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Midinettes

Vocable qui tombe en désuétude mais qui en dit long. Ce qu'en dit le dictionnaire ?

Vieilli. Jeune ouvrière ou vendeuse qui travaillait dans une grande maison de couture ou de mode à Paris
P. ext. Jeune fille simple et frivole, à la sentimentalité naïve 1

Désignées ainsi parce qu'elles pratiquaient ce qu'on nomme aujourd'hui la journée continue et se contentaient ainsi à midi d'une dînette, elles entreront dans l'histoire avec une image bien différente de celle convenue et terriblement datée de l'oie blanche, un peu niaise et ne rêvant que de belles épousailles.

En 1917, elles se révoltent contre le simulacre de semaine anglaise qu'on leur imposait : une semaine qui s'arrêtait effectivement le samedi midi mais sans que cet après-midi fût payé. Elles ne se laisseront pas faire et demandent une semaine anglaise intégralement compensée et une indemnité de vie chère de 1 franc pour les ouvrières et de 0,50 franc pour les apprenties. De 250, elles reçoivent bientôt le renfort des cinq cents ouvrières de la maison Cheruit, place Vendôme. Le mardi, elles sont deux mille en grève et vers le 20 mai autour de 10 000 ! Les patrons finissent par céder mais le mouvement s'étend. Les unes après les autres, toutes les professions féminines de Paris reprennent les revendications des midinettes : les confectionneuses, les caoutchoutières, les brodeuses, les lingères, les ouvrières de l'usine de lampes Iris, à Issy-les-Moulineaux, les fleuristes-plumassières, puis les employées des Établissements militaires, les employées des banques, notamment celles de la Société générale, les confectionneuses de la Belle jardinière ...

Parti du milieu de la couture parisienne, la grève gagne les usines d'armement où les femmes sont nombreuses depuis que les hommes sont partis au front et occupent souvent les postes pénibles et dangereux de munitionnettes, mais s'étend aussi à la province où l'on comptera ainsi jusqu'à 11 000 grévistes. Pour la seule année 1917, les statistiques officielles relèveront 700 conflits, 300 000 grévistes, 565 succès ou accords collectifs. Le mouvement s'accompagnera d'un fort mouvement d'adhésion syndicale : la fédération des Métaux CGT comptera jusqu'à 37,5 % de femmes syndiquées dans ses rangs.

Le mouvement quittera vite le seul registre de la revendication sociale pour devenir un profond mouvement contre la guerre : Plus d'obus... Nos poilus . Les grèves pour la semaine anglaise deviennent des grèves contre la guerre ! Ne l'oublions pas c'est au même moment que se produit la désastreuse offensive Nivelle et les premières mutineries.

Le pays est épuisé et prêt à se révolter et rien ne fait plus peur aux autorités que le lien possible entre ces revendications sociales de l'arrière avec une éventuelle grève de la guerre tant redoutée en 14 mais qui en 17 avec les mutineries reprend des allures de vraisemblance.

On peut de ce mouvement faire une analyse en privilégiant une approche par genre et l'on aura raison. Outre que la sagacité avec laquelle ce mouvement fut conduit, il met en évidence combien les aimables et méprisants préjugés à l'encontre de ces jeunes femmes s'épuisent vite devant la réalité des faits.

Mais on n'aura qu'en partie raison : en premières lignes dans les ateliers et les usines, elles subirent les mêmes contraintes sociales et économiques que les hommes, même si aggravées par des salaires moindres que les hommes et des conditions de travail plus humiliantes encore : quoi d'étonnant alors qu'elles réagirent avec une semblable culture revendicative même si leur manière joyeuse de défiler dans Paris aura mis au mouvement une touche inventive et ironique que les grèves masculines offrent rarement. Les entendre rire, danser et chanter :

On s'en fout,
On aura la semaine anglaise
On s'en fout,
On aura les vingt sous... »
OUI, MONSIEUR, C'EST UNE GRÈVE !

avec une joie sans doute communicative n'aura pu qu'attirer la sympathie de la foule parisienne ! Mais on est en 17, en pleine guerre et à moins de 200 km de là les hommes meurent par milliers pour prix d'une offensive absurde et entêtée. Mais au même moment, en Russie on s'offre le luxe d'une révolution qui renverse la monarchie et envisage purement et simplement de se retirer de la guerre.

Ce n'est pas rien de faire la révolution en pleine guerre ; rien non plus que de faire grève en de telles périodes ! C'est assez dire que l'Union Sacrée est achevée depuis longtemps. Cette guerre a duré depuis trop longtemps et produit trop de désastres, de misères et de morts pour que la suspension de l'ordre normal puisse perdurer. La vie continue contrairement à la représentation paresseuse d'une Nation tout entière tendue par l'effort de guerre ; et les vexations, les exploitations, les humiliations, les conditions de travail de plus en plus dure, une vie de plus en plus chère et des salaires trop bas, d'autant plus bas quand ce sont ceux de femmes. Ce qui prévaut aussi sur la ligne de front où soldats peinent à subir les assauts inutiles, la boue, les poux et la morgue insultante d'officiers si peu soucieux.

Se révolter dans de telles conditions, dans ce cul de sac existentiel où l'on ne pouvait n'y avancer ni reculer sans mourir mais juste se résigner, révèle une extraordinaire lassitude et un courage exemplaire. Transi, engourdi par les épreuves, engoncé dans un ordre militaire qui se lit jusque dans le caviardage par la censure des articles relatant la grève, le pays subitement regimbe et frôle de très près, de si près cette bordure sacrée déjà évoquée où se nouent les révolutions, les guerres et les fondations. Révolution russe, mutineries et grèves formèrent assurément un cocktail explosif. L'incendie fut on le sait vite éteint, plutôt habilement par un Pétain qui parvint à donner l'illusion d'être proche de la troupe et soucieux de la vie humaine tant en poursuivant les mêmes offensives ; par un patronat qui céda aux revendications, quitte à y revenir par la suite. Mais ce n'est rien de dire qu'ils eurent peur !

17 est ainsi un vrai tournant de la guerre et pas seulement pour des raisons militaires dont surtout la sortie prévisible de la Russie, l'empressement de l'Allemagne à conclure une paix séparée pour ramener ses troupes à l'Ouest en vue d'une offensive qu'elle sait devoir être décisive mais encore l'entrée en lice des USA. Non si 17 est un tournant de la guerre c'est parce qu'elle cesse à ce moment précis d'être le fait exclusif des généraux et des ministres : le peuple en arme s'est rappelé à son existence et la classe ouvrière prend à nouveau conscience de sa force de frappe. De tels mouvement de grèves, rappelons-le, ont identiquement lieu en Allemagne éprouvée par la même misère aggravée de surcroît par les rigueurs du blocus qu'elle n'est pas parvenue à desserrer. Le poilu avec sa légende entre en lice : cette guerre, demain, sera la sienne ; le véritable héros ce sera lui et il le fera savoir longtemps en pesant, avec ses ligues d'anciens combattants, sur la vie politique de l'entre-deux-guerres. Paysans et ouvriers rentreront avec la certitude d'un dû que la Nation se refusera d'honorer qui nourrira une rancoeur loin d'être étrangère aux dérives fascistes des années 30 ; mais éveilleront aussi un mouvement ouvrier revigoré par la révolution soviétique.

La société d'après 18 décidément n'aura plus rien à voir avec celle de 14 : les femmes sans pour autant qu'on puisse véritablement affirmé que la guerre les aurait émancipées, se sont révélées à elles-mêmes et aux yeux du corps social tout entier pour ce qu'elles étaient - des actrices de plein droit qui ne resteront plus jamais muettes ; meurtrie mais ragaillardie par les promesses de 17, la classe ouvrière qui subira violemment les rigueurs de la reconstruction et les affres de 29, invariablement se radicalisera rendant purement et simplement impossible un retour simple à l'ordre ancien, mais presque illusoire l'aimable synthèse entre République et socialisme dont un Jaurès pouvait encore espérer l'avènement avant 14, compliquant d'ailleurs en cela le parlementarisme de la IIIe. Février 17 avait inquiété les militaires ; octobre 17 affolera pour longtemps les politiques qui comprennent que ce sont les assises désormais de la société bourgeoise qui sont minés par une révolution qui offre une alternative à la classe ouvrière.

Certes, le mouvement de 17 sera vite étouffé : cela se pouvait-il autrement ? Comment savoir ? Mais tous comprirent - et les militaires au premier chef - qu'il fallait en finir au plus vite. En cette année 17 on sera parvenu à l'apex de l'impuissance où plus rien ne semble devoir produire d'effet, où plus personne ne semble plus avoir la main sur rien. Ce sont toujours à ces moments-là que se réveille le peuple. Et rien ne fait plus peur aux bourgeois ! Il s'avérera vite, après guerre, que la victoire socialiste de 14 avait été rien moins qu'une anecdote : hormis la réaction patriotique de 19, la gauche gagnera en 24, 32 et 36 ! En Allemagne, la révolution spartakiste n'aura été écrasée qu'au prix d'une trahison, d'une démocratie fragile et, à terme, du nazisme. Et que dire de cette URSS qu'on crut pouvoir abattre aisément dans les années 20 et qui incroyablement résistera ? Mais ce mouvement dit - et je ne tiens pas pour rien qu'il fût le fait des femmes - que c'est toujours aux heures les plus noires que naît l'improbable espoir, la réaction vertigineuse qui sauve.

Non, décidément cette grève des midinettes fut loin d'être une aimable anecdote mais bien plutôt constitue une des prémisses de ce monde nouveau qui naissait dans la douleur : le mépris affiché pour la classe ouvrière et pour les femmes n'était plus de mise - il faudrait compter désormais avec elles. A bien y regarder d'ailleurs, la bourgeoisie ne commit pas la même erreur en 45 que celle de 18 : le consensus du programme de la Résistance et les trente glorieuses permirent, en réduisant les inégalités sociales notamment, mais pas uniquement, celles culturelles, idéologiques et sociétales aussi, de réconcilier la classe ouvrière avec la société bourgeoise jusqu'au moment où, crises successives aidant, l'on jugea bon au nom de la liberté d'en finir avec la classe ouvrière en la dissolvant dans la masse informe des services. Nous en sommes là ; où, désindustrialisation aidant, et compétitivité invoquée jusqu'au dégoût, ne reste plus aux petites gens que de se proclamer classe défavorisée et s'enfermer dans le ghetto banlieusard où quelques néo-fascistes haineux et fielleux n'auront plus qu'à les cueillir en pointant du doigt quelque immigré émissaire à sacrifier.

Elle donne au reste quelque vraisemblance à cet affirmation d'un journaliste du Monde : La seconde guerre mondiale est finie, la première continue. Autant effectivement l'Europe s'est remise du traumatisme de la 2e guerre mondiale et aura inventé des outils - dont l'union européenne - pour se préserver un avenir et se prémunir contre la pire des horreurs, autant elle n'a pas su tirer un trait sur celle de 14. Ce qui est vrai des conséquences de Versailles, assurément, encore qu'il faille ne pas tomber dans le piège de l'humiliation allemande, et du découpage territorial qui s'en suivit mais pas uniquement contrairement à ce que le journaliste laisse entendre.

Outre la montée du communisme et l'impasse soviétique qui se révélera - trop - lentement une catastrophe pour la classe ouvrière, demeure cette certitude qu'aura illustrée la 1e guerre mondiale : le peu de cas que l'on y aura fait de la vie que répétera jusqu'au dégoût toute l'histoire du XXe ; le cynisme extravagant d'une société qui rabote tous les progrès conquis au nom de la réforme nécessaire et pratique sous les formes suaves de la modernité l'aliénation la plus accomplie qu'on pût imaginer.

Sommes- nous résolument sortis de l'implacable impuissance de ce printemps 17 ? Pas plus aujourd'hui qu'alors nous ne voyons se dessiner quelque avenir qui fût sinon prometteur en tout cas moins désespérant que le présent ! pas plus aujourd'hui qu'alors nous ne voyons s'affirmer un projet qui pût nous souder et entraîner ! pas plus aujourd'hui qu'alors nous ne voyons de dirigeants pouvoir nous donner seulement l'illusion qu'ils maîtriseraient encore quelque chose !

Oui, décidément, nous sommes les enfants de ces midinettes qui au moins, avec leur joie entraînante et leur détermination, esquissèrent l'exemplaire réconfortant de ce que peut-être une humanité en marche. Elles ne surent sans doute pas plus que d'autres l'histoire qu'elles étaient en train d'inséminer - mais qui le sait jamais ? - mais au moins surent elle affirmer leur impérieuse dignité en disant non - même aux heures les plus noires.

Le saurions-nous encore ?


1) CNRTL