Chronique d'un temps si lourd

Himmler, grand criminel et petit mari
LE MONDE DES LIVRES du 13.02.2014

Ingénieur agronome, éleveur de poulets, député, maître de la SS, chef de la police allemande, patron des Sonderkommando lors de l'opération « Barbarossa », supérieur d'Heydrich et d'Eichmann, ministre de l'intérieur du Reich, commandant de l'armée de réserve de la Wehrmacht…

Heinrich Himmler, ayant endossé successivement tous ces rôles, peut être tenu pour le meurtrier du siècle. Responsable, avec Hitler bien sûr, des décisions dont on géra les modalités d'application à la conférence de Wannsee, il fut l'architecte de la « solution finale ». Rien ne définit mieux son idéal et son action que le fameux discours de Poznan du 4 octobre 1943 : « La plupart d'entre nous savent ce que cela signifie quand cent cadavres sont alignés les uns à côté des autres, quand il y en a cinq cents, quand il y en a mille. Avoir tenu bon face à cela (…) et être resté correct pendant ce temps-là, cela nous a rendus durs. C'est une page glorieuse de notre histoire, une page qui n'a jamais été écrite et qu'il ne faudra jamais écrire. »

C'est de ce terrifiant acteur de l'histoire que paraît aujourd'hui la correspondance : ouvrage éditorialement unique, puisqu'il donne accès aux lettres qu'un dirigeant nazi de premier plan a échangées avec sa femme, Marga, entre 1927 et 1945. Lettres volées par des soldats américains, puis vendues et finalement échouées, les unes à Coblence, les autres à Tel-Aviv.

NI SECRETS D'ALCÔVE NI SECRETS D'ETAT

On aurait pu attendre de cette parution des confidences intimes et des révélations historiques. Or, on se trouve confronté à un ahurissant constat : non seulement on n'y découvre pas plus de secrets d'alcôve que de secrets d'Etat mais on voit, jour après jour, se dessiner les mœurs incroyablement kitsch d'un couple et s'effacer soigneusement le contexte de la terreur nazie dont l'époux porte la responsabilité. La déception est d'autant plus grande que l'éditeur a relié ces lettres par des notices historiques qui font éclater la sinistre contemporanéité des fadaises et des crimes. C'est pourtant cette déception qui fait l'immense intérêt du livre.

On n'y trouve en effet que des échanges incultes, dépourvus de toute fantaisie amoureuse, remplis de tics de langage et de répétitions mécaniques. Le chef tout puissant qui organise le déplacement et l'élimination de populations entières – pour lui des « animaux humains » – afin d'installer à l'Est « les purs Germains », est un petit bourgeois falot qui compense ses absences en écrivant qu'il baise les « bonnes mains », la « chère bouche » de sa « pure et chère haute dame ». Cette correspondance sirupeuse est tellement dépourvue d'intimité qu'elle en paraît insincère même si, dans un premier temps, Himmler met du piment dans son couple en se proclamant « lansquenet », « homme très méchant » ou en se laissant traiter par sa femme de « garnement », de « fripouille », de « tête de mule », qualificatifs que du reste il lui retourne.

INQUIÉTANTE BÊTIFICATION

Ces mots pour se faire peur ne cesseront pas quand l'épouse sera enceinte de la petite Gudrun, surnommée « Poupette », et l'inquiétante bêtification reprendra de plus belle : « Bonne petite bonne femme garnement aimée du fond du cœur (…) le méchant mari va très bien (…) et pense toujours à sa douce petite femme qui va devenir la petite mère de notre doux garnement ». Mais les niaiseries seront bientôt relayées par la chronique hautement hygiénique des maux d'estomac et d'intestins, des bains, des rasages, des changements de linge.

Et le Reichsführther finira par signer pitoyablement « ton petit papa » les lettres envoyées à cette mère qu'il n'appellera plus que « Mamette » et qu'il aura, sans l'abandonner, délaissée au profit de sa secrétaire, non moins conforme à la norme des cheveux blonds et des yeux bleus, mais beaucoup plus jeune et avec laquelle, selon la doctrine de la double famille qu'il inculquait à ses SS, il produira deux spécimens de la prétendue race nordique.

Il arrive malgré tout que surgissent des allusions faussement innocentes et valant sans doute dénégation. Quand, par exemple, Marga évoque un moment passé avec Hitler : « C'était gentil de discuter avec le Führer ». Et quand Himmler mentionne les villes où se perpètre ce que plus tard on nommera la Shoah par balles : « Mon voyage me mène à présent à Kovno, Riga, Vilnius, (…) Minsk ». Ou qu'il précise : « Dans les jours qui viennent je serai à Lublin, Zamosch, Auschwitz, Lemberg », signalant, de manière anodine, sa présence active sur les lieux de l'extermination.

Partagé entre épouvante et fou rire, on cherche quelle discipline, quel axe de réflexion philosophique, éthique, politique pourrait fournir les moyens de penser l'énigmatique unité de cette personnalité et l'insignifiance de tels échanges, au regard de l'énormité des massacres. Le concept arendtien de «banalité du mal», s'il vaut peut-être pour Eichmann qui, jugé par un tribunal, cherchait à se disculper en se présentant comme un rouage ignorant du mécanisme totalitaire et de l'énormité criminelle de l'entreprise nazie, n'éclaire pas le cas Himmler tel qu'il apparaît à travers cette correspondance privée.

LA « GENTILLESSE » AU SERVICE DE LA FUREUR GÉNOCIDAIRE

Car ce qui reste inintelligible, c'est l'articulation entre, d'une part, la sentimentalité médiocre, convenue, de cet homme, et, de l'autre, le silence gardé sur la réalité criminelle de ses activités. L'analyse balance entre deux interprétations. Ou bien il y a chez Himmler une déficience d'affectivité, qui se manifeste aussi bien sur le théâtre des abominations que dans le « château fort » de son foyer, et il dissimulerait l'une sous des douceurs stéréotypées, l'autre par un silence presque sans faille. Ou bien il a voulu tenir à l'écart du pré carré domestique ce qu'il considérait comme des atrocités devant être commises pour la grandeur de la patrie allemande. Il l'aurait fait non pour épargner la sensibilité féminine mais sans doute parce que sa famille, même si Marga partageait son idéologie antisémite et devait se douter des exterminations qui se multipliaient sous son commandement, n'avait pas la vertu stoïque qu'il fallait pour porter le poids de son héroïsme.

Mais on aurait scrupule à esquisser une psychologie sauvage face à ce qui semble moins un mystère propre à une « âme » allemande que l'abîme d'un homme totalement soumis à l'idéal, donné pour l'éthique la plus haute, de la terreur raciste. On ne doit pas déceler quelque pathologie schizoïde là où il n'y a rien d'autre que la défiguration d'une certaine normalité : un sens du devoir, de la « gentillesse », un « travail » méticuleux, un souci de « correction » mis au service de la fureur génocidaire.