Il y a un siècle....

Sur l’exercice public du culte.
Séance du 30 janvier 1907

 

 

 

[…]

M. Aristide Briand, ministre de l’instruction publique, des beaux-arts et des cultes. Messieurs, malgré les inflexions caressantes de sa voix pour nous faire comprendre la légèreté de son amendement (Sourires), l’honorable M. Meunier voudra bien admettre que le Gouvernement ne le prenne pas avec la même légèreté. Il en a compris ― que l’honorable M. Meunier en soit bien convaincu ― toute la portée. Il a parfaitement vu qui il vise, et il n’est pas très certain que ce soit seulement l’Eglise catholique que vise l’honorable M. Meunier. (Applaudissements et rires au centre et sur divers bancs à gauche.)

Quoi qu’il en soit, la Chambre étant saisie de cet amendement, il faut le discuter.

L’honorable M. Meunier n’a pas bien posé la question en essayant de le rattacher au manifeste des évêques. La question est beaucoup plus simple. Nous vous proposons une loi de liberté pour tous les citoyens. M. Meunier dit : « Elle est bonne ; je m’y suis rallié au sein de la commission et je la voterai ». Eh bien ! quand une loi est bonne, quand elle est une loi de liberté et bénéficie à tous les citoyens convient-il d’en ajourner l’application ? Voilà la question qui se pose.

Je mets au défi qui que ce soit de justifier l’ajournement de la mise à exécution de cette loi.

Qu’entraînerait-il en effet ? Le Parlement aura décidé qu’il est inutile de continuer à imposer à des citoyens ou à une catégorie de citoyens une formalité qui fait obstacle à la pleine liberté de réunion. Voilà ce qu’aura dit la loi. Mais des lois antérieures qui maintenaient cette formalité resteront en vigueur pendant un mois ; de sorte que, pendant ce mois, alors que la formalité aura été atteinte dans son principe, alors qu’elle aura perdu toute force coercitive. Il faudra quand même que le Gouvernement fasse dresser partout contre les prêtres qui ne se plieront pas à l’article 3 de la loi de 1907, condamné par la loi nouvelle, des procès-verbaux et qu’il les poursuive. Dans quel but ?

M. le président du conseil. C’est de la pure folie.

M. le ministre des cultes. Comment les représentants du Gouvernement pourront-ils à la barre justifier des poursuites de cette nature ? Je vous le demande.

M. le président du conseil. Aucun gouvernement ne le fera !

M. le ministre des cultes. L’article 3, il est abrogé par la loi actuelle que vous avez jugée nécessaire, que vous avez considérée comme indispensable ; et vous venez nous demander d’appliquer cet article aux citoyens qui ont voulu bénéficier par avance de la liberté que la loi leur accorde !

Dans un mois ils seront dispensés de cette formalité ; mais comme, dans le présent, ils ne l’ont pas accomplie, nous les poursuivrons et nous les ferons condamner.

M. le président du conseil. Il faut savoir ce qu’on veut !

M. le ministre des cultes. Dans quelles conditions seront-ils condamnés ? Il faut le savoir aussi.

Je crois avoir lu à un moment donné, lorsque, dans une circulaire, j’interprétais la loi de 1905 et lorsque je voulais appliquer au culte catholique, même n’ayant pas formé d’associations, les formalités de l’article 25 de la loi de 1905, je crois avoir lu un article de M. Meunier, qui fut un des premiers à se révolter contre une telle prétention de ma part, et qui, s’inspirant des principes de la liberté de conscience, disait : Mais ce sont des formalités absurdes, inutiles et vexatoires ; vous ne pouvez pas assimiler l’exercice du culte à une réunion publique ; vous avez tort d’exiger de déclarations. (Mouvements divers).

M. Meunier lui-même, dès ce moment, nous invitait à y renoncer, et à l’heure où nous lui donnons satisfaction de manière qu’il se déclare prêt à voter la loi, voici qu’il vient nous reprocher de capituler quand il avait, par ses articles, devancé notre capitulation !

Je n’y comprends plus rien ! (Vifs applaudissements sur un grand nombre de bancs).

Mais qui serait touché, Messieurs, par l’application de l’article 3 de la loi de 1907 ? Quels prêtres atteindrions-nous ?

D’abord, il en est beaucoup dans la paroisse desquels la déclaration a été faite. Ceux-là, nous ne pourrons pas les poursuivre ; ceux-là garderont leurs allocations. Pourtant ils n’y auront aucun mérite ; la formalité a peut-être été accomplie malgré eux et contre eux.

Voilà un des résultats de l’amendement déposé par M. Paul Meunier !

M. Maurice Allard. Alors pourquoi avez-vous fait voter l’article 37 ?

M. le ministre des cultes. Messieurs, si je ne vous avais pas présenté l’article 3, alors que la formalité existait pour tous les citoyens, vous auriez eu le droit de me faire ce reproche ; vous auriez eu le droit de me dire : Pourquoi créez-vous un privilège au profit d’une catégorie de citoyens ?

Je l’ai dit hier soir, je le répète aujourd’hui : nous avons été obligés d’imposer cette formalité aux catholiques parce qu’elle était obligatoire pour tous les autres citoyens. Lors de la discussion de la loi de 1907, répondant à M. Dumont au nom du Gouvernement, je disais : « Le jour où vous nous proposerez de supprimer cette formalité pour tous, le Gouvernement sera prêt à vous suivre dans cette voie de liberté. »

M. le président du conseil. Parfaitement !

M. le ministre des cultes. C’est ce qu’il a fait. Par conséquent il a été logique avec ses déclarations.

Ce qui ne serait pas logique, aujourd’hui qu’il a obéi en quelque sorte à vos suggestions, ce serait de lui demander de catégoriser. Car, en somme, l’amendement n’a pas un autre but.

Il faut le dire clairement : M. Paul-Meunier ne veut pas faire dresser de procès-verbaux contre les citoyens qui, usant de la tolérance, ne feraient pas de déclaration pour les réunions publiques ; ceux qu’il veut atteindre, ce sont uniquement les prêtres catholiques. (Très bien ! très bien ! à gauche et au centre.)

Il veut supprimer leurs allocations.

A l’extrême gauche. Parfaitement.

M. le ministre des cultes. Eh bien ! il faut le dire avec franchise. (Vifs applaudissements sur un grand nombre de bancs. ― Interruptions à l’extrême gauche.)

J’admettrai que vous prissiez la responsabilité de déposer une proposition de loi supprimant nettement et immédiatement les allocations pour tous les prêtres.

M. Varenne. Ce n’est pas nécessaire ; la loi existe.

M. Maurice Allard. Il y a l’article 3 et ses sanctions, que vous avez votées vous-même.

M. le ministre des cultes. Mais ce dont je me plains, c’est de vous voir recourir à un moyen détourné… (Applaudissements au centre et sur plusieurs bancs à gauche. ― Interruptions à l’extrême gauche.)

M. Levraud. C’est votre loi ! Ce n’est pas un moyen détourné.

M. le ministre des cultes. Je le considère comme tel, Monsieur Levraud.

M. Levraud. Vous nous avez fait voter cet article il y a un mois, et aujourd’hui vous le combattez !

M. le ministre des cultes. Non, il y a un mois, j’ai expliqué les raisons pour lesquelles l’article figurait dans notre projet et, répondant à M. Dumont, je me suis engagé à entrer dans ses vues le jour où l’on nous apporterait une proposition générale.

Voilà ce que j’ai déclaré.

Je fais appel à votre souvenir.

Au banc de la commission. C’est parfaitement exact.

M. le ministre des cultes. Du moment où vous votez une loi supprimant une formalité gênante pour les citoyens reconnue gênante par vous-mêmes, je ne vois pas pourquoi vous nous demanderiez aujourd’hui de la maintenir pendant un délai d’un mois. C’est tout à fait inexplicable. Si vous visez le but que j’ai indiqué tout à l’heure, prenez l’initiative d’une proposition très nette dans ce sens !

Je comprenais l’amendement que proposait dans la séance d’hier soir M. Allard. Il était logique, en disant : La liberté pour tous, sauf pour les prêtres catholiques !

M. Walter. C’est inexact.

M. le ministre des cultes. L’amendement portait : « La formalité de la déclaration sera supprimée pour tous les citoyens, sauf pour les prêtres catholiques. » (Exclamations.)

M. Walter. Sauf pour ceux qui exerceront un culte. (Exclamations.)

M. le ministre des cultes. C’est cela ! Et je dois reconnaître qu’en cela l’honorable M. Meunier était d’accord avec l’honorable M. Allard, car il a voté son amendement. Mais la Chambre, elle, ne l’a pas voté ; elle l’a repoussé, indiquant par là, d’une façon très nette, qu’elle ne voulait pas entrer dans la voie où l’on essaye de l’engager aujourd’hui.

Eh bien ! Messieurs, nous persistons dans la politique que j’ai exposée hier. Vous êtes absolument libres de ne pas l’approuver, mais encore faut-il nous dire si vous êtes avec nous ou si vous êtes contre nous. Voilà ce que je vous demande. (Applaudissements à gauche et au centre.)

Nous n’avons nullement l’intention, ni même le désir, je vous l’assure, ― je parle pour moi en ce moment-ci ―…

M. le président du conseil. Et vous pouvez parler pour moi aussi.

M. le ministre des cultes. … de nous maintenir au pouvoir contre votre volonté. (Applaudissements.)

Sur divers bancs. Ce n’est pas la question.

M. Levraud. Il s’agit des intérêts supérieurs de la République.

M. le ministre des cultes. Je connais les intérêts supérieurs de la République.

Mais quand on s’inspire d’eux, c’est toujours avec une certaine franchise. Eh bien ! nous vous demandons d’avoir la franchise de nous dire carrément ici…

M. le président du conseil. Très bien !

M. le ministre des cultes. … si vous êtes pour notre politique ou contre elle. (Vifs applaudissements à gauche et au centre.)

Nous ne voulons pas rester plus longtemps dans la situation grave où nous sommes…

M. Jaurès. Vous êtes injuste.

M. le ministre des cultes. Monsieur Jaurès, je ne suis pas injuste. Je sais parfaitement qu’il y a ici une majorité à gauche très nettement favorable à notre politique, l’approuvant, en constatant les heureux effets dans le pays ; mais vous ne nierez pas, vous reconnaîtrez avec moi qu’il y a aussi certains travaux souterrains sous nos pas… (Applaudissements à gauche et au centre. ― Interruptions à l’extrême-gauche.)

M. Jaurès. Mais non ! Permettez-moi de dire un mot.

M. le ministre des cultes. Je vous demande pardon, Monsieur Jaurès ; je préfère m’expliquer jusqu’au bout.

M. Jaurès. Eh bien ! je demande la parole.

M. le ministre des cultes. Il vaut mieux que les choses soient dites nettement et clairement ; c’est le véritable moyen de dissiper les malentendus qui peuvent exister entre quelques-uns des membres de cette Assemblée et le Gouvernement. (Très bien ! très bien !)

Je crois avoir donné à la Chambre la conviction que j’ai plutôt l’habitude de parler clair. Nous avons besoin d’être, nous, sur un terrain solide ; nous ne voulons pas, à chaque instant, sentir la terre remuer sous nos pieds, à la faveur de certains travaux que nous sentons bien.

Messieurs, je vous l’ai dit hier : si nous avions, par des voies blâmables, essayé de vous entraîner à une politique dont vous ne vouliez pas, nous serions coupables et vous auriez le droit de nous le reprocher. Mais notre politique, nous vous l’avons fait connaître dès la première heure et, chaque fois qu’il vous a plu d’ouvrir un débat sur notre attitude, sur nos actes, nous avons été à votre disposition pour vous répondre. Vous ne vous êtes pas fait faute d’instituer des discussions, au fur et à mesure que les événements se déroulaient ; et vous me rendrez cette justice que je n’ai pas fui ces discussions, que je me suis expliqué nettement avec vous. Nous avons été approuvés et, forts de votre approbation, nous persévérons dans notre politique.

Lorsque, l’Eglise entrant en révolte contre la loi, nous vous avons annoncé que nous ferions constater, par des procès-verbaux dans toutes les communes, l’état d’illégalité où elle s’était mise, nous avons été accueillis, il faut bien le dire, par une certaine froideur ; même à gauche, et parmi ceux que je vois très ardents aujourd’hui pour réclamer qu’on dresse des procès-verbaux, combien étaient-ils qui ont protesté en disant que nous allions créer de l’agitation dans les communes, que nos menaces seraient dérisoires, que les 40,000 procès-verbaux dressés partout et qui devraient être renouvelés ne serviraient qu’à ridiculiser la République !

M. le président du conseil. C’est cela !

M. le ministre des cultes. C’est parce que nous avons tenu compte de vos indications que nous nous trouvons aujourd’hui aux prises avec les critiques qui nous sont adressées.

Eh bien ! il faut en finir ! La loi qui vous est présentée, vous pouvez la voter ou la repousser ; mais quand vous l’aurez votée, vous ne pourrez pas nous demander, alors surtout qu’elle apporte une liberté pour tous les citoyens, d’en ajourner l’application, d’exiger encore une formalité qui viendra d’être condamnée par elle, de dresser des procès-verbaux contre ceux qui ne s’y soumettront pas, de les faire poursuivre.

Vous ne voulez pas que nous tombions ce ridicule. Nous ne le pouvons pas. (Vifs applaudissements à gauche et au centre.)

M. Walter. Alors rétablissons le budget des cultes et que cela finisse ! (Exclamations sur divers bancs.)

M. le ministre des cultes. Rétablissons le budget des cultes ! dites-vous. C’est toujours la même chose : des accusations vagues, imprécises, comme celles qu’on propage, non en séance ― c’est plus difficile, on est sous l’œil du public, ici ― mais dans certains coins. On cherche à créer, à la faveur des événements, une émotion qui pourrait se traduire à un moment donné par des bulletins d’hostilité contre le Gouvernement. C’et ici que nous attendons vos griefs. (Très bien ! très bien à gauche.)

Je l’ai déjà demandé hier : qu’on vienne nous dire à quel moment nous avons capitulé devant l’Eglise et par quels actes s’est manifestée notre capitulation, quelle faiblesse nous avons marquée, ce que l’Eglise a gagné à résister à la loi ! Voilà ce que je vous demande, au lieu de vous contenter d’affirmer que nous avons fait montre de faiblesse et de défaillances.

Il faut avoir la franchise de ses accusations, il faut les exposer avec netteté, de façon que le Gouvernement ait devant lui quelque chose de solide avec quoi il puisse se prendre corps à corps. (Applaudissements.)

Cela dit, au nom du Gouvernement, je demande à la Chambre de repousser la motion d’ajournement que l’honorable M. Meunier n’a pas essayé de justifier… (Exclamations à l’extrême gauche.)

Il l’a justifié non par des raisons tirées du fond de l’amendement lui-même, mais par des considérations générales que j’ai discutées hier, qui ne sont pas en cause ici et sur lesquelles je n’éprouve pas le besoin de revenir. (Vifs applaudissements à gauche et au centre.)