Elysées 2012

Le plus vieux média du monde

La rumeur est partout, quelles que soient les sphères de notre vie sociale.
Elle est aussi le plus ancien des mass médias. Avant que n’existe l’écriture, le bouche-à-oreille était le seul canal de communication dans les sociétés. La rumeur véhiculait les nouvelles, faisait et défaisait les réputations, précipitait les émeutes ou les guerres. L’avènement de la presse, puis de la radio et enfin l’explosion de l’audiovisuel ne l’ont pourtant pas éteinte. Malgré les médias, le public continue à tirer une partie de son information du bouche-à-oreille. L’émergence des premiers, loin de supprimer la rumeur, l’a seulement rendue plus spécialisée: chacun a désormais son territoire de communication.
Malgré cela, on ne sait pas grand-chose sur les rumeurs. Rarement un phénomène social aussi important aura été aussi peu étudié: événement mystérieux, presque magique, la rumeur constitue encore un no man’s land ou un Mato Grosso du savoir.
Où commence et où s’arrête le phénomène appelé rumeur? En quoi est-il différent de ce que l’on appelle communément le bouche-à-oreille? En fait, le concept se dérobe quand on croit l’avoir cerné. Chacun croit savoir reconnaître une rumeur quand il en rencontre une, mais personne n’arrive à en donner une définition satisfaisante. En somme, si chacun a le sentiment très fort de l’existence des rumeurs, aucun consensus n’existe pour délimiter avec précision où commence et où finit le phénomène […]
Jusqu’à ce jour, l’étude des rumeurs a été gouvernée par une conception négative: la rumeur serait nécessairement fausse, fantaisiste ou irrationnelle. Aussi a-t-on toujours déploré les rumeurs traitées comme un égarement passager, une parenthèse de folie. D’aucuns ont même vu en la montée des mass médias l’occasion d’en finir avec les rumeurs: la télévision, la radio et la presse supprimeraient la raison d’être des rumeurs.
Nous avons montré que cette conception négative est intenable. D’une part, elle a mené la compréhension des rumeurs à une impasse: la plupart des facettes du phénomène restaient inexpliquées et qualifiées de pathologiques. D’autre part, cette conception semble surtout mue par un souci moralisateur et des partis-pris dogmatiques. En effet, il n’existe qu’une seule façon de prévenir les rumeurs: en interdisant aux gens de parler. Le souci apparemment légitime de ne voir circuler que des informations fiables mène droit au contrôle de l’information, puis à celui de la parole: les médias deviendraient la seule source d’information autorisée. Alors il n’existerait plus que des informations officielles.
Nous sommes là au cœur de la raison d’être des rumeurs. La rumeur n’est pas nécessairement “fausse”: en revanche elle est nécessairement non officielle. En marge et parfois en opposition, elle conteste la réalité officielle en proposant d’autres réalités. C’est pourquoi les mass médias ne l’ont pas supprimée.
Pendant longtemps, on a cru que la rumeur était un ersatz: faute de médias fiables et contrôlés, il fallait bien trouver un média de substitution, un pis-aller. La coexistence des mass médias et des rumeurs démontre l’inverse: celles-ci sont un média complémentaire, celui d’une autre réalité. C’est logique: les mass-médias s’inscrivent toujours dans une logique de communication descendante, de haut en bas, de ceux qui savent à ceux qui ne savent pas. Le public ne reçoit donc que ce qu’on veut bien lui dire. La rumeur est une information parallèle, donc non contrôlée.
Pour l’ingénieur, le technicien, le journaliste, cette absence de contrôle évoque le spectre d’une défaillance sur l’autel de la fiabilité de l’information. Il faut donc la supprimer. Pour l’homme politique, le citoyen, absence de contrôle signifie absence de censure, la levée du secret et l’accès à une réalité cachée. Il faut donc la préserver.
La conception négative associant rumeur et fausseté est d’ordre technologique: il n’est de bonne communication que contrôlée. La rumeur oppose une autre valeur: il n’est de bonne communication que libre, même si la fiabilité doit en souffrir. En d’autres termes, les “fausses” rumeurs sont le prix à payer pour les rumeurs fondées.
Sur le plan épistémologique, l’étude des rumeurs jette une lumière acide sur une question fondamentale: pourquoi croyons-nous ce que nous croyons? En effet, nous vivons tous avec un bagage d’idées, d’opinions, d’images et de croyances sur le monde qui nous entoure. Or, celles-ci ont souvent été acquises par le bouche à oreille, par ouï dire. Nous n’avons pas conscience de ce processus d’acquisition: il est lent, occasionnel et imperceptible. La rumeur fournit une occasion extraordinaire: elle recrée ce processus lent et invisible, mais de façon accélérée. Il devient enfin observable.
Or, que constatons-nous? Des informations totalement infondées peuvent traverser la société aussi facilement que des informations fondées et déclencher les mêmes effets mobilisateurs. Les brefs moments de lucidité que procure l’étude des rumeurs débouche sur le constat de la fragilité du savoir. Peut-être une grande partie de nos connaissances n’ont-elles aucun fondement, sans que nous en ayons conscience.
Les rumeurs nous rappellent l’évidence: nous ne croyons pas nos connaissances parce qu’elles sont vraies, fondées ou prouvées. Toute proportion gardée, c’est l’inverse: elles sont vraies parce que nous y croyons. La rumeur redémontre, s’il était nécessaire, que toutes les certitudes sont sociales: est vrai ce que le groupe auquel nous appartenons considère comme vrai. Le savoir social repose sur la foi et non sur la preuve.


Jean-Noël KAPFERER in Rumeurs, le plus vieux média du monde., Seuil, 1987