Il y a un siècle....

Discussion du projet de loi portant séparation des Eglises et de l’Etat
22 avril 1905

 

 

[…]

M. le Président. La parole est à M. le rapporteur.

M. le Rapporteur. Je m’excuse auprès de la Chambre d’être obligé de revenir une fois encore sur une question à propos de laquelle il m’avait semblé avoir donné des explications suffisantes. Je vois cependant qu’entre un certain nombre de mes collègues républicains et moi, le malentendu persiste, et je sens bien que pour cela, la grande réforme que nous avons préparée ensemble pourrait être mise en péril. (Dénégations à l’extrême gauche.)

M. Vazeille. Pas du tout !

M. Bepmale. Nous ne ferons pas échouer la loi pour cela.

M. Hubbard. Cela dépendra de vous, Monsieur le rapporteur.

M. le Rapporteur. Non, monsieur Hubbard, cela ne dépendra pas de moi. Si vous entendez par là que ma pensée devra s’incliner devant une opinion qui n’est pas la mienne, vous avez tort. Je maintiendrai mes idées en toute indépendance et chacun prendra sa responsabilité. (Applaudissements au centre, à gauche et sur divers bancs.)

Je dis que la persistance de ce malentendu peut mettre en péril la réforme dont nous poursuivons en commun la réalisation, et je m’explique.

Une réforme ne vaut pas seulement par le fait qu’elle a été votée au Parlement : elle vaut aussi et surtout par l’esprit, par les conditions mêmes dans lesquels elle a été votée et par l’accueil que le pays peut lui réserver. (Très bien ! très bien !) Il est donc nécessaire, dans l’intérêt même de notre œuvre, que toute équivoque soit dissipée entre nous.

Que vous proposez-vous par l’article 4 ? De régler, pour l’avenir, le sort de toutes les associations qui pourraient se créer pour pratiquer les cultes les plus divers ? Non ! mais de liquider une situation matérielle. C’est une question d’argent qui se pose à l’article 4. (Applaudissements.) Et j’étais tout à l’heure assez attristé, quoique tenté d’approuver la forme éloquente de ses arguments, en voyant mon collègue et ami M. Dumont enfermer toute l’évolution de la pensée humaine dans une véritable question de gros sous. (Nouveaux applaudissements.)

Il faut interpréter autrement la situation. Il s’agit de régler les intérêts de l’Eglise catholique non pas telle que vous la pourriez désirer, mais telle qu’elle est en réalité. (Nouveaux applaudissements.)

M. Charles Bos. Mais, non.

M. le rapporteur. Mon cher collègue, accorderez-vous au rapporteur de la commission la permission de s’expliquer librement ?

M. Charles Bos. C’est la première fois que je me permets de vous interrompre.

M. le rapporteur. J’ai fourni des explications nombreuses sur le même point et je constate qu’elles n’ont pas été acceptées de mes collègues de gauche. Je suis convaincu que c’est parce qu’entre nous il y a un malentendu. Voulez-vous me permettre, je dirai pas de le dissiper – je n’ai pas une telle prétention – mais de m’y essayer sincèrement ? (Parlez ! parlez !)

Nous sommes en présence de l’Eglise catholique avec la constitution qu’elle s’est donnée et que vous ne pouvez ignorer.

Il y a des curés dans l’Eglise catholique, il y a aussi des évêques, il y a même un pape. Que voulez-vous ? Ce sont des mots qui peuvent écorcher les lèvres de certains d’entre vous, mais qui correspondent à des réalités. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Eh bien, ces curés, ces évêques, ce pape, constituent une hiérarchie cultuelle en face de laquelle, dans le moment même où vous devez faire la liquidation des biens que vous consentez à lui laisser, de biens qui peuvent consister, dans une proportion que je n’ai pas à juger, en des fondations pour messes par exemple. Vous ne voulez pas changer leur affectation, n’est-ce pas ?

A qui vont-ils donc aller ? Aux curés, aux évêques, aux fidèles, à l’ensemble de l’organisation catholique au profit de laquelle l’attribution doit équitablement être faite.

J’ai bien compris tout à l’heure que vous voudriez, par une jurisprudence de nos tribunaux civils, créer à côté de la constitution de l’Eglise catholique, et en concurrence avec elle, une constitution nouvelle. Il y aurait demain, si l’on adoptait votre système, le curé nommé par l’évêque, ratifié par le pape, et à côté le curé nommé par telle cour d’appel, le curé investi par nos juridictions civiles : nous aurions ainsi deux Eglises catholiques pour se disputer les biens. (Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche, au centre et à droite.)

Eh bien, monsieur Dumont, si attendrissante et même si persuasive qu’ait été l’émotion que vous avez manifestée en nous présentant cette combinaison ingénieuse, laissez-moi vous dire qu’elle ne m’a pas convaincu. J’ai remarqué que vous ne mettiez pas un grand empressement à déduire toute la logique des cas que vous nous avez cités. Le prêtre, auquel vous vous intéressez et qui, dans sa paroisse, exerce son sacerdoce, s’est librement plié à la discipline de l’Eglise. Il la connaissait. Il savait…

M. Lemire. Evidemment !

M. Charles Bos, ironiquement. Très bien !

M. Gérault-Richard. C’est une question de fait.

M. le rapporteur. Il savait quelle garantie elle pouvait lui donner ; mais il savait aussi quelles obligations elle lui imposait.

On nous dit : Vous le livrez. Non, il s’est livré lui-même ; et tant qu’il est dans cette organisation catholique, où il n’est pas obligé de rester, après tout (Applaudissements à l’extrême gauche, au centre et à droite.), il faut bien qu’il en subisse les règles ; quand demain, par la reprise de sa liberté, il sera sorti de l’Eglise catholique, vos tribunaux auront beau dire qu’il reste quand même un curé, ce ne sera plus un curé de l’Eglise catholique, apostolique et romaine. Voilà le fait. (Vifs applaudissements sur les mêmes bancs.)

M. Hubbard. Je dis simplement que vous dépouillez la paroisse.

M. le rapporteur. Il paraît que mes explications manques de clarté.

M. le lieutenant-colonel Rousset. On ne peut pas vous adresser ce reproche.

M. Cachet. Elles sont très claires.

M. Lemire. Et elles sont inspirées par le pur bon sens.

M. le rapporteur. Que va-t-il se passer demain ?

Je tiens à faire observer à mon honorable collègue et ami M. Bepmale que le premier texte voté par lui, avec la majorité de la commission, entraînait toutes les conséquences contre lesquelles il proteste aujourd’hui.

M. Charles Dumont. Je demande la parole.

M. le rapporteur. Quand nous avons déclaré que les représentants légaux des établissements publics du culte feront eux-mêmes l’attribution à l’association de leur choix, nous avons en réalité donné tous pouvoirs à cet égard à la hiérarchie catholique, maîtresse absolue, à l’heure actuelle, de ces établissements.

Donc ce même évêque contre lequel vous protestez, quand on vous le présente sous son vrai nom, vous l’aviez accepté hier dans une personne interposée. (Applaudissements à l’extrême gauche, au centre, à droite et sur divers bancs à gauche.)

Voilà, messieurs, la nuance qui nous sépare, et qui, depuis trois jours, fait évoquer à cette tribune les principes les plus hauts et dire à certains de nos collègues de gauche que si nous adoptions le membre de phrase intercalé dans l’article 4, le caractère même de la réforme se trouverait compromis. Quels grands effets produits par une si petite cause ! (Applaudissements à l’extrême gauche, au centre et à droite.)

M. Charles Bos, désignant la droite. Vous voyez bien !

M. Devèze. Monsieur Bos, ce n’est pas à vous à nous opposer la droite.

M. le rapporteur. Quand vous voulez apprécier les conditions dans lesquelles les tribunaux auront à juger, vous ne vous préoccupez que d’un cas : le schisme.

M. Bepmale. Pas du tout ! Je demande la parole.

M. le rapporteur. Et vous appelez cela, par une sorte d’ingénuité touchante, le droit pour le curé d’évoluer vers la liberté. (Rires à l’extrême gauche.)

M. Bepmale. Mais je n’ai jamais dit cela.

M. Charles Bos. Mettez « l’évêque » dans votre texte.

M. le rapporteur. Mes chers collègues, on a pu voir dans le passé des curés, même des évêques, reconquérir leur liberté. Mais que voulez-vous ? Le jour où ils la reprennent, c’est qu’ils ont abandonné leur Eglise.

M. Cazeneuve. Comme le père Hyacinthe.

M. le rapporteur. Les règles qu’ils avaient acceptées la veille leur sont devenues trop étroites, ils ne veulent plus s’incliner devant une discipline qui leur est insupportable ; ils rompent avec elle, ils s’en vont ; ils quittent la maison ; vous ne pouvez pas pourtant leur donner le droit d’emporter les meubles ! (Rires et applaudissements à l’extrême gauche, au centre, à droite et sur divers bancs de gauche.)

Messieurs, c’est là que gît tout le malentendu entre nous. Ou bien alors, c’est que vous n’osez pas développer toute votre pensée.

Quand vous dites que deux associations peuvent se former dans la même paroisse, chacune avec un prêtre qualifié, c’est qu’alors, ainsi que je le faisais remarquer à l’honorable M. Leygues, l’autorité ecclésiastique aura accepté, conformément à la discipline de l’Eglise, cette situation.

Mais ce n’est plus la question du schisme qui se posera devant le tribunal, mais une tout autre espèce. Toutes sortes de considérations, comme le disait fort bien hier M. le ministre des cultes, pourront contribuer à éclairer le juge.

Beaucoup d’autres cas peuvent se produire en dehors du schisme.

Il peut arriver par exemple que dans une même paroisse, trois gros hameaux fréquentant la même église, avec le même curé, veuillent avoir chacun son association. Et quant à l’autorité ecclésiastique, il est possible que, ne voulant pas se faire arbitre dans le conflit, elle laisse aux fidèles de ses trois groupements toute liberté de faire valoir leurs droits et leurs intérêts devant la justice. Les tribunaux, dans ce cas aussi, pourront faire appel à tous les éléments d’appréciation.

C’est simple ! Mais si vous tenez à envisager la seule hypothèse du schisme, alors il faut dévoiler toutes intentions.

Voilà deux associations : l’une, à l’origine, représentait bien réellement la majorité des fidèles catholiques ; mais plus tard, par suite d’une évolution des esprits, il arrive que le culte catholique s’affaiblit dans la même paroisse et que les fidèles passent à une forme nouvelle du culte catholique.

Voilà le point critique sur lequel nous pouvons être en désaccord, mais alors il faut s’expliquer franchement.

M. d’Iriart d’Etchepare. Et les gallicans ?

M. le rapporteur. L’honorable M. Dumont semblait croire que, malgré son évolution vers de nouvelles formes cultuelles, l’association des fidèles pourrait garder à sa tête un prêtre. Pas sans l’autorisation de l’autorité ecclésiastique. Et si celle-ci a définitivement privé le prêtre de son droit à célébrer le culte catholique, comment voulez-vous qu’un tribunal civil le lui rende ?

Comment le pourrait-il ? par quel moyen, selon quelles règles, en vertu de quels considérants ? (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche, au centre et à droite.)

Je serais curieux de lire un jugement de cette espèce ; sera-t-il basé sur des considérations philosophiques du genre de celles que vous développiez tout à l’heure ? proclamera-t-il la nécessité de laisser à l’esprit humain le large droit d’évoluer selon ses fantaisies, selon son désir ? De quelque idée qu’il s’inspire, le jugement pourra faire du prêtre d’hier un citoyen de demain, mais il n’en refera pas un prêtre catholique…

M. Lemire. C’est évident !

M. le rapporteur. Quant à l’attribution des biens, je vous répète que sous peine de manquer à la fois d’équité et de logique, il vous est impossible de ne pas la faire conformément à la destination cultuelle des biens en litige. (Applaudissements à l’extrême gauche, au centre, à droite et sur divers bancs à gauche.)

J’aurais compris que la majorité républicaine de la Chambre eût adopté ce raisonnement : « Les biens ecclésiastiques, qu’ils soient à l’Eglise catholique, à l’Eglise protestante ou israélite, peu nous importe, ce ne sont pas des biens à destination cultuelle. Pour nous ils sont à la commune, nous les lui rendons ; elle en fera ce qu’elle voudra. »

C’eût été une méthode ; elle avait sa logique, mais vous avez préféré un autre système. Afin d’assurer la continuité du culte dans les paroisses, désireux de marquer ainsi votre respect pour la liberté de conscience, vous avez dit : « A l’heure où nous enlevons à l’Eglise les ressources du budget de l’Etat, où nous refusons aux communes, aux départements, le droit de leur continuer des subventions, nous ne voulons pas, en les privant par surcroît des biens ecclésiastiques, leur ôter les moyens matériels d’entretenir et par conséquent de pratiquer leur religion. Vous avez décidé, avec nous, que ces patrimoines seraient attribués aux associations cultuelles qui représenteront les églises en vue desquelles elles ont été constituées. Il faut que cette attribution soit loyale, conforme à l’état de fait en face duquel vous vous trouvez. Vous n’avez pas le droit d’imposer arbitrairement des conditions ou de prévoir des cas dans lesquels vos tribunaux civils pourraient être appelés à modifier la constitution même des Eglises. (Vifs applaudissements.)

J’aimais mieux, je l’avoue, la thèse que notre honorable collègue M. Caillaux posait hier avec une certaine crânerie. Elle avait, du moins, le mérite de la netteté. Il avait admis, lui, que les biens étaient la propriété de la communauté des fidèles de quelque façon qu’elle pratiquât son culte.

Il admettait que la condition des prêtres pût se modifier selon leurs désirs personnels et il concluait que les biens devaient suivre, à travers toutes les cabrioles de leur fantaisie. (On rit.) Et il allait jusqu’à affirmer que si la majorité des fidèles était avec un prêtre qui, pour des raisons très respectables à mon point de vue, et qui n’ont pas toujours été condamnées par l’Eglise catholique, se serait séparé de son organisation pour se marier, se créer une famille, les biens pourraient être, quand même, attribués à ce groupement en tant que catholiques. Il aurait du reste pu, poussant plus loin sa thèse et envisageant le cas où la majorité des fidèles catholiques dans une paroisse se ferait protestante – je ne dirai pas israélite, le pas est plus difficile à franchir (Applaudissements et rires.) – conclure encore à la possibilité de l’attribution des biens, même de ceux qui constituent des fondations pour messes.

Mais ici, messieurs, nous sortons du système de la commission, adopté par vous au moins dans son principe, pour revenir au système de mon ami Allard que vous avez rejeté. Pourquoi voulez-vous imposer à votre rapporteur, qui n’en peut mais, un tel manque de logique ? (Applaudissements.)

Messieurs, mû par un vif désir de conciliation républicaine, je serais trop heureux, dans l’intérêt même de la réforme et pour lui donner toute son autorité, de pouvoir vous faire des concessions ; mais elles ne peuvent pas aller jusqu’à substituer votre manière de voir, si je la juge mauvaise, à la mienne, si je persiste à la croire meilleure.

La méthode que je vous propose, je l’ai toujours interprétée, au sein de la commission, de la même manière, et j’entends aujourd’hui des collègues me reprocher un excès de précision qui, au début, me faisaient grief de n’en avoir pas eu assez. Bien des collègues me disent aujourd’hui : « A quoi bon préciser ; vous aviez dit à côté du texte, dans votre rapport à peu près la même chose, mais cela n’engageait à rien. Dans ces conditions nous pouvions voter avec vous. »

Or, parmi ceux qui me tiennent ce langage, je reconnais d’honorables collègues qui, au début, m’ont invité à donner aux tribunaux des indications plus précises. C’est même en partie pour déférer à leur désir que le texte a été modifié. Je ne comprends plus rien à leur attitude d’aujourd’hui. Je suis resté, moi, fidèle à ma manière de voir. Aujourd’hui, comme hier, je prétends que, lorsqu’il s’agira pour un tribunal de régler l’état civil de l’association ayant droit à l’attribution – c’est la question que devra se poser, avant toute autre, le tribunal dans l’espèce qui nous préoccupe – alors la première considération de fait à interpréter sera celle-ci : l’association est-elle sérieuse ? N’a-t-elle pas été constituée par des gens uniquement désireux de se livrer à une fantaisie ? Pour être sérieuse, quelle condition doit-elle remplir ? Il faut qu’elle ait à sa disposition les moyens de réaliser son but. Si c’est une association catholique, elle doit avoir un prêtre catholique, non pas un prêtre selon des préférences républicaines que je ne m’explique guère…

M. Charles Bos. Ah ! non ! pardon, monsieur Briand !

M. le rapporteur. Oh ! monsieur Bos, je vous en prie, épargnez-moi votre indignation…

M. Charles Bos. Mon indignation vaut bien la vôtre.

M. le rapporteur. Je vous en prie, ne faites pas obstacle à ma pensée ; je ne dis rien qui puisse provoquer, de votre part, des manifestations aussi vives. (Vifs applaudissements sur un grand nombre de bancs.)

Il s’agit d’une question sur laquelle chacun a le droit de s’expliquer en toute liberté. Je sens le poids de la responsabilité qui pèse sur moi, que certains de mes amis contribuent à faire peser peut-être plus lourdement encore par les interprétations exagérées auxquelles ils se livrent.

Evidemment, je parle pour la Chambre, pour mes collègues ; je parle aussi pour ma conscience, et je tiens, par surcroît, à m’expliquer devant le pays républicain, car je ne veux pas que demain notre pensée, nos intentions puissent être travesties et dénaturées. (Applaudissements.)

J’affirme à nouveau qu’ayant admis le principe de l’attribution des biens selon leur affectation, vous ne pouvez pas raisonnablement envisager le cas où des fondations pour messes catholiques seraient susceptibles de passer à l’Eglise protestante ou à l’Eglise israélites ? C’est impossible. (Applaudissements à l’extrême gauche, au centre et à droite.)

M. Jaurès. C’est évident.

M. le rapporteur. Et personne n’a osé du reste, envisager nettement cette éventualité à la tribune. Pour nous critiquer, on a dû se réfugier dans des formules vagues, générales, jeter à la Chambre de ces phrases qui produisent parfois un certain effet, mais qui ne contiennent pas toujours des arguments décisifs.

Messieurs, je demande que l’on sorte de ces généralités, que l’on nous indique, en toute clarté, ce que l’on attend de cette loi. (Applaudissements à l’extrême gauche et au centre.)

Comment ? C’est un membre de phrase introduit dans l’article 4, en conformité de vues avec les termes mêmes du rapport de la commission, qui cause à gauche, tout ce désarroi ? Qu’a-t-elle donc changé, au fond, cette phrase impressionnante ? En fait, rien, et vous le savez bien, et vous deviez le reconnaître si vous n’avez pas le désir de voir appliquer la loi, non plus d’après son texte, mais selon des arrière-pensées qui n’osent même pas s’affirmer au grand jour.

Je ne veux rien exagérer. Pourtant, je dois le dire, j’ai éprouvé quelque tristesse à m’entendre reprocher, par des républicains, d’avoir mérité les applaudissements du centre et de la droite. Qu’ils sachent bien qu’en affirmant mon opinion à cette tribune, je ne préoccupais nullement de savoir si je serai applaudi à droite, au centre ou à gauche. (Vifs applaudissements.)

Certes, j’ai le vif désir de rester en communion étroite, intime avec mes amis…

M. Bernard Cadenat. Vous accomplissez un acte courageux !

M. le rapporteur. …mais je dis que lorsqu’un a le véritable sentiment de sa dignité et de son devoir, c’est surtout à ses amis, quand on les suppose dans l’erreur et qu’on a la conviction intime, honnête, loyale de posséder, soi, la vérité, qu’il ne faut pas hésiter à la dire, au risque de les choquer momentanément. (Nouveaux applaudissements.)

M. Maurice Allard. N’ai-je pas affirmé un système net et précis dès le commencement même des travaux de la commission ?

M. le rapporteur. Je le sais, monsieur Allard ; vous, du moins, vous vous êtes montré logique. Je parle pour ceux qui me reprochent d’avoir précisé une pensée à laquelle je suis resté fidèle. Que pouvions-nous répondre à nos collègues du centre et de la droite – ce n’est pas parce qu’ils sont des adversaires politiques, que nous devons mépriser leurs questions lorsqu’elles sont justifiées – quand ils sont venus nous dire : « Ce que vous avez écrit dans votre rapport, d’accord avec vos collègues de la commission, nous vous demandons simplement de l’insérer dans le texte de la loi ?

Vous le leur auriez refusé ? Mais par quelles raisons et sous quels prétextes ? Vous n’auriez pu expliquer votre refus que par le désir de laisser aux tribunaux la faculté de méconnaître les indications du rapport. Et ce ne sont pas des choses que l’on peut dire dans une Assemblée, quand on la respecte et que l’on se respecte soi-même. (Vifs applaudissements.)

Messieurs, j’ai dit en quoi consiste le malentendu qui nous sépare : il est léger, il est futile, il est insignifiant, il n’est pas pour compromettre une réforme comme celle-ci. En tout cas, soyez-en certains, le pays républicain ne s’y trompera pas, il comprendra notre pensée ; il approuvera qu’au moment où nous réalisons une réforme appelée à modifier un régime séculaire, nous ayons pris, par un légitime souci des intérêts de la République, la précaution de ménager les transitions. Vous voulez faire une loi qui soit braquée sur l’Eglise comme un révolver ? Ah ! vous serez bien avancés quand vous aurez fait cela ! Et si elle ne l’accepte pas, votre loi ? Si elle entre en révolte contre elle ? Si, dans toutes les paroisses, elle peut, avec une apparence de raison, justifier cette révolte, si elle parvient ainsi à déchaîner des colères contre la République, que direz-vous ? que ferez-vous ? Ne sentez-vous pas quelle responsabilité pèserait sur vous si, pour vous être lancé à la poursuite d’une chimère, vous aboutissiez à une réforme inacceptable pour l’Eglise et pour le pays lui-même ? (Applaudissements.)

C’est pour mettre en échec l’autorité des évêques, c’est pour protéger contre elle la liberté des curés que vous exposeriez la République en danger ? Mais, messieurs, les curés et leurs fidèles sauront bien se défendre eux-mêmes contre l’arbitraire éventuel des évêques.

En régime de séparation, celui-ci ne sera plus le personnage qu’il est aujourd’hui. Il faudra qu’il vive avec son Eglise, il devra tenir compte des exigences des milieux. Il n’aura pas intérêt à brimer les paroisses, au risque de mettre en insurrection, contre son autorité despotique, les petits prêtres et les fidèles.

C’est là qu’est la vérité de la situation. (Vifs applaudissements.)

M. Jaurès. Voilà la vérité !

M. Camille Pelletan. (Ironiquement). Le beau billet qu’a la Châtre !

M. le rapporteur. C’est dans cette situation nouvelle, créée par la séparation elle-même que résidera, plus sûrement que dans l’intervention possible des tribunaux, la sécurité des paroisses. Reconnaissez-le donc et acceptez le texte que la commission vous propose. J’espère que mes explications vous rendront possible ce vote et je m’excuse de les avoir faites si longues. Mais je tenais à vous faire connaître toute ma pensée, afin de vous permettre de vous prononcer en pleine connaissance de cause. (Vifs applaudissements sur un grand nombre de bancs.)

Voix nombreuses. Aux voix ! – La clôture !