Il y a un siècle....

A l’occasion des grandes grèves des chemins de fer.
Séance du 29 octobre 1910

 

 

[…]

M. Aristide Briand, président du conseil. Messieurs, je me félicite de cet incident ; en effet, parce que vous avez entendu de la bouche de M. Jaurès il n’y a que quelques instants, quand il était à la tribune, et ensuite lorsqu’il a répondu à ma demande d’explications, vous pouvez juger si M. Jaurès est autorisé pour qualifier ou disqualifier les ministres de son pays. (exclamations à l’extrême gauche. ― Très bien ! très bien ! à gauche et au centre.)

Je n’insiste pas davantage (Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs) et je vous demande la permission d’entrer dans les explications que je me propose de donner à la Chambre.

D’abord, et je le déclare avec force, si le Gouvernement n’avait pas eu conscience d’avoir mis au service de la cause des travailleurs de la voie ferrée toute sa bonne volonté, il n’eût pas été qualifié pour agir, en face des événements, avec la fermeté qu’il a montrée. Mais c’est parce que, depuis plusieurs mois, il n’avait cessé d’intervenir auprès des directeurs des compagnies dans l’intérêt de leur personnel, c’est parce qu’il n’avait cessé de se mettre à la disposition de celui-ci, c’est parce que, d’accord avec ce personnel ou ses représentants syndiqués, une procédure avait été proposée par lui, acceptée par eux, que, les pourparlers ayant été rompus dans des conditions inadmissibles que j’ai dites, par une déclaration de grève que rien ne pouvait excuser, que rien ne pouvait justifier, le Gouvernement s’est vu dans la nécessité d’agir comme il l’a fait.

Il a pris, Messieurs, dans ces circonstances pénibles, dans ces circonstances douloureuses, toutes ses responsabilités, avec la conviction profonde de servir le pays, la cause de la liberté et de la République. (Applaudissements à gauche et au centre.)

Dans tous ces débats, on a entendu parler du droit de grève pour les travailleurs de la voie ferrée. Je veux bien reconnaître qu’il n’existe aucun texte spécial qui s’oppose à ce que des travailleurs de la voie ferrée fassent grève. J’admets pour l’instant que ce droit de grève théorique leur appartienne effectivement et qu’ils aient pu légalement en user.

Mais, Messieurs, il faut bien cependant le dire à cette tribune : il y a un autre droit dont il n’a jamais été question dans ce débat et qui est supérieur à tous les autres : c’est le droit de la société à vivre. (Vifs applaudissements à gauche et au centre.)

Il n’est pas de liberté, si respectable soit-elle, il n’est pas de liberté particulière ou corporative dont l’exercice soit susceptible de porter atteinte au droit de la nation à la vie. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.)

Ce droit est fait nécessairement de toutes les concessions sur les droits particuliers, sur les libertés particulières ; et quand il est en cause, devant lui tout doit s’incliner, Messieurs, pourvu que, défendant son existence et recourant, le cas échéant, à des mesures exceptionnelles, la société se tienne dans les limites de la légalité. Tout le problème est là. (Applaudissements à gauche et au centre.)

M. Edouard Vaillant. Vous avez violé la légalité en mobilisant les cheminots !

M. le président du conseil. Messieurs, je ne nie pas que le Gouvernement ait appliqué des mesures exceptionnelles.

Il faut se rappeler les faits en présence desquels subitement il s’est trouvé.

J’ai dit et je répète que la grève était préparée dès longtemps avec le caractère que j’ai dénoncé et qu’on n’ose pas démentir. (Exclamations ironiques à l’extrême gauche.) J’ai dit et je répète qu’elle devait forcément s’accompagner d’actes violents, d’actes graves et je l’ai prouvé.

M. Vaillant. La grève a été professionnelle.

M. le président du conseil. Puisque sur ce point des démentis persistent, permettez-moi de faire passer sous vos yeux deux documents significatifs.

L’honorable M. Millerand vous a lu, au cours de son discours, une brochure d’un employé du réseau de l’Ouest-Etat, dans laquelle cet agent indiquait à ses camarades qu’en cas de grève il ne fallait pas hésiter à recourir au sabotage et, dans l’Humanité, à la date du 15 septembre, sous la signature d’un de ses principaux rédacteurs commentant cette brochure, sous la couverture morale de l’honorable M. Jaurès, directeur, que disait-on ?

C’était un mois avant la grève.

« Le citoyen Renault, on le voit, explique l’auteur de l’article, ne recommande nullement la destruction du matériel de la compagnie ; il cherche tout simplement à assurer l’exercice normal du droit de grève en rendant le matériel inutilisable pendant quelques jours. » (Rires à gauche et au centre.)

Voilà ce que dans l’Humanité on écrivait un mois avant la grève et on ajoutait : « C’est pourquoi, afin d’assurer l’exercice du droit de grève menacé par les dirigeants, les cheminots ont le devoir de rechercher comment ils empêcheront momentanément la mise en usage du matériel des compagnies où la grève sera proclamée. »

Tel est le langage qu’au mois de septembre, avant la déclaration de grève, alors que le Gouvernements employait de toutes ses forces à l’éviter, on tenait dans le journal de M. Jaurès. (Applaudissements à gauche et au centre.)

Mais, Messieurs, peut-on contester qu’ensuite des actes de sabotage aient été commis ? Ce serait nier l’évidence. Certains de ces actes ont été portés à la barre des tribunaux. Il en est résulté des condamnations d’agents qui ont reconnu s’être laissé entraîner à commettre ces actes.

Et depuis, dans un journal qui, côte à côte avec l’Humanité, a mené la campagne de grève, dans un journal que les automobiles transportaient, par ballots avec les ballots de l’Humanité dans la Guerre sociale, qu’a-t-on dit ?

« Leur œuvre de solidarité et de vengeance accomplie intelligemment, lit-on dans le numéro du 25 octobre, les bons bougres rentrèrent chez eux, la main droite ignorant ce qu’avait cisaillé la main gauche (Rires et applaudissements au centre et à gauche) en fredonnant le chant des saboteurs désormais célèbre de notre ami Gaston Couté… »

A l’extrême gauche. Ce ne sont pas les cheminots.

M. le président du conseil. « ― Celui qui l’a fait, il est de son village.

« Ils travaillèrent si bien, que l’honorable M. Lépine, l’honorable M. Hennion, chef de la sûreté générale et le non moins honorable M. Hamard, chef de la sûreté parisienne, et le sympathique M. Guichard, chef de la redoutable brigade des anarchistes, ne purent, dit-on, s’empêcher de s’écrier : « Depuis la grève des postiers, ils ont fait des progrès, les bons bougres ! » Allons, allons ! le progrès est sensible sur toute la ligne. Ce n’est pas encore parfait. Mais la prochaine fois, on tâchera de faire mieux. »

Et plus loin, en post scriptum, voici ce qui est dit :

A l’extrême gauche. Etaient-ce des cheminots qui disaient cela ?

M. Ringuier. Vous savez manier l’épouvantail.

M. le président du conseil. « Hé ! les saboteurs ? Je lis dans les journaux ― car depuis que mon état de santé commence à s’améliorer, je puis les lire ― qu’on lance des pierres sur les wagons en marche, au risque d’atteindre des voyageurs, ou sur les locomotives, au risque d’atteindre des cheminots qui ne sont pas des jaunes, ou qu’on fait des sabotages qui pourraient provoquer des catastrophes terribles. J’espère que ce ne sont que des inventions de la presse reptilienne. Qu’on sabote le matériel inerte des compagnies ou qu’on tutoie les lignes télégraphiques ou téléphoniques de l’Etat dont la chute met sur les dents la police, mais ne tue personne, je n’y vois pas d’inconvénient. »

Et alors, l’auteur de l’article indique que le sabotage du matériel doit continuer.

Plusieurs membres à l’extrême gauche. Lisez jusqu'au bout !

M. le président du conseil. « Si je n’avais la crainte salutaire du code pénal… »

Au centre. Ah ! Ah !

M. le président du conseil. «… de la loi de 1845 sur les chemins de fer et de la loi de 1881 sur la presse, revue, corrigée et aggravée par la loi de 1893, j’oserais même dire que je le verrais avec plaisir. En tout cas, ils hâteraient infailliblement la réintégration des cheminots incarcérés, deux satisfactions que tous les bons bougres se sont juré d’obtenir. (Rires ironiques au centre et à gauche.) Mais les sabotages de ce genre, maintenant surtout que la grève est terminée, sont indéfendables à tous les points de vue, ils sont franchement idiots. » (Ah ! Ah ! à l’extrême gauche.)

Non, Messieurs, ne triomphez pas. L’auteur de l’article fait une distinction, il dit : « Maintenant que la grève est terminée, les sabotages qui peuvent entraîner mort d’homme sont idiots. Mais il y a les autres ! » (Interruptions et bruit prolongé à l’extrême gauche.)

Messieurs, je vais descendre de la tribune si cette séance doit prendre le caractère qu’a eue celle de mardi. (Applaudissements à gauche et au centre.)

Donc, Messieurs, le Gouvernement avait tout lieu de croire, de prévoir que la grève aurait un caractère grave. Des journaux ― j’en pourrais citer de nombreux extraits ― rendant compte des visites que faisaient sur les différents points des réseaux certains membres du futur comité de grève, rapportaient ainsi le langage tenu par eux : parlant des mesures de précaution prises par le Gouvernement, ces militants disaient qu’on saurait bien les rendre inutiles, que les cheminots agiraient avec l’énergie nécessaire, qu’ils connaissaient les points faibles des voies, qu’ils savaient ce qu’il fallait déranger dans une machine pour la rendre indisponible, et que les bourgeois feraient bien de s’abstenir de monter dans les wagons dès le commencement de la grève, car il pourrait y avoir péril pour eux à circuler sur les voies ferrées.

Voilà ce que tout le monde a pu lire dans tous les journaux spéciaux qui relataient ces réunions.

Il était donc certain pour nous que les choses se passeraient ainsi et, dès lors, c’était un devoir impérieux qui s’imposait à nous, comme il se serait imposé à tout gouvernement, de mettre obstacle à une grève qui devait avoir nécessairement un tel caractère.

Ah ! Messieurs de l’extrême-gauche, quand ceux qui vous ont envoyés ici, quand les travailleurs qui vous ont élus liront vos discours, savez-vous ce que, dans leur for intérieur, ils penseront ? « Mon élu, se diront-ils, s’est montré crâne à la tribune, il a dit au président du conseil son fait, il n’a pas eu peur. C’est là un bon représentant. » Et puis, in petto, ils ajouteront : S’il avait été ou s’il doit être un jour à la place du président du conseil, qu’aurait-il fait, que ferait-il ? » Ils conclueront : « Mon élu, comme maire, ayant à exercer une fonction qu’il a assumée, n’étant plus seulement dans la théorie, mais dans la pratique, aux prises avec les devoirs de cette fonction, n’hésite pas, quand l’ordre est troublé dans la rue, à y mettre les agents, ou alors il n’est pas digne de son mandat. (Applaudissements sur divers bancs à gauche et au centre.) Il n’hésite pas à prendre ses responsabilités et, s’il se trouvait à la tête du Gouvernement, il lui serait impossible d’agir autrement que ne l’a fait le Gouvernement de M. Briand. » (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

En tout cas, pour nous, nous trouvant en présence de ces responsabilités, nous les avons assumées et nous n’avons pas hésité à recourir à des mesures exceptionnelles très graves, mais que la loi autorisait. (Non ! Non ! à l’extrême gauche.) La loi permettait au Gouvernement, au ministre de la guerre de prendre le décret qui est intervenu, d’organiser la militarisation à laquelle vous avez assisté, et, si de cette grève il reste quelque chose d’heureux, ce sera la persistance de cette organisation. Elle a joué dans des conditions de nature à nous réconforter au point de vue patriotique. (Applaudissements à gauche et au centre. ― Exclamations ironiques à l’extrême gauche).

Les cheminots qui n’allaient pas de cœur à cette grève, qui la redoutaient, qui étaient terrorisés (Applaudissements sur les mêmes bancs), les cheminots ont été heureux que le Gouvernement leur donnât le prétexte patriotique, qu’ils cherchaient, de se soustraire à une tyrannie insupportable. (Vifs applaudissements au centre et à gauche. ― Exclamations à l’extrême gauche.) Ils ont répondu tous à l’ordre d’appel, alors que certains leur donnaient publiquement le conseil ― le décret, affirmaient-ils, étant illégal ― de ne pas y répondre, c’est-à-dire de mettre le pays dans la situation la plus grave et la plus humiliée qui puisse subir une nation. Messieurs, les cheminots n’ont pas écouté ces excitations ; ils se sont rendus là où le devoir les appelait. (Applaudissements à gauche et au centre.)

En les y appelant, le Gouvernement, prenant une lourde responsabilité, avait conscience de faire son devoir.

Messieurs, je vous ai dit tout à l’heure qu’il est un droit supérieur à tous les autres, c’est le droit, pour une collectivité nationale, de vivre dans son indépendance et dans sa fierté. Or, un pays ne peut pas rester les frontières ouvertes ; non, Messieurs, cela n’est pas possible. (Applaudissements à gauche et au centre.)

M. Charles Dumas. C’est vous qui l’avez dégarnie !

A l’extrême gauche. Pour servir les compagnies !

M. le président du conseil. Et je vous dirai une chose, Messieurs, qui va vous faire bondir peut-être d’indignation : si pour défendre l’existence de la nation le Gouvernement n’avait pas trouvé dans la loi de quoi rester maître de ses frontières, s’il n’avait pu disposer à cet effet de ses chemins de fer, c’est-à-dire d’un instrument essentiel de défense nationale, eh bien, aurait-il dû recourir à l’illégalité, il y serait allé. (Vifs applaudissements au centre et sur divers bancs à gauche. ― Violente protestation et bruit prolongé à l’extrême gauche et sur d’autres bancs à gauche.)

M. Compère-Morel. Vous êtes un dictateur ! Vous ne parlerez plus.

A l’extrême gauche et sur plusieurs bancs à gauche. Assez ! ― Démission ! Démission !

M. Jean Cruppi. C’est une parole abominable !

M. Charles Dumont. Il y avait à réunir les Chambres et certainement vous nous auriez appelés.

M. le président. M. le président du conseil demande à s’expliquer. ( Non, Non ― Clameurs et bruit à l’extrême gauche et à gauche.)

Au centre. Parlez ! (Vives exclamations et bruit prolongé à l’extrême gauche.)

A l’extrême gauche. Assez, Assez ! ― Démission ! Dictateur ! (Bruit continu.)

M. Ferdinand Buisson Vive la loi !

M. le président. Messieurs, veuillez cesser ce bruit. Il faut bien que vous permettiez à M. le président du conseil de s’expliquer.

M. le président du conseil. Messieurs, laissez-moi m’expliquer !

Voix nombreuses à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche. Non ! ― Vous ne parlerez pas ! (Tumulte)

M. le président. La parole est à M. le président du conseil pour s’expliquer.

(Vives dénégations et clameurs à l’extrême gauche et sur plusieurs bancs à gauche.)

M. le président du conseil. J’ai le droit de m’expliquer… (Bruit prolongé.)

A l’extrême gauche. Non ! Non ! ― A bas le dictateur !

Plusieurs membres à gauche. Vive la loi ! ― Vive la République !

M. le président du conseil. Je réclame pour moi la liberté de la tribune.

M. le président. Messieurs, c’est le droit du Gouvernement de s’expliquer et vous ne pouvez pas le lui enlever. Veuillez laisser parler M. le président du conseil.

M. le président du conseil. Messieurs, vous n’avez pas le droit, par une obstruction systématique, de m’empêcher de parler… (Interruptions et bruit à l’extrême gauche.)

A l’extrême gauche. Non !Non ! ― Démission ! démission ! (Tumulte.)

M. le président du conseil, se tournant vers la gauche. Messieurs de la majorité républicaine, il n’est pas douteux que vous assistiez à une véritable comédie, mais vous ne serez pas dupes du piège qui m’est tendu. (Applaudissements à gauche, au centre et à droite. ― Bruit prolongé à l’extrême gauche.)

L’exagération même des cris que vous entendez indique le but d’obstruction poursuivi de ce côté de l’Assemblée. (Applaudissements au centre et à droite. ― Tumulte à l’extrême gauche.) Personne n’a pu se méprendre sur le sens de mes paroles, ni sur la portée de la thèse que je soutenais au moment où l’on m’a interrompu ; personne n’a pu supposer que je préconisais le recours à l’illégalité, puisque je venais de dire précisément que les mesures exceptionnelles prises par le Gouvernement l’avaient été dans les limites de la loi.

J’ajoutais, affirmant le droit absolu, imprescriptible, supérieur à tous autres, d’une nation à la vie, que, dans le cas où les frontières se trouveraient ouvertes à l’invasion, à défaut d’une loi ayant prévu le cas d’une indisponibilité des chemins de fer, un gouvernement serait excusable, en vertu de ce droit supérieur, de recourir à des mesures mêmes extra-légales. (Applaudissements à gauche, au centre et à droite. ― Bruit continu à l’extrême gauche).

Mais cette doctrine, Messieurs de la gauche, est celle de la Révolution ; c’est la pure doctrine de Danton. Est-ce que vous ne la reconnaissez plus ? Est-ce que vous la reniez ? Ce que veulent les hommes de violence qui m’empêchent de parler, c’est, n’ayant pu triompher par la raison, par la force des arguments, du Gouvernement qui vient d’arracher le pays au désordre, le renverser par l’obstruction en bâillonnant sa parole. (Vifs applaudissements au centre et sur divers bancs à gauche. ― Tumulte à l’extrême gauche.)

Ils ne nous pardonnent pas d’avoir sauvé le pays de l’anarchie, de l’avoir mis à même de vivre sa vie. (Tumulte sur les mêmes bancs.)

A l’extrême gauche. Démission ! Démission !

M. le président du conseil. Leur passion de haine s’exerce sur vous, républicains, pour vous contraindre, par l’intimidation, à livrer aux rancunes de l’anarchie vaincue un gouvernement exécré. (Applaudissements au centre et à droite ― Bruit et rumeurs à l’extrême gauche.)

Messieurs les républicains, vous pouvez faire ce geste ; vous pouvez nous livrer à leur sabotage en laissant périr sous leurs coups, sans les défendre, toutes les libertés parlementaires. (Non ! Non ! au centre et sur divers bancs à gauche. ― Bruit à l’extrême gauche.)

Livrez-nous donc à leur fureur parce que nous avons défendu les grands intérêts de la nation. (Bruit continu sur les mêmes bancs.) Demain, c’est le pays, livré par vous en même temps que nous à la tyrannie anarchique, c’est le pays qui dira si vous avez eu tort ou raison. (Vifs applaudissements au centre et à droite. ― Tumulte à l’extrême gauche.)

A l’extrême gauche. Démission ! Démission ! Dictateur ! Dictateur !

M. le président du conseil. Dictateur ! Dictateur ! Ces cris prémédités s’ajoutent aux outrages, aux calomnies d’aujourd’hui et d’hier, aux provocations à l’assassinat d’avant-hier.

Mes adversaires n’ayant pu avoir raison de moi (Bruit) par toutes les diffamations abominables et les attaques personnelles les plus abjectes (Bruit) cherchent dans la brutalité de l’obstruction le secret de la victoire.

Je demande à la majorité républicaine si elle est disposée à se laisser traiter comme une assemblée de renards (Vifs applaudissements au centre et sur divers bancs à gauche et à droite. ― Bruit à l’extrême gauche), si elle est prête à laisser assassiner sous ses yeux la liberté de la tribune. (Nouveaux applaudissements. ― Bruit à l’extrême gauche.)

Aujourd’hui c’est le président du conseil injurié, mis dans l’impossibilité de parler à propos d’un incident sur lequel on ne veut même pas lui permettre de s’expliquer.

Demain vous ne pourrez plus tenir séance ; ces hommes de désordre seront devenus les maîtres de vos délibérations. (Applaudissements au centre et sur divers bancs à gauche et à droite. ― Rumeurs à l’extrême gauche.)

Pendant que leur action à l’extérieur s’exercera sur les travailleurs terrorisés, compromettant à tout instant les intérêts vitaux du pays, pendant que l’audace des groupements anarchistes ira croissant (Bruit continu), le Gouvernement désarmé, l’Assemblée impuissante, assisteront à la désorganisation des forces sociales et au triomphe de la tyrannie, ouvrant les voies à la réaction. (Vifs applaudissement au centre et sur divers bancs à gauche et à droite. ― Bruit à l’extrême gauche.)

Quant à moi, je ne me laisserai pas traiter comme un renard. Je ferai tête aux chasseurs, je parlerai dans le tumulte, dussé-je y perdre la voix.

J’affirme une fois de plus qu’au cours des événements avec lesquels le Gouvernement s’est trouvé aux prises il n’a commis aucun acte illégal, aucun ! C’est la loi militaire qui lui permettait d’appeler les travailleurs des chemins de fer. Quant aux arrestations dont on a parlé et qui furent opérées au début de la grève, elles l’ont été en vertu d’une instruction régulièrement ouverte pour des infractions à la loi de 1845, à l’article 23 de la loi de 1881 sur la presse et par application des articles du code pénal qui punissent la complicité des crimes et des délits. (Nouveaux applaudissements au centre et à droite.)

Ces actes, ces mesures, je vous mets au défi de ne pas les approuver.

En réalité, Messieurs, le Gouvernement est victime de sa durée et de tous les appétits malsains (Applaudissements) qui se dressent en ce moment sous mes yeux, pour faire appoint à l’obstruction de l’extrême gauche. Il n’est victime que de cela.

Ayant accompli son devoir et préservé le pays du plus grand péril que celui-ci ait couru depuis bien des années (Nouveaux applaudissements), il croyait avoir le droit de trouver un appui, un concours auprès de tous les républicains sans exception. Il constate avec peine que certains semblent disposés à l’abandonner aux pires violences. (Bruit.)

Au centre. Tout le pays est avec vous.

M. le président du conseil. Quoiqu’il arrive, Messieurs même après que nous aurons été livrés à cette obstruction féroce, l’heure de la justice sonnera malgré tout. C’est le pays qui sera juge.

Lui, il a connu les affres de l’angoisse pendant les événements redoutables de ces jours derniers. Lui, il ne s’est pas embarrassé d’arguties pendant cette période où le commerce, l’industrie, l’agriculture, où les travailleurs de toute catégorie étaient menacés, où la vie nationale était suspendue. Lui, il ne s’est pas mépris sur le caractère des actes accomplis par le Gouvernement ; il les a approuvés, il est avec nous, soyez-en sûrs, contre la violence et le désordre ; il saura le témoigner demain. (Tumulte.)

M. Augagneur. Vous jouez un mauvais rôle.

M. le président du conseil. J’ai le droit de parler. Je dirai toute ma pensée.

Ce n’est pas pour me perpétuer au pouvoir que je persiste à parler malgré le bruit. Demain, ayant rendu compte de sa conduite, de son action devant la Chambre, le Gouvernement se réserve d’agir selon les suggestions de sa conscience. Je ne suis pas de ceux, Messieurs, qui ont ambitionné le pouvoir. Les circonstances m’y ont conduit. J’ai su y prendre mes responsabilités et j’ai cru faire mon devoir en homme de liberté, en ami de la loi, en défenseur de la République et de la nation. (Applaudissements au centre et à droite. ― Bruit à l’extrême gauche. ― Tumulte.)

M. Augagneur. Regardez où vous êtes applaudi !

M. le président du conseil. Regardez à votre tour avec qui vous faites de l’obstruction !

Demain dira si certains membres de la majorité républicaine ont eu raison de se laisser entraîner aux solidarités que je constate. Quant à moi, l’effroyable dictateur, le jour où je serai rentré dans le rang, à ma modeste place, je resterai jusqu’au bout au service de la République contre les tyrannies qui la menacent.

Ce n’est pas moi qu’on verra jamais se dresser contre un Gouvernement pour l’égorger lorsqu’il est aux prises avec l’émeute et les pires ennemis de la liberté. (Applaudissements à gauche, au centre et à droite. ― Rumeurs à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche. ― Bruit. ― Tumulte prolongé.)

M. le président. Au moment où ce tumulte a commencé, je disais à vos collègues que M. le président du conseil demandait la parole pour expliquer sa pensée. (Exclamations à l’extrême gauche.)

M. Jules-Armand Razimbaud. On a compris suffisamment.

M. le président. C’est le droit de l’orateur d’expliquer ses paroles, et il est profondément regrettable que l’exercice du droit n’ait pas été respecté. (Applaudissements.) A ce moment, les explications de M. le président du conseil auraient peut-être fait cesser ce tumulte. (Applaudissements.)

M. Paul Aubriot. Il y a des paroles qui sont intolérables dans une Chambre républicaine !

M. Jules Coutant. Nous renonçons à la parole, l’affaire est jugée !

M. le président. Dix ordres du jour ont été déposés.

Je dois en donner connaissance à la Chambre dans l’ordre où ils sont parvenus à la présidence

M. Raynaud. Je demande le renvoi de la discussion à jeudi. On ne peut pas voter dans ces conditions !

MM. Mairat et Ceccaldi. Il est impossible d’émettre un vote rationnel au milieu des passions surexcitées !

Sur divers bancs. A jeudi !

M. le président. On me demande de surseoir à la lecture des ordres du jour et l’on propose à la Chambre de renvoyer la suite de la discussion à une autre séance. (oui ! sur un grand nombre de bancs.)

A l’extrême gauche. Non, Non ! ― Continuons !

M. le président. Le président ne peut pas ne pas faire connaître à la Chambre les positions qu’on lui transmet. La Chambre votera comme elle l’entendra.

Sur divers bancs. A jeudi !

M. le président. Le renvoi à jeudi est proposé.

Je consulte la Chambre sur le renvoi de la suite de la discussion à jeudi.

(La Chambre, consultée, se prononce contre le renvoi à jeudi.)

Sur divers bancs. A demain ! ― A lundi !

M. le président. J’entends proposer la date de lundi et celle de demain dimanche.

A l’extrême gauche. Non ! Non ― Continuons.

M. Raynaud. Je demande la parole.

M. le président. La parole est à M. Raynaud.

M. Raynaud. Messieurs, il nous est impossible, à bon nombre de mes amis et à moi, de voter au milieu de l’agitation qui s’est produite dans cette Chambre…

M. Dalimier Je demande la parole.

M. Raynaud. … agitation dont je ne méconnais pas, dans une certaine mesure, la légitimité (Bruit) et j’aurais été heureux si vous aviez permis à beaucoup d’entre nous d’entendre les explications du président du conseil. (Applaudissements à gauche). ― Rumeurs à l’extrême gauche.)

Pourquoi ces rumeurs, ces refus d’écouter des explications nécessaires, auxquelles nous avons droit, et que, pour ma part, j’ai besoin d’entendre ?

Je vous demande, puisque vous êtes des juges, d’attendre de connaître exactement le sens et la portée des paroles que vous reprochez. (Applaudissements sur les bancs) au président du conseil, de façon à vous prononcer en connaissance de cause ; et je réclame de vous, comme un acte de loyauté, le renvoi de la séance à demain ou à lundi ; nous ne devons pas étrangler les débats. (Applaudissements à gauche et au centre.)

M. le président. La parole et à M. Dalimier. (Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche.)

M. Dalimier. Messieurs, je constate d’abord avec surprise que ceux qui étaient hier soir les plus pressés de terminer le débat le sont moins aujourd’hui. (Bruit.)

M. André Lefèvre. Parce qu’on ne nous a pas permis d’entendre.

M. Dalimier. Mais le fond du débat ne se pose plus à cette heure devant la Chambre, et si mon collègue et ami M. Raynaud a besoin de relire la phrase qui a été prononcée, qui a été entendue ici (Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche. ― Bruit.), je dis que quand le chef d’un gouvernement républicain se tournant vers l’extrême gauche et la prévenant que sa phrase allait la faire bondir tant elle était mûrement réfléchie (Nouveaux applaudissements), a affirmé… (Bruit.)

M. Tournade. Vous ne l’avez laissé ni la finir ni l’expliquer.

M. Dalimier. Nous vous avons entendu dire que, si la violation de la loi avait été nécessaire, vous n’auriez pas hésité à la violer, alors que vous exigez des cheminots le respect de la légalité et que vous les frappez quand ils en sortent (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs), vous n’aviez pas le droit de prononcer de telles paroles.

Je demande à la Chambre de voter immédiatement l’ordre du jour pur et simple, avec cette signification que nous ne pouvons plus causer avec ce Gouvernement. (Vifs applaudissements répétés à l’extrême gauche et sur plusieurs bancs à gauche. ― Bruit prolongé.)

M. André Hesse. Je demande la parole sur la fixation de la date.

M. le président. La parole et à M. Hesse.

M. André Hesse. Je ne pense pas que, dans une Chambre française, il soit interdit à un orateur de demander la parole sur une question de date. Je n’ai la parole que sur la date et je pense que vous me permettrez de m’expliquer. Je veux d’autant plus le faire que je suis de ceux auxquels faisait allusion M. Dalimier, il y a un instant.

M. Lecointe. Nous voulons le respect des lois.

M. André Hesse. Moi aussi.

J’ai été de ceux qui pensaient hier…

A l’extrême gauche. Aux voix !

M. André Hesse. Mais puisque vous êtes les défenseurs de la liberté, laissez-moi donc parler.

J’ai été de ceux qui pensaient hier qu’il y avait intérêt à conduire ce débat le plus rapidement possible.

Je suis aujourd’hui et en ce moment de ceux qui pensent ― et je tiens à le dire parce qu’il y a des instants où il faut que chacune prenne des responsabilités… (Interruptions à l’extrême gauche.)

Si vous êtes dans la majorité, vous le montrerez dans un instant. Mais laissez-moi m’expliquer.

M. Edouard Vaillant. A bas l’empire !

M. André Hesse. Je suis de ceux qui pensent qu’à l’heure actuelle, l’Assemblée n’est plus dans un état d’esprit qui lui permette de s’exprimer librement. (Applaudissements à gauche et au centre.)

J’estime, d’autre part…

M. Charles Dumont. La loi est à la base de la République !

M. André Hesse. … j’estime que vous pouvez d’autant moins vous prononcer en ce moment que vous n’avez pas permis ― ce qui, laissez-moi vous le dire, n’est guère généreux ― au président du conseil de s’expliquer. (Bruit à l’extrême gauche).

Je répète, pour ma part ― et je parle au nom d’amis républicains ― qu’il faut remettre la suite de ce débat, et je propose de le renvoyer à demain. (Très bien ! très bien ! ― Mouvements divers.)

M. le président. M. Raynaud propose le renvoi à lundi.

M. André Hesse propose demain.

M. André Hesse. Demain, à deux heures.

M. le président. La séance de demain dimanche étant exceptionnelle, la proposition de M. Hesse a la priorité.

M. Borrel. On ne peut pas renvoyer un débat dans lequel il n’y a plus d’orateurs inscrits.

M. le président. Je mets donc aux voix le renvoi de la suite de la discussion à une séance exceptionnelle qui aurait lieu demain, à deux heures.

(Le renvoi, mis aux voix, est prononcé.)