Il y a un siècle....

George CLEMENCEAU, La Mêlée sociale : Bibliothèque Charpentier . Paris. Édition 1907

 

À propos de la faim.

[…] M. Comettant veut coloniser, déporter les gens – c’est une rage – dans les pays où la terre attend le laboureur. Excellente intention. Pauvre résultat qui, même efficace, ne serait que temporaire. Consultez Malthus sur les dangers de la prolification *. Envoyer des blancs affamés rejoindre en Afrique des nègres qui déjà s’entre-dévorent de famine, c’est simplement propager la guerre de la faim. La France peut nourrir encore plus de Français qu’elle n’en possède. Le problème social est moins dans la création de nouvelles sociétés d’injustice, que dans l’introduction de la justice dans les sociétés qui sont. […] P5

le clergé et son action sociale selon GC.

[…] Le clergé de son côté ne reste pas indifférent (aux suicides liés à la misère). Seulement, comme il s’attaque au problème de la misère en maintenant intangible un ordre social qui, pour empiler dividendes sur dividendes, creuse le trou noir où la misère et la faim font culbuter des foules gémissantes, son action se réduit à pallier inefficacement le mal qu’il entretient de tout son effort. Quand il a distribué quelques soupes aux misérables qui les doivent payer en assiduité aux offices, toute sa force de propagande sociale se dépense en faveur des puissances d’argent qui l’entretiennent de leurs cérémonies somptueuses, de leurs legs ou de leurs fondations de toute nature. Pour les pauvres, on leur prêche la résignation, on leur dit les joies de la souffrance, on leur promet uneréparation hypothéquée sur les nuages qui passent. « je fais ainsi des heureux », dit l’Église benoîtement. Cela rappelle l’histoire de l’homme du monde qui avait promis quarante mille francs à sa maîtresse pour le lendemain – Comment feras-tu pour les trouver, lui dit son ami ? -Je ne les lui donnerai pas, répliqua l’autre, mais elle aura toujours passé une bonne journée.Voilà tout justement le genre de félicité que nous offre l’Église. […] P 28

À propos des bâtards.

[…] C’est au nom de l’ordre social, que les mêmes rédacteurs du Code civil qui avaient fait adopter le décret de la Convention assimilant les enfants nés hors mariage aux enfants légitimes, les exclurent plus tard de droit commun quand, avec Napoléon, la réaction s’installa triomphante sur les ruines de la Révolution. Lisez le Journal des débats et vous verrez de quelle ardeur l’esprit bourgeois bataille pour maintenir tout ce qui est de réaction monarchique dans l’œuvre du grand restaurateur du trône et de l’autel. Oui, « le régime est injuste pour les enfants naturels qu’il punit de la faute d’autrui ». Oui, « l’inégalité dont souffrent les enfants naturels est bien évidemment injuste, si l’on ne considère que les individus qui en sont frappés. Mais notre loi…n’a pas eu la prétention d’accomplir une œuvre de justice individuelle absolue. Elle a accompli une œuvre de justice et de morale sociales, ce qui est bien différent ». On ne leur fait pas dire. Ils l’avouent spontanément. Leur justice sociale se fonde sur l’injustice individuelle, leur morale collective sur l’iniquité particulière.Et ce sont les mêmes hommes qui opposent à la doctrine socialiste de l’intervention de l’État cetteréponse superbe : « l’État ne nous doit que l’armée et la justice. Le reste est de l’individu. » Les voilà maintenant qui veulent faire le bonheur de cette entité métaphysique, le corps social, par la violation avouée de droit de l’individu naissant qu’un destin mauvais jette en pâture à la violence des forts. Au moins les communistes nous offrent l’égalité dans l’oppression. Ni communistes, ni économistes, nous nous maintenons sur le fondement solide du droit de l’individu, et nous n’invoquons l’autorité sociale que pour le garantir, le protéger, le défendre contre la violence des coalitions d’intérêts. C’est la République. p 55

 

Le travail. Ouvriers et patrons.

[…] Nous sommes au plus fort de la lutte. Dans l’atelier comme dans la mine, l’homme forge, taille ou pioche, silencieux, mûrissant des pensées de combat. Quel point de contact, quelle amorce de conciliation avec son patron qu’il ne connaît pas ? S’il est sous la règle d’un grand chef d’industrie, celui-ci est aux prises avec trop d’urgents problèmes – d’où peut dépendre le sort même de son entreprise – pour avoir le temps de se familiariser avec chacun de ceux qui geignent en bas, pendant qu’il peine à son tour au-dessus d’eux. Dans le grand combat que le patron soutient contre les industries rivales, le salaire ouvrier, c’est à dire la vie de ses hommes, est un élément de marchandage qui, réduit au minimum, peut lui assurer des débouchés nouveaux, le succès décisif qu’il ambitionne. Et, marchant de conquête en conquête, il va perdu dans la vision qui le ravit, sans voir que ce ravissement est fait de femmes anémiées, d’enfants étiolés, d’hommes usés, de vies épuisées, détruites. Demandez donc à l’homme d’Austerlitz de s’amollir de pitié pour sa chair à mitraille, sa matière première, à lui. Il sera, s’il s’attendrit, très louable, mais vaincu : saint François d’Assise, et non Napoléon.

L’industriel n’est pas méchant, Napoléon non plus. Il a sa caisse de secours et de retraite, tout comme le conquérant ; son dispensaire, comme l’autre ses ambulances. Moyennant quoi, tous deux sont en règle avec l’humanité. Et tout ce qui pourra être sauvé, prolongé par la bonté officielle, doit retourner à la bataille, jusqu’à ce que la destinée s’émeuve et, par la mort secourable, mette fin à tant de maux.

Il y a quelque chose de plus redoutable encore que le grand industriel. C’est la société anonyme, qui est maintenant la règle de la haute industrie, comme elle est en voie de s’emparer du commerce.

Là, pas même ce patron vers qui peut monter, de hasard, un cri de pitié. Les patrons, ce sont les actionnaires changeants, dispersés dans le monde, qui ne connaissent de l’usine que le dividende. Qu’est ce que le directeur ? Un agent de compression, comprimé lui-même. Et sous le tour de vis impitoyable, le dividende péniblement exprimé du travailleur, s’accumule au profit d’inconnus. […](À propos des « sans emploi ») C’est, comme a dit Karl Marx, l’armée de réserve du travail : les faibles, les inhabiles, tout ce qui est moindre, tout ce qui n’a pas de chance. Subitement embauchés aussitôt que les commandes affluent, expulsés du jour au lendemain dès que se ralentit le travail de l’usine, rôdant autour de l’atelier, enviant le dur labeur d’autrui, changeant incessamment de métier sans que rien les rebute, ils s’obstinent à garder juste assez de vie pour répondre au premier appel de l’embaucheur . […] C’est ainsi que ces travailleurs, emplissant de leur bruit l’atelier qui les dévore, acharnés jour et nuit contre la matière rebelle, brûlant leur vie, précipitant leur course vers une vieillesse hâtive et misérable, sont encore un objet d’envie pour ceux à qui le sort refuse de vivre et de mourir de cette dépense d’eux-mêmes. […] Les lois de fabrique. On s’en occupe avec grande raison. Il faut de l’air, de la lumière, dans l’atelier. Il ne doit pas être permis d’abuser de l’homme, pas plus que de la femme ou de l’enfant. Réglementons les heures de travail. Prémunissons le travailleur contre les accidents. Assurons sa vieillesse. Ce sont là de hautes entreprises, à peine ébauchées, dont la réalisation presse, et qui appellent l’effort de tous ceux que n’aura pas desséchés l’égoïsme bourgeois.

Mais la troupe dépenaillée, maladive, pour qui l’usine ne s’entrouvre que d’une façon intermittente, à des intervalles déterminés par l’imprévu, la lamentable armée de réserve du travail, ne fera-t-on rien pour elle ? La charité, la prison même ne peuvent suffire à tout. […]

L’organisation de l’Assistance publique doit être reprise de fond en comble. p 167