Palimpsestes

François Jacob (1920 )
Sexualité et diversité humaine, Le Monde, 11/12 février 1979.

 

Si l'organisme est le fruit d'une interaction du milieu et de l'hérédité, peut-on distinguer la part respective de ces deux facteurs dans les performances intellectuelles ? Car l'interdépendance étroite des déterminants biologiques et des déterminants sociaux est trop souvent sous-estimée, quand elle n'est pas purement et simplement niée pour des raisons idéologiques ou politiques. Comme si, dans la genèse du comportement humain et ses perturbations, ces deux facteurs devaient s'exclure mutuellement. Dans une série de débats, sur l'école, sur la psychiatrie, sur la condition des sexes, on voit ainsi s'affronter deux positions extrêmes, deux attitudes opposées défendues par ceux qu'on pourrait appeler les partisans de la cire vierge et les partisans de la fatalité génétique.
Pour les tenants de la cire vierge, les aptitudes mentales de l'être humain n'ont simplement rien à voir avec la biologie de l'hérédité. Tout y est affaire de culture, de société, d'apprentissage, de conditionnements, de renforcement et de mode de production. Ainsi disparaît toute diversité, toute différence d'ordre héréditaire dans les aptitudes et les talents des individus. Seules comptent les différences sociales et les différences d'éducation. La biologie et ses contraintes s'arrêtent devant le cerveau humain ! Sous cette forme extrême, cette attitude est simplement insoutenable. L'apprentissage n'est rien d'autre que la mise en oeuvre d'un programme d'acquérir certaines formes de connaissance. On ne peut construire une machine à apprendre sans inscrire dans son programme les conditions et les modalités de cet apprentissage. Une pierre n'apprend rien et des animaux différents apprennent des choses différentes.
Les données de la neurobiologie montrent que les circuits de notre système nerveux qui sous-tendent nos capacités et nos aptitudes sont, pour une part au moins, biologiquement déterminés dès la naissance. Les tenants de la cire vierge se comportent comme les vitalistes du XIXe siècle. Pour ces derniers, les êtres vivants relevaient, non pas des lois de la physique et de la chimie qui ne s'appliquaient qu'aux corps inertes, mais d'une mystérieuse force vitale. Aujourd'hui, la force vitale a disparu. Comme les corps inertes, les êtres vivants obéissent aux lois de la physique et de la chimie. Simplement, ils obéissent, en plus, à d'autres lois ; ils doivent satisfaire à d'autres contraintes, de nutrition, de reproduction, de variation, etc., qui n'ont aucun sens dans le monde inanimé.
Chez l'être humain, aux facteurs biologiques viennent se superposer des facteurs psychiques, linguistiques, culturels, sociaux, économiques, etc. On ne peut rendre compte d'un ensemble aussi complexe par un seul, ou même par une série de savoirs fragmentaires, à chacun desquels serait affecté un coefficient particulier. C'est dire que si l'étude de l'homme ne peut se réduire à la biologie, elle ne peut pas non plus s'en passer, pas plus que la biologie de la physique. Tout aussi insoutenable apparaît donc l'attitude opposée, celle de la fatalité génétique qui, en attribuant à l'hérédité la quasi totalité de nos aptitudes mentales, dénie pratiquement toute influence du milieu, toute possibilité sérieuse d'amélioration par l'entraînement ou l'apprentissage (...).
Ce qui paraît le plus vraisemblable, c'est que, pour toute une série d'aptitudes mentales, le programme génétique met en place ce qu'on pourrait appeler des structures d'accueil qui permettent à l'enfant de réagir à son milieu, de repérer des régularités, de les mémoriser, puis de combiner les éléments en assemblages nouveaux. Avec l'apprentissage s'affinent et s'élaborent peu à peu ces structures nerveuses. C'est alors par une interaction constante du biologique et du culturel pendant le développement de l'enfant que peuvent mûrir et s'organiser les structures nerveuses qui sous-tendent les performances mentales. Dans un tel schéma, il est clair qu'attribuer une fraction des structures finales à l'hérédité et le reste au milieu n'a pas de sens. Pas plus que de demander si le goût de Roméo pour Juliette est d'origine génétique ou culturelle.