palimpseste Chroniques

2012

janvier février mars avril mai juin juillet aoüt septembre octobre novembre décembre

Comme toujours, rien n'est aussi évocateur que les contraires et, même s'il n'est pas faux que la dialectique ne soit jamais que le déplacement des heurts sans pour autant jamais cesser de nourrir les antagonismes et les contrariétés, il n'en reste pas moins vrai que c'est par le contraste, la contradiction ou la contrariété que l'on met le mieux en évidence ce qui donne à penser.

Cette photo publiée par la Nasa de la dislocation de la calotte glaciaire : photo presque trompeuse - en tout cas optimiste tant elle tient peu compte des trous de la banquise, non plus que d'une épaisseur de moins en moins grande qui la rend si sensible au moindre été.

Comment mieux, que par les glaces fondues ou disloquées, rendre compte du réchauffement ?

C'est peut-être quelque chose non seulement de la réalité mais de notre paysage intérieur qui ainsi s'effrite.

Je me souviens des cours de géographie de mon enfance et de mon adolescence. Je me souviens surtout de la certitude de la brisure que j'éprouvai quand je compris que la carte de l'Europe, que j'avais apprise adolescent, subitement était entrée dans l'histoire. Ce n'était pas seulement cet émiettement à l'Est, de pays se séparant de l'aire soviétique disparue, ou cette union qui tentait de se faire avec une Europe qui s'élargissait ... non ce fut quelque chose d'un paysage intérieur qui, bouleversé, nous ôtait nos habitudes, nos représentations ... nos repères

Des repères qui se déplacent, et, tout à coup, nous désapprenons de savoir tout à fait où nous sommes.

Je ne puis que l'imaginer, mais c'est sans doute, outre la terreur et l'effroi, ce que l'on peut ressentir quand subitement le sol se dérobe sous ses pas et que le tremblement de terre transfigure ceci même qui symbolise la solidité, l'appui - et notre capacité à être, devenir et inventer - en danger et menace. Ce sol qui ne tient ni ne soutient plus. Elle est ici peut-être, la figure de cette intrusion de la nature dans l'histoire où je vois la grande rupture des temps modernes :

Ce moment très précis où l'espace que l'on sait être la forme de notre puissance bascule dans le temps - forme de notre impuissance ; dans cette circonstance étonnante où tournoient les glaces et se fissurent les terres et où le moteur immobile se mue lui-même. Non ce n'est pas lorsque l'espace bascule dans le temps, mais au contraire quand le temps lui-même se fait espace qu'a lieu le grand retournement, quand cela même qui ne se maîtrise ni ne se retourne prend la main sur les étendues infinies.

Qu'on y regarde bien : ces cartes politiques, disent-elles autre chose sinon la marque de l'histoire sur la géologie, sur l'espace. Dira-t-on un jour la marque de la géographie sur l'histoire, sur le temps ?

C'est ceci que nous donne à considérer l'étonnante intrusion de la nature dans l'histoire. Il suffit de regarder attentivement, et, ce qu'on observera, ne relève pas seulement du rétrécissement, de l'angulosité soudaine, mais du fracas.

L'infinie plaine de glace se brise en mille éclisses égarées au fil de l'eau tout comme ces pays d'Europe centrale qui se divisèrent non sans avoir parfois massacré préalablement leurs populations, au pire ; ou les avoir ignorées, au mieux. C'est un peu comme si nos luttes avaient occupé toute notre histoire et avaient effacé l'espace. Ou que, pour parler comme M Serres nous eussions pris soin de passer contrat d'entre nous, sans même songer à la nature que nous souillions pour mieux nous l'approprier.

Mais voici, tel avec Moïse redescendu de la Montagne, que l'Alliance sitôt nouée est déniée par les foules enivrées et les idoles de pacotille. Voici que le lien ancestral, presqu'immobile que l'homme avait scellé avec le monde, même si sur le mode de la domination et du désenchantement, se déchire. De rage, Moïse brise les tables de la loi qui éclatent au sol en autant d'éclisses dont même notre mémoire a perdu trace.

Regardons ! c'est exactement ceci que ces photos donnent à voir : ces escarbilles flottant et s'entrechoquant à la surface comme autant de brisures qui signent notre absence. Comme autant d'échos assourdissants d'un silence dont nous ne serions plus. Regardons dans une impavide beauté à faire frémir, la brisure d'une nature qui s'écartèle après que nous eûmes désarticulé nos propres sociétés. Nous ne sommes ni dans le chaud ni dans le froid, qui ne s'excluent pas mais renvoient ensemble l'écho de notre impuissance désormais à plus rien souder, relier et donc penser. Nous ne faisons plus corps ni avec nous-mêmes, ni avec le monde.

L'alliance millénaire est rompue comme sans doute la promesse même d'une alliance future. Au juste vis-à-vis de l'eau et du feu où nous quêtions la tempérance autant que la puissance prométhéenne de nos outils, succède désormais la désarticulation des sols que proprement l'on nomme débâcle. Des terres arides craquelées à la banquise morcelées ; de nos sociétés qui quêtent stupidement dans on ne sait quelle identité le brandon qui leur éviterait de se désagréger plus encore, à nos politiques étalant leurs impuissance à forger un avenir qui nous rassemble, ... oui je vois dans ces brisures l'hyperbole de notre temps.

Et l'impuissance à penser.

Car c'est uniment le même geste que celui du paysan qui noue les faisceaux de paille et celui du philosophe qui installe en un même concept les morceaux épars du réel. Or nos gestes deviennent gourds et nos théories, si sophistiquées soient-elle, laissent s'échapper la part royale du réel. Le roi des voleurs aura délibérément déserté nos terres et exercé ses talents ailleurs où nous ne le pouvons plus cerner.

Dès lors, les paroles qui montent ne sont plus que vacarme assourdissant et les prières veuleries insanes. Nous voilons notre face et détournons le regard pour ne pas voir ce qui devant nous s'étiole et effrite.

La parole, l'ordre et le sens, comme toujours, viendront d'ailleurs. Non de ces espaces écartelés, mais de celui si virtuel pourtant, où, distances effacées, ne demeure plus que cet intense voisinage qui à la fois nous fascine et inquiète. Car c'est bien, au même moment, en la même intersection, qu'à la fois nous fascine l'infinie proximité de tous que nous savons désormais atteindre et le tourbeux démembrement du monde.

Et si finalement Lucrèce avait raison ?

Voici, affaire non d'optimisme ou de pessimisme radical, mais de cette certitude où nous sommes que ce fut toujours sur le surplomb de la lente et stochastique déclinaison des éléments, si furieusement aléatoire et désordonnée, que s'érige comme par improbables agrégats, un autre ordre ou que l'espace ne tînt que par la répétition de plus en plus rapide de ce vacarme originaire. Car décidément nos esprits sont emplis de ces tohu-bohu, de ces brouhahas où nous craignons toujours de replonger et qui forment l'ombilic où s'étiole la pensée.

Peut-être, oui, les nuits sont-elles enceintes .... et ces éclats les éclisses futures d'un nouvel horizon ...

Mais bigre ! que l'espérance est désormais moins affaire de passion que de volonté !


Lucrèce, De la nature des choses, livre II, trad. M. Conche, in Lucrèce, Seghers, 1967, pp. 144-146.

Les atomes descendent bien en droite ligne dans le vide, entraînés par leur pesanteur ; mais il leur arrive, on ne saurait dire où ni quand, de s'écarter un peu de la verticale, si peu qu'à peine peut-on parler de déclinaison.
Sans cet écart, tous, comme des gouttes de pluie, ne cesseraient de tomber à travers le vide immense ; il n'y aurait point lieu à rencontres, à chocs, et jamais la nature n'eût pu rien créer.
... Enfin, si tous les mouvements sont enchaînés dans la nature, si toujours d'un premier naît un second suivant un ordre rigoureux ; si, par leur déclinaison, les atomes ne provoquent pas un mouvement qui rompe les lois de la fatalité et qui empêche que les causes ne se succèdent à l'infini, d'où vient donc cette liberté accordée sur terre aux êtres vivants, d'où vient, dis-je, cette libre faculté arrachée au destin, qui nous fait aller partout où la volonté nous mène ? Nos mouvements peuvent changer de direction sans être déterminés par le temps ni par le lieu, mais selon que nous inspire notre esprit lui-même. Car, sans aucun doute, de tels actes ont leur principe dans notre volonté et c'est là que le mouvement se répand dans les membres. Ne vois-tu pas qu'au moment où s'ouvre la barrière, les chevaux ne peuvent s'élancer aussi vite que le voudrait leur esprit lui-même ? Il faut que de tout leur corps s'anime la masse de la matière qui, impétueusement portée dans tout l'organisme, s'unisse au désir et en suive l'élan. Tu le vois donc, c'est dans le coeur que le mouvement a son principe ; c'est de la volonté de l'esprit qu'il procède d'abord, pour se communiquer de là à tout l'ensemble du corps et des membres.
C'est pourquoi aux atomes aussi nous devons reconnaître la même propriété : eux aussi ont une autre cause de mouvement que les chocs et la pesanteur, une cause d'où provient le pouvoir inné de la volonté, puisque nous voyons que rien de rien ne peut naître. La pesanteur, en effet, s'oppose à ce que tout se fasse par des chocs, c'est-à-dire par une force extérieure. Mais il faut encore que l'esprit ne porte pas en soi une nécessité intérieure qui le contraigne dans tous ses actes, il faut qu'il échappe à cette tyrannie et ne se trouve pas réduit à la passivité : or, tel est l'effet d'une légère déviation des atomes, dans des lieux et des temps non déterminés.