Chronique du quinquennat

Apocalypse

 

Il y aura toujours quelques délices à s'y vautrer et il est peu d'époque à avoir su échapper aux sirènes des millénarismes de tout poil.

Le récent numéro de Libération n'y échappe pas qui s'appuie sur un dossier assez complet de la revue Nature et fait le points des changements irréversibles que le réchauffement climatique implique et annonce.

Pour autant, parler d'apocalypse n'est pas anodin qui fleure trop son biblique pour ne pas avoir de sens ; qui est trop lourd d'eschatologie pour n'être qu'une aimable métaphore pour journaliste fatigué en plein été ....

Ceci est rappelé le mot apocalypse α π ο κ α λ υ ψ ι ς signifie révélation - et non pas catastrophe et son origine chrétienne est incontestable - et a finalement le même sens qu'αληθεια d'où le latin a tiré vérité. Sauf à considérer que ces deux termes ne disent pas la même chose que vérité en se présentant tous les deux avec préfixe, le premier indiquant le mouvement ; le second la négation.

On le sait, pour Heidegger, il y a connexion intime entre la φυσις et l'αληθεια ; entre ce qui se manifeste en tant qu'éclosion et le non caché, le dé-voilement. Être c'est précisément apparaître, se présenter en sortant du caché. Ce qui est là, devant moi, est ainsi loin d'être simplement une chose et je partage au moins ceci avec lui d'être en mouvement, en devenir ; que la seule vérité qui tienne et qui signe mon rapport au monde n'est justement pas cette mise à disposition, cette réquisition du réel comme stock, mais bien au contraire dans cette disposition à inventer où je me dois devant l'éclosion de l'être.

On retrouve cette même idée dans la théologie chrétienne où ce qui est vrai, révélé, en réalité est dévoilé et passe ainsi du caché au non caché, même si, en l'occurence, il y faudra le truchement d'un intermédiaire.

Effet de seuil ou effet de masse ? Comment ne pas songer aux petites perceptions de Leibniz 2 : ce n'est peut-être pas que les choses fussent cachées depuis la fondation du monde ; peut-être simplement étaient-elles restées en deçà de ce seuil où elle sont enfin perceptibles. La nature ne fait jamais de saut : les ruptures ne sont jamais que le franchissement de ce seuil qui les rend soudainement évidentes.

Et tout le problème est là contenu dans l'ambivalence du terme apocalypse : ou bien le prendre en bonne part et y voir l'avènement de quelque chose de nouveau ou le considérer en mauvaise part et y redouter les pires catastrophes. Mais ceci va au delà de la traditionnelle bouteille à moitié vide ou pleine qui départagerait optimistes et pessimistes ; non ceci tient à ce que Hölderlin écrivit, que Heidegger reprit si souvent et notamment dans la fin de la question de la technique

là où il y a danger, là aussi
Croît ce qui sauve

ou ce que put écrire E Morin 3 sur la possibilité rare de l'improbable qui vient si lourdement contrebalancer la certitude où nous nous trouvons d'une impuissance patente à rien pouvoir encore changer. Où je vois la marque du temps.

Dans ce raccourci vertigineux qui pose la vraisemblable irréversibilité d'un processus que nous feignons à peine de vouloir endiguer, et désapprenons si vite de combattre, mise en face de manoeuvres dilatoires ou de discours seulement convenus.

De deux choses l'une : ou bien tout ceci ne relève que d'un catastrophisme si fréquent en période de crise, ou bien effectivement il y a péril en la demeure mais alors, effectivement, nous nous trouvons en face de l'inconcevable face à quoi nous restons démunis.

Dans ce raccourci vertigineux qui en un demi-siècle nous aura fait passer de l'insouciance aimable et candide des Trente glorieuses où tout semblait possible sans conséquence autre qu'heureuse, à ce gouffre des Trente sinistres où le chaos semble tellement avoir damé le pion au progrès ....

entre καιροσ et ὕϐρις

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Il faut sans doute en revenir aux grecs et se souvenir combien pour eux, le monde est chaotique. Castoriadis en tirait cette idée si présente dans la pensée grecque, et qui nous est si étrangère, que le monde est tragique ; que s'il peut y avoir quelque ordre dans le cosmos, il n'épuise jamais le monde ; que l'ordre repose sur le désordre, dont il n'est même pas une exception mais simplement une modalité, transitoire, passagère.

Nous sommes définitivement sortis de l'ère du progrès, de cette croyance en un progrès indéfini, nécessaire, continu et les périls qu'on nous annonce nous donnent certainement de meilleures oreilles pour entendre le chant de cette tragédie antique. On est ici aux antipodes du modèle moderne où nous avons toujours tendance à considérer la rationalité du monde que précisément les sciences ont vocation à découvrir ; à supposer que les désordres viennent plutôt de notre méconnaissance de cet ordre radical - en même temps que de nos comportements irrationnels.

La philosophie présuppose que le monde n’est pas néant, n’est pas chaos total, autrement on a tout au plus le bouddhisme, mais qu’il y a un certain ordre, mais que cet ordre n’épuise pas tout. C’est pour ça que nous pouvons penser dessus, corriger notre pensée etc. De même que les affaires humaines peuvent être ordonnées, mais elles doivent être toujours ordonnées contre la tendance des êtres humains vers l’ubris (4) Donc il faut une loi et cette loi, c’est un autre aspect, c’est la création de la collectivité. Ce n’est pas la création de quelqu’un. Les Grecs n’ont pas de prophète. Il n’y a pas de livre sacre en Grèce

Châtiment ou ὕϐρις ?

Qu'on le veuille ou non, l'Occident chrétien a la certitude de l'absolu et d'un bien à venir : si l'époque médiévale eut la conscience que cet absolu n'était pas de ce monde et qu'il fallait l'attendre de l'au-delà, la modernité eut la rage de l'établir ici et maintenant. Mais, trace persistance de nos ancrages bibliques, toujours la catastrophe est perçue comme la résultante de nos fautes. Dès l'épisode noachide mais plus encore avec l'épopée mosaïque, les malheurs qui frappent l'humanité, même et surtout s'ils sont naturels, relèvent toujours de la faute humaine, de l'inobservance des lois. La catastrophe est une plaie que Dieu fait s'abattre sur nous. Elle relève de la punition. Mais c'est en même temps dire qu'elle n'est pas dans l'ordre naturel des choses, qu'elle est un accident - évitable soit par la piété soit, et ce sera l'illusion moderne - par le développement de la connaissance.

A l'inverse pour les Grecs, c'est l'ordre qui demeure une exception à la fois dans le temps et dans l'espace. Îlot précaire dans un océan chaotique il n'est ni une fatalité ni une promesse. Il n'y a pas chez les grecs l'idée que l'homme puisse par son action influencer le monde ; tout juste la certitude que par sa démesure il peut amplifier pour lui-même la part de désordre ou, par son effort à comprendre le monde et organiser la société, atténuer - pour un temps - les affres chaotiques. Le grec est homme à entamer le combat même quand il le sait perdu d'avance : la tragédie n'a pas d'autre sens. Il sait l'ordre fragile et aléatoire : loin de l'ambition d'une maîtrise et possession du monde il situe son existence, presque comme une malédiction, en tout cas comme une souffrance que l'on peut tout au plus atténuer, ou abréger.

Castoriadis a raison de le rappeler : même les pouvoirs des dieux sont aléatoires et transitoires. Ce pourquoi l'ordre n'est jamais transcendant mais seulement cette part, cette opportunité qui passe si vite et que l'homme parfois parvient à saisir. L'ordre n'est ni sacré ni consacré. C'est parce que, îlot fragile au coeur du chaos, demeure néanmoins la nécessité que le monde est pensable et la communauté humaine organisable mais jamais le grec n'a cette idée saugrenue que la rationalité puisse épuiser le monde - tout au plus parvient-elle à en saisir le moment, fugace, fragile et parcellaire.

Changement d'ère ?

C'est ce que semble annoncer l'étude de Nature : pour autant que l'on désigne par là une période assez longue, le plus souvent commençant par un événement majeur, caractérisée par des constantes communes. Ère vient de aera, chiffre, nombre mais aussi époque, qui elle-même vient du grec ἐποχή signifiant à la fois arrêt, période de temps.

Ici, encore, s'entre-mêlent références philosophiques et élucubrations millénaristes.

- L'ἐποχή, avant même Husserl désignait cette suspension du jugement que l'on oppose aux représentations ou à la raison qui offrent des vues contraires. Acte volontaire de retrait ou de prudence méthodologique comme ce sera le cas chez Descartes, l'ἐποχή est, sinon une rupture, en tout cas un retrait.

- L'ère désigne en même temps la position du point vernal par rapport aux constellations du zodiaque et aura suscité moultes élucubrations chez les occultistes de tout poil. Ainsi, par exemple R Steiner voyait l'ère du Poisson s'achever qui correspondait à peu près à l'ère chrétienne et débuter bientôt celle du Verseau et on peut y voir une lointaine réminiscence de la théorie des trois âges de Joachim de Flore. Reprise dans la scansion du temps de la trinité divine, le troisième règne serait ainsi celui du Saint Esprit et donc de l'accomplissement de la promesse en même temps que celui de l'enchaînement de Satan (5) annoncé dans Apocalypse 20. Une théorie que l'on retrouve chez Spengler aussi bien que dans l'annonce du Troisième Reich comme un Reich de mille ans.

C'est assez dire que l'utilisation de tels termes ne saurait être anodine. Mais si l'on peut considérer dans l'apocalypse le condensé des pires extrapolations spirites et les phantasmes des hérésies de tout poil, s'y joignent en même temps les réminiscences les plus profondes de ce qui fait le fond commun de l'Occident. On y retrouve en tout cas cette constante d'une histoire que l'occident chrétien n'imagine pas absurde et à quoi il s'acharne à trouver un sens, une direction - autre manifestation, si éloignée de la pensée grecque, d'un monde conçu comme rationnel et saisissable.

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C'est assez dire que cet étonnant mélange de religiosité mal digérée et de scientisme échevelé traduit, au gré, notre incapacité à croire à notre propre fin au point d'y glisser subrepticement quelque espérance eschatologique, en même temps que cette tendance au divertissement si bien décrite par B Pascal, par quoi nous détournons le regard pour rendre le réel supportable. Comment ne pas penser à cette phrase de Chirac en septembre 2002 : la maison brûle et nous regardons ailleurs ou à cette introduction de l'environnement dans la constitution ... autant d'actes politiques forts qui aboutirent ... au néant. 6 A l'intersection de nos pires craintes et de nos espérances les plus folles, l'apocalypse résume cette curieuse hybridation d'inconscience collective, d'irrationalité et de scientisme chevillé au corps. Utiliser un tel terme ne facilite pas assurément la compréhension des choses non plus qu'il ne prédispose à une réaction déterminée. Entre fatalisme paresseux et scrupule mortifère, il nous donne à penser à la fois que c'est bien fait, bien de notre faute et qu'il est trop tard pour rien éviter.

Le contraire de ce qu'il faudrait.

 


1)

1Cor,14,26 :

Que faire donc, frères? Lorsque vous vous assemblez, les uns ou les autres parmi vous ont-ils un cantique, une instruction, une révélation, une langue, une interprétation, que tout se fasse pour l'édification.

cum convenitis, unusquisque vestrum psalmum habet, doctrinam habet, apocalypsim habet, linguam habet, interpretationem habet

d'où Ap, 1,1

Révélation de Jésus Christ, que Dieu lui a donnée pour montrer à ses serviteurs les choses qui doivent arriver bientôt, et qu'il a fait connaître, par l'envoi de son ange, à son serviteur Jean,

Apocalypsis Jesu Christi, quam dedit illi Deus palam facere servis suis.

Mt,13,35

afin que s'accomplît ce qui avait été annoncé par le prophète: J'ouvrirai ma bouche en paraboles, Je publierai des choses cachées depuis la création du monde.

2) Leibniz, Nouveaux Essais sur l'entendement humain, Préface, Garnier-Flammarion, 1966, p. 38.

D'ailleurs il y a mille marques qui font juger qu'il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion, c'est-à-dire des changements dans 1'âme même dont nous ne nous apercevons pas, parce que les impressions sont ou trop petites et en trop grand nombre ou trop unies, en sorte qu'elles n'ont rien d'assez distinguant à part, mais jointes à d'autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir au moins confusément dans l'assemblage. C'est ainsi que l'accoutumance fait que nous ne prenons pas garde au mouvement d'un moulin ou à une chute d'eau, quand nous avons habité tout auprès depuis quelque temps. Ce n'est pas que ce mouvement ne frappe toujours nos organes, et qu'il ne se passe encore quelque chose dans l'âme qui y réponde, à cause de l'harmonie de l'âme et du corps, mais ces impressions qui sont dans l'âme et dans le corps, destituées des attraits de la nouveauté, ne sont pas assez fortes pour s'attirer notre attention et notre mémoire, attachées à des objets plus occupants. Car toute attention demande de la mémoire, et souvent quand nous ne sommes point admonestés pour ainsi dire et avertis de prendre garde à quelques-unes de nos propres perceptions présentes, nous les laissons passer sans réflexion et même sans être remarquées ; mals si quelqu'un nous en avertit incontinent après et nous fait remarquer par exemple quelque bruit qu'on vient d'entendre, nous nous en souvenons et nous nous apercevons d'en avoir eu tantôt quelque sentiment. Ainsi c'étaient des perceptions dont nous ne nous étions pas aperçus incontinent, l'aperception ne venant dans ce cas que de l'avertissement après quelque intervalle, tout petit qu'il soit. Et pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j'ai coutume de me servir de l'exemple du mugissement ou du bruit de la mer dont on est frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit comme l'on fait, il faut bien qu'on entende les parties qui composent ce tout, c'est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l'assemblage confus de tous les autres ensemble, c'est-à-dire dans ce mugissement même, et ne se remarquerait pas si cette vague qui le fait était seule. Car il faut qu'on en soit affecté un peu par le mouvement de cette vague et qu'on ait quelque perception de chacun de ces bruits, quelque petits qu'ils soient ; autrement on n aurait pas celle de cent mille vagues, puisque cent mille riens ne sauraient faire quelque chose. On ne dort jamais si profondément qu'on n'ait quelque sentiment faible et confus, et on ne serait jamais éveillé par le plus grand bruit du monde, si on n'avait quelque perception de son commencement qui est petit, comme on ne romprait jamais une corde par le plus grand effet du monde, si elle n était tendue et allongée un peu par des moindres efforts, quoique cette petite extension qu'ils font ne paraisse pas.
Ces petites perceptions sont donc de plus grande efficace par leurs suites qu'on ne pense. Ce sont elles qui forment ce je ne sais quoi, ces goûts, ces images des qualités des sens, claires dans l'assemblage, mais confuses dans les parties, ces impressions que des corps environnants font sur nous, qui enveloppent l'infini, cette liaison que chaque être a avec tout le reste de l'univers. On peut même dire qu'en conséquence de ces petites perceptions le présent est gros de l'avenir et chargé du passé, que tout est conspirant (« sympnoia panta », comme disait Hippocrate) et que dans la moindre des substances, des yeux aussi perçants que ceux de Dieu pourraient lire toute la suite des choses de l'univers.

3) On trouvera ici quelques liens vers des textes de Morin

4)sur l'ὕϐρις :

question de temps

le monde que nous quittons

5) Ap, 20


Puis je vis descendre du ciel un ange, qui avait la clef de l'abîme et une grande chaîne dans sa main.

Il saisit le dragon, le serpent ancien, qui est le diable et Satan, et il le lia pour mille ans.

Il le jeta dans l'abîme, ferma et scella l'entrée au-dessus de lui, afin qu'il ne séduisît plus les nations, jusqu'à ce que les mille ans fussent accomplis. Après cela, il faut qu'il soit délié pour un peu de temps.

Et je vis des trônes; et à ceux qui s'y assirent fut donné le pouvoir de juger. Et je vis les âmes de ceux qui avaient été décapités à cause du témoignage de Jésus et à cause de la parole de Dieu, et de ceux qui n'avaient pas adoré la bête ni son image, et qui n'avaient pas reçu la marque sur leur front et sur leur main. Ils revinrent à la vie, et ils régnèrent avec Christ pendant mille ans.

Les autres morts ne revinrent point à la vie jusqu'à ce que les mille ans fussent accomplis. C'est la première résurrection.

Heureux et saints ceux qui ont part à la première résurrection! La seconde mort n'a point de pouvoir sur eux; mais ils seront sacrificateurs de Dieu et de Christ, et ils régneront avec lui pendant mille ans.

Quand les mille ans seront accomplis, Satan sera relâché de sa prison.

Et il sortira pour séduire les nations qui sont aux quatre coins de la terre, Gog et Magog, afin de les rassembler pour la guerre; leur nombre est comme le sable de la mer.

Et ils montèrent sur la surface de la terre, et ils investirent le camp des saints et la ville bien-aimée. Mais un feu descendit du ciel, et les dévora.

Et le diable, qui les séduisait, fut jeté dans l'étang de feu et de soufre, où sont la bête et le faux prophète. Et ils seront tourmentés jour et nuit, aux siècles des siècles.

Puis je vis un grand trône blanc, et celui qui était assis dessus. La terre et le ciel s'enfuirent devant sa face, et il ne fut plus trouvé de place pour eux.

Et je vis les morts, les grands et les petits, qui se tenaient devant le trône. Des livres furent ouverts. Et un autre livre fut ouvert, celui qui est le livre de vie. Et les morts furent jugés selon leurs oeuvres, d'après ce qui était écrit dans ces livres.

La mer rendit les morts qui étaient en elle, la mort et le séjour des morts rendirent les morts qui étaient en eux; et chacun fut jugé selon ses oeuvres.

Et la mort et le séjour des morts furent jetés dans l'étang de feu. C'est la seconde mort, l'étang de feu.

Quiconque ne fut pas trouvé écrit dans le livre de vie fut jeté dans l'étang de feu.

6) Pascal, Pensées (1670), Fragment 139, Éd. Léon Brunschvicg. Hachette, 1967.

Divertissement. — Quand je m'y suis mis quelquefois, à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls et les peines où ils s'exposent, dans la cour, dans la guerre, d'où naissent tant de querelles, de passions, d'entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j'ai découvert que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s'il savait demeurer chez soi avec plaisir, n'en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d'une place. On n'achètera une charge à l'armée si cher, que parce qu'on trouverait insupportable de ne bouger de la ville ; et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu'on ne peut demeurer chez soi avec plaisir.
Mais quand j'ai pensé de plus près, et qu'après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j'ai voulu en découvrir la raison, j'ai trouvé qu'il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près.
Quelque condition qu'on se figure, si l'on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde, et cependant qu'on s'en imagine, accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S'il est sans divertissement, et qu'on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu'il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point, il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver, et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables ; de sorte que, s'il est sans ce qu'on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets, qui joue et se divertit.

 


 

 

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