Il y a un siècle....

Discours à la Chambre des députés :
9 mai 1891

Ce que c'est : je vais vous le dire, si vous voulez bien me laisser parler. Oh ! j'attendais votre objection. Je savais bien que vous alliez me dire que la Révolution, faite il y a cent ans, a proclamé tous les droits et toutes les libertés. Je le sais, mais il y a une difficulté, c'est que quand ces droits et ces libertés ont été proclamés dans le monde, une partie seulement de la nation était à même de les pratiquer et d'en profiter immédiatement. Quant à l'autre partie de la nation, son état de culture ne lui permettait pas d'en faire usage dans le présent et différait de fait son émancipation effective.

Et puis l'industrie est venue, la mangeuse d'hommes, l'implacable industrie, qui a pris les développements que l'on sait, attachant l'ouvrier à la machine comme le serf était attaché à la glèbe. (Applaudissements à l'extrême gauche)

Qu'a-t-on fait ensuite ? Les républicains se sont répandus partout, demandant le suffrage universel et disant aux anciens du champ et de l'usine : « C'est le pouvoir souverain que nous vous apportons ; vous serez les seuls détenteurs du pouvoir suprême, c'est vous qui gouvernerez ce pays. La République que nous vous demandons de faire, elle sera ce que vous la ferez ; elle s'occupera des questions sociales, dans la mesure et dans les conditions que vous fixerez. À vous d'entrer en rapport avec nos représentants, de les aider, de les diriger et d'exercer véritablement dans ce pays ce pouvoir souverain, attribut de la collectivité nationale, que M. le ministre de la Justice reportait tout à l'heure à tort sur un seul homme ». Voilà ce que nous avons dit et fait. Et qu'est-il arrivé ? Vous avez pu croire que des hommes à qui vous avez donné le pouvoir politique ne s'en serviraient pas pour conquérir le pouvoir économique, ainsi qu'on leur en avait depuis longtemps donné l'exemple. Vous avez pensé qu'après avoir déclaré que le pouvoir appartenait au nombre, comme on disait du temps de l'Assemblée nationale, que les hommes investis de ce pouvoir n'en sauraient, n'en voudraient faire aucun usage ? Vous avez cru qu'il suffirait de leur dire : « Vous êtes souverains tous les quatre ans, le jour où vous déposez un bulletin de vote dans l'urne. (Applaudissements sur divers bancs, à gauche) Et vous avez pensé qu'ils se contenteraient de cette part congrue de souveraineté ? Quelle erreur ! Qui de nous s'en serait contenté ? Assurément, ce n'est pas moi. Quelle était la première idée qui devait se présenter ? Celle de la collaboration des électeurs avec leurs représentants par la pratique de toutes les libertés qui sont l'accompagnement ordinaire du régime parlementaire. Aussi bien chez nous que dans les monarchies voisines. Vous le savez mieux que personne, le résultat de ces libertés c'est d'associer, dans une collaboration constante, les représentants de la nation et les électeurs souverains ; de permettre à la masse des citoyens de garder à tout instant le contact avec leurs représentants, qui ne les représentent après tout pendant une certaine durée d'années qu'en vertu d'une idée métaphysique et qui, en dépit des fictions parlementaires, ne sont rien sans l'appui constant du corps électoral. C'est ici qu'interviennent et le droit de pétition, et le droit de réunion et la liberté de la presse.

Oh ! je le sais, vous m'objectez : Mais, ce droit de réunion, ils en font un très mauvais usage ; dans les réunions publiques, on échange des coups. Mais cette liberté de la presse, ils en font un déplorable usage, et tous les jours nous lisons des articles où les hommes politiques sont couverts d'injures. Et pour ma part, je n'ai pas été épargné plus qu'aucun de vous ; car, si avant de monter à cette tribune je ne comptais pas beaucoup d'amis parmi ceux que je défends à cette tribune, je n'en aurai pas davantage lorsque j'en descendrai. Ce n'est donc pas ma cause personnelle que je viens défendre ! (Très bien ! très bien ! sur divers bancs à gauche) Oui, je vous accorde qu'on ne fait pas toujours de ces droits et de ces libertés le meilleur usage. Hélas ! qui donc est sans reproche à cet égard ? Les hommes sont ce que l'état social les a faits. Les idées se dégagent avec plus ou moins de clarté du cerveau des masses. Les masses sont plus ou moins capables de s'imposer une règle, de se discipliner elles-mêmes, mais avant de leur adresser des reproches, ne pensez-vous pas que nous pourrions aussi faire un retour sur nous-mêmes.

Sommes-nous bien sûrs - et je suis le premier à me mettre en cause -, sommes-nous bien sûrs d'avoir fait tout ce qu'il fallait pour éviter les conflits, de nous être préoccupés comme nous l'aurions dû des questions si graves et si aiguës que soulève l'état social actuel, d'avoir eu toujours présentes devant nous les questions si troublantes, si impérieuse¬ment urgentes, que la vie pose quotidiennement pour tant d'hommes qui n'ont eu d'autre tort que de naître ? Sommes-nous sûrs d'y avoir tout sacrifié ? Assurément non ! nous ne serions pas des hommes si nous avions rempli complètement notre devoir. Nous y avons souvent manqué, parce que c'est de l'essence de la nature humaine ! Je n'ai pas l'intention de vous mettre en cause, plutôt que quiconque. Mais je dis que cela doit nous porter à l'indulgence et que nous devons nous regarder nous-mêmes un fort long temps, comme dit le poète, avant de juger les autres. Eh bien, quand vous regardez ce qui s'est passé à Fourmies - je ne veux pas prononcer de gros mots, Monsieur le président du Conseil - qui pourrait soutenir, ici ou devant l'Europe, devant le monde civilisé, que les faits qui se sont passés à Fourmies avant la fusillade justifient la mort de ces femmes, de ces enfants, dont le sang a pour si longtemps rougi le pavé ! Non, assurément, il y a une disproportion épouvantable entre les actes qui ont précédé la fusillade et la fusillade elle-même. Je n ai pas à examiner comment les actes se sont produits ; cela ne fait pas partie de ma discussion.

Je ne veux pas le savoir. Mais, encore une fois, il y a disproportion monstrueuse entre l'attaque et la répression ; il y a quelque part, sur le pavé de Fourmies, une tâche de sang innocent qu'il faut laver à tout prix !

Hélas ! nous l'avons vu couler le sang des guerres civiles. M. le comte de Mun, l'autre jour, parlait de ses angoisses - il me permettra de rappeler ce souvenir, ce n'est pas pour lui en faire un reproche, mais pour lui en faire honneur - et je me rappelais que quelques mois après ces effroyables événements de 1871, il était interrogé par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale : « Ces hommes que j'ai vu fusiller après la bataille, sans jugement, disait-il, - c'est horrible à penser -, ils mouraient avec insolence ! »

Oui, avec insolence ! Oui, on les tuait, mais ils refusaient de s'avouer vaincus, et sans mot dire ils en appelaient à la postérité. Tant d'insolence avait frappé, troublé, inquiété, ébranlé et finalement converti leur ennemi, celui-là même qui les frappait et qui est devenu leur défenseur. (Applaudissements)

Je dis cela à la gloire de ceux qui sont morts, comme à l'honneur de notre collègue. (Nouveaux applaudissements)

Prenez garde ! Les morts sont de grands convertisseurs ; il faut s'occuper des morts ! (Vifs applaudissements à gauche) Oh ! je ne viens pas apporter ici des paroles de haine ; je dis que le fait capital de la politique actuelle, c'est l'inévitable révolution qui se prépare. C'est l'organisation de ce quatrième État, dont je parlais tout à l'heure. Il faut en prendre votre parti ; ce quatrième État, vous devez ou bien le recevoir par la violence, ou bien l'accueillir à bras ouverts. (Très bien ! très bien ! à gauche)

Le moment est venu de choisir. Si vous lui opposez la violence, c'est la guerre civile que vous léguez à vos enfants, la guerre civile dont personne ne peut prévoir les effroyables conséquences dans la situation extérieure de la France, c'est-à-dire le crime le plus épouvantable contre la patrie. Si vous l'accueillez avec un sentiment sincère de cordialité, si vous l'encouragez, si vous l'aidez, si vous écoutez ce qu'ont à dire ces travailleurs, pour chercher à démêler ce qui est immédiatement applicable et ce qui doit fatalement attendre, alors, il faut être indulgent. Quand un malheur comme celui de Fourmies s'est produit, il faut que la première parole qui s'échappe de vos lèvres soit : oubli ! apaisement ! paix ! Je vous le demande, où prendrions-nous le droit d'être implacables ? Nous ne pouvons plus invoquer le droit divin.

Nous n'avons pas de maître ! Quelle fatalité nous mène ? Faut-il donc que par des chemins divers, républiques parlementaires et monarchies s'acheminent vers les mêmes catastrophes ? (Vifs applaudissements à gauche)

Monsieur le président du Conseil, vous avez refusé l'enquête. Je n'ai pas à apprécier ce que vous avez fait ou dit alors. Il me semble que, du moment où vous refusiez l'enquête, du moment où vous ne vouliez pas que la lumière fût complètement faite sur tout ce qui s'était passé dans cette désastreuse journée, il me semble, dis-je, que la conséquence nécessaire du refus de l'enquête, c'était la proclamation de l'amnistie, et, pour tout dire, je l'attendais de vous.

C'était votre devoir de la demander ! Et vous venez nous dire : Je ne puis pas accepter l'amnistie ; comme chef du gouvernement j'ai le devoir de m'y opposer.

En êtes-vous bien sûr ? Je sais bien qu'il y a pour vous le regret de paraître se contredire et le désagrément plus grave encore de paraître désavouer vos subordonnés, ceux qui partagent avec vous la responsabilité du fait accompli. Soit.

Mais est-ce que vous ne croyez pas, monsieur le président du Conseil, que dans des circonstances comme celles-ci, il faut s'élever plus haut, qu'il faut regarder plus loin, bien au-delà de l'horizon parlementaire.

Monsieur le président du Conseil, je sais quel homme vous êtes.

Voulez-vous me permettre de faire appel, non pas à ce que vous croyez, à tort, le devoir du chef de gouvernement, mais aux sentiments de droiture, de justice et d'humanité qui sont en vous. Je sais bien quelles sont vos intentions, vous nous les avez fait connaître, je veux ignorer les intentions, je n'ai pas besoin de vos déclarations, je les connais, je sais qu'elles sont sincères. Je ne suis pas à cette tribune pour vous combattre, vous le savez bien, mais je vous dis : « La situation est plus grave que vous ne pensez. » Vous dites que nous voulons faire la division dans le parti républicain. Rien n'est plus loin de notre pensée. Non, mais nous prévoyons les malheurs qui peuvent fondre sur ce pays et du dehors et du dedans. Et nous voulons, avant tout, sauver le bien suprême de tous, la sainte patrie (Très bien ! Très bien ! à gauche)

Nous voulons faire une situation sociale qui permette à tous les fils de la France de répondre à son appel suprême le jour où elle serait menacée. (Très bien ! Applaudissements à gauche)

Écoutez-moi, je vous en conjure, élevez-vous plus haut, sortez de cette enceinte, de ce milieu parlementaire si énervant à tant d'égards.

Regardez par la fenêtre. Voyez ce peuple paisible qui travaille, (Vifs applaudissement à gauche) qui ne vous demande rien que de lui faire des conditions d'ordre et de paix lui permettant de travailler et de préparer le régime de justice qu'il entrevoit, qu'il prépare d'une volonté pacifique mais si tenace qu'elle est irrésistible.

Donnez-lui les satisfactions morales qu'il réclame à bon droit, vous le savez bien. Non ! vous n'êtes pas responsable de ce qui est arrivé ; non ! je ne veux pas rejeter sur vous cette effroyable responsabilité !

Mais, réfléchissez ! Aujourd'hui, vous allez prendre une décision qui, devant l'histoire, vous fera porter un jour une lourde responsabilité.

Monsieur le président du Conseil, réfléchissez-y, pensez que la détermination que vous allez prendre aura sur la situation morale de ce pays une influence qu'il ne dépendra de personne de changer.

Je vous en supplie, ne compliquez pas la catastrophe matérielle d'une catastrophe morale. Vous avez maintenu l'ordre matériel, je ne veux pas savoir si vous auriez pu le maintenir sans verser de sang, mais sauvegardez au moins, pendant qu'il en est temps encore, ce qui subsiste de l'ordre moral, au sens le plus élevé du mot. Vous le pouvez aujourd'hui, vous le pouvez sans condamner vos agents, vous le pouvez sans désavouer personne, puisque je ne viens pas vous le demander en ennemi. (Interruptions au centre) Non ! je vous le demande en républicain, en membre de ce parti républicain, dont vous êtes le chef parlementaire à l'heure où je vous parle, et je vous dis :

« Sauvez-nous, nous, républicains ! » Sauvez ceux qui nous ont aidés, soutenus dans les heures douloureuses, ceux avec qui nous avons fait la République et pour qui nous avons fait la République. (Très bien ! très bien !) Vous avez fait voter au Parlement de la République, qu'il était résolu à poursuivre la solution des problèmes sociaux. La première condition d'une telle œuvre c'est l'oubli, l'apaisement, l'amnistie. [...]