de l'acquis, se modifie le comportement de l'individu. C'est ce qu'illustrent les différentes manières qu'ont les oiseaux de reconnaître leurs semblables. Chez certains, comme le coucou, l'identification de l'espèce est déterminée avec rigueur par le programme génétique. Elle se fait par la seule vue des formes et des mouvements. Élevé dans le nid de parents adoptifs, passereaux ou fauvettes par exemple, le jeune coucou devenu indépendant va rejoindre la compagnie des autres coucous, même s'il n'en a jamais vu de sa vie. Chez l'oie, au contraire, l'identification se fait de manière plus souple. Elle s'opère par l'intermédiaire du mécanisme que les éthologues appellent « empreinte » (imprinting). Après l'éclosion de l'oeuf, la jeune oie suit le premier objet qu'elle voit bouger et entend appeler. Le plus souvent, c'est sa véritable mère oie qu'elle se met à suivre. Mais si d'aventure il s'agit d'un autre organisme, de Konrad Lorenz par exemple, alors c'est Konrad Lorenz que la petite oie considère comme sa mère et poursuit partout. Ce que détermine le programme génétique, c'est donc une forme dans un cas, l'aptitude à recevoir l'empreinte d'une forme dans l'autre. Il y a dans le monde animal d'innombrables exemples de ce genre. C'est l'importance croissante de la part ouverte du programme qui donne une direction à l'évolution. Avec la capacité de réponse aux stimulus augmentent les degrés de liberté laissés à l'organisme dans le choix des réponses. Chez l'homme, le nombre de réponses possibles devient si élevé qu'on peut parler de ce « libre arbitre » cher aux philosophes. Mais la souplesse n'est jamais sans limites. Même lorsque le programme ne donne à l'organisme qu'une capacité, celle d'apprendre par exemple, il impose des restrictions sur ce qui peut être appris, sur le moment où doit avoir lieu l'apprentissage et dans quelles conditions. Le programme génétique de l'homme lui confère l'aptitude du langage. Il lui donne le pouvoir d'apprendre, de comprendre, de parler n'importe quelle langue. Encore l'homme doit-il, à une certaine étape de sa croissance, se trouver dans un milieu favorable pour que se réalise cette potentialité. Passé un certain âge, trop longtemps privé de discours, de soins, d'affection maternelle, l'enfant ne parlera pas. Mêmes restrictions pour la mémoire. Il y a des limites à la quantité d'information qui peut être enregistrée, à la durée de l'enregistrement, au pouvoir de restitution. Mais cette frontière entre la rigidité et la souplesse du programme, on ne l'a encore guère explorée.