Chronique d'un temps si lourd
précédent suivant

Le cas Himmler

La correspondance privée de celui qui fut sans doute le second personnage de l'appareil nazi, et à ce titre, principal organisateur de la solution finale va paraître et le Monde lui consacre quelques articles. On fait remarquer que dans cette correspondance il n'y ait rien et qu'il se cantonne à des remarques convenues, à une affection sinon ridicule en tout cas sirupeuse.

Circulez il n'y a rien à voir !

Alors, bon sang pourquoi publier cela ? Fallait-il vraiment se payer cette perle journalistique consistant à affirmer que ce qu'il y a d'intéressant dans ces lettres tiendrait justement à ce qu'il n'y ait rien à y trouver ?

N'y aurait-il ici qu'à sacrifier à je ne sais quel macabre voyeurisme qui nous fit frémir à l'approche de l'intimité du mal ? Mais justement au coeur du mal, comme dans l'oeil du cyclone, ... calme plat !

Ce n'est pas la première fois que nous nous trouvons en face de la question et il n'est pas certain, en dépit de la controverse que le concept suscita en son temps, qu'il y aille de bien autre chose avec Himmler qu'avec Eichmann (1) que de cette banalité du mal pour peu qu'on veuille bien ne pas ériger cette expression en concept philosophique. Que nos naïvetés d'enfants jamais tout à fait muets nous prédisposent à n'entrevoir le mal que sous l'incarnation du monstrueux est une chose ; qu'un simplisme manichéen nous fasse préférer des êtres noirs de la tête au pied et rende malaisée l'appréhension de l'horreur voisinant avec quelque îlot d'humanité, soit, mais nous laissent démunis devant ces expressions quotidiennes de l'ordinaire, du banal, de l'insipide.

Il y a certes une différence entre les deux hommes : Eichmann en procès pouvait peut être espérer sauver sa peau en contre-faisant la bête ; Himmler finit par se suicider pour échapper à toute poursuite, non sans avoir tenté cependant de passer à travers les mailles du filet.

Ce n'est rien à côté de leur point commun qui consiste en ce curieux mécanisme mental par quoi ils cloisonnèrent tout. En se réfugiant derrière l'impératif catégorique de l'obéissance, en réduisant son action à sa seule dimension technique et logistique dont il revendiquait la responsabilité, Eichmann croyait pouvoir désamorcer la bombe morale qui menaçait de lui exploser à la figure : ne pas se poser la question de la valeur de ce que l'on fait mais seulement celle de l'efficacité reviendra toujours à tout neutraliser - forme finalement moderne et techniciste du jésuitisme d'antan. Mais ce cloisonnement est ceci justement qui nous empêche de considérer ces témoignages intimes ou personnels avec quelque intérêt : nous cherchons tous, plus ou moins consciemment, réponse à la question comment cela fut-il possible ? et donc traquons un hypothétique point de dérapage qui d'un être normal, banal brusquement ou lentement fait un monstre. On serait à coup sûr rassuré de voir dans ces lettres le début, les signes avant-coureurs de la perversion mais justement il n'y en a pas ! Tout est verrouillé. On ne passe pas chez ceux-là de l'intime au public par un sas quelconque ; il n'y a pas de passage !

Il y a pourtant une différence essentielle entre ces deux hommes d'apparence si conventionnelle. Sous l'aimable comptable bavarois qui se pique d'élever de la volaille ; sous le père de famille en cette inénarrable culotte de peau que sa Bavière natale sembla lui avoir offert en guise de costume régional, il y a, non pas un fonctionnaire zélé et besogneusement obéissant, mais un passionné jusqu'à l'ivresse, par le pouvoir sans doute, mais surtout pour les mystères de l'univers, affectionnant par dessus tout ce qui dans l'occultisme en vogue alors pouvait authentifier sa représentation d'un monde dominé par les aryens - sorte de dieux archaïques dont évidemment il descendait - monde dont il devait contribuer à l'accomplissement. Plus encore qu'Hitler, dont il n'est pas certain qu'il vît dans le mythe aryen plus qu'une propagande commode et qui continuait à nourrir pour la culture romaine et grecque un intérêt réel, Himmler lui se sera adossé à une véritable eschatologie macabre tout empreinte de renaissance des temps anciens, accomplissement de promesses perdues et nourrit à l'égard du christianisme une haine tenace qui n'eut d'égale que son inextinguible soif de religieux, de phratries, de guildes et de communautés.

Cet homme avait la trempe de ces gourous fondateurs de sectes et on ne saurait oublier qu'il fit de la SS outre l'invraisemblable instrument de pouvoir totalitaire qu'il fut, outre l'implacable arme de mort, l'érigea oui en une véritable secte où les rites d'initiation ne manquaient pas ; dont évidemment il était le grand maître. Acharné à débusquer toute trace de christianisme dans les comportements, christianisme où il ne conçut jamais rien d'autre qu'un judaïsme affadi mais non moins pernicieux, occupé à substituer des fêtes païennes en lieu et place des fêtes chrétiennes, Himmler rendait culte régulier à ses héros antiques dont Henri l'Oiseleur dont il se targuait d'être la réincarnation. Mystique, oui, il le fut, se donnant pour vocation d'être le bras armé de l'avènement de cette nouvelle humanité dont il espérait et préparait le règne. Les sources occultistes du nazisme sont connues (2) et même s'il ne faut pas en exagérer l'importance ni l'impact, elles donnèrent néanmoins au IIIe Reich cette coloration si particulière susceptible de lui attacher la ferveur populaire ; mais eut assurément une importance cruciale pour Himmler lui-même. Quand irrationnel, religieux et mystique s'entremêlent, l'écheveau trop intriqué laisse mal percer quelque lueur !

Mais ici encore, cloisonnement : à aucun moment il ne se confie de la mission qui est la sienne ; pas plus que des moyens réunis pour l'accomplir. Il n'y a pas de chemin qui conduise du petit comptable un peu falot et si bien ordonné, à l'ange exterminateur des temps nouveaux.

Il y a chez cet homme un engouement irrépressible pour les grandes exterminations bibliques, pour les accomplissement eschatologiques qui durent le conduire autant à l'extase qu'à la sottise la plus abrupte.

Sans doute faut-il revenir à ce discours de Poznan de 1943 (3) où s'adressant aux SS, Himmler donne la règle précisément de ce cloisonnement : que les grandes missions soient incompréhensibles pour le commun, que le silence doive couvrir tout cela est en même temps ce qui constitue le groupe qui les a perpétrées ; le baptise ; le consacre. Ceux-là sont passés de l'autre côté, de l'autre côté de l'humain, comme leurs victimes d'ailleurs. Himmler nourrissait une évidente prédilection pour ces outrepassements qui furent bien plus que des transgressions. Il est homme de l'extase ; de l'apothéose. Mais celui-là toujours se tait qui se croit avoir frôlé l'absolu.

Derrière tout ce simulacre de missions séculaires mais cette réalité de cadavres entassés ; sous l'ivresse inextinguible de servir les dieux promis mais le goût de cendre qui s'y attarde invariablement ; sous le sceau du silence imposé ... ce secret que nul ne peut percer qui autorise toutes les outrances.

Celui dont on dit que la personnalité offrait successivement mille facettes n'en avait peut-être qu'une : la démiurgie macabre de qui se croit commercer avec les dieux.

Oui, il y a un secret derrière tout ceci qui nous dépasse. Je ne suis pas certain qu'il faille le percer. Il est tellement désespérant ! si tragique.

Et si l'apex de la grandeur n'était que tréfonds des ténèbres opaques ?

 

 

 


1) sur Eichmann les pages à lui consacrées de la morale

2) sur les sources notamment occultistes du nazisme, voir les lignes que nous y avons consacrées

3) discours de Poznan 43