Il y a 100 ans ....

La seconde guerre mondiale est finie, la première continue
LE MONDE du 01.07.2014
Jérôme Gautheret

 

Le tourbillon de commémorations dans lequel la France est engagée depuis le début de l'année, avec pour points d'orgue récents le 70e anniversaire du débarquement en Normandie et le coup d'envoi du centenaire de la première guerre mondiale, offre, à quelques jours d'intervalle, un contraste saisissant.

Qu'on en juge plutôt : le 6 juin, sur les plages de Normandie, les puissances occidentales fêtaient, en dépit de la crise ukrainienne et des arrière-pensées, le Débarquement et la victoire sur l'Allemagne nazie. Barack Obama et Vladimir Poutine partageaient la même estrade, avec des dizaines de chefs d'Etat et de gouvernement. Bien sûr, certains sourires avaient quelque chose de forcé, mais il ne manquait pas grand monde sur la photo de famille.

Plusieurs journaux anglo-saxons eurent beau jeu de pointer que l'accolade entre deux anciens combattants français et allemands, point final des cérémonies, comme la célébration de la construction européenne devaient sans doute plus à la poussée eurosceptique constatée lors des élections du 25 mai qu'à la rigueur historique : le Débarquement n'a pas grand-chose à voir avec la réconciliation qui a rendu possible l'Union européenne. En revanche, il doit tout à l'alliance indéfectible de Londres et Washington, ce « choix du grand large », revendiqué par Churchill, au nom duquel le général de Gaulle refusait l'entrée du Royaume-Uni dans le marché commun. Cette réalité encombrante aurait été bien périlleuse à célébrer en 2014, à l'heure où la tentation britannique d'une sortie de l'UE paraît plus forte : elle fut évacuée dans un parfait unanimisme.

Trois semaines plus tard et 2 000 kilomètres plus loin, à Sarajevo, pour le centième anniversaire de l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand, point de départ de l'engrenage fatal menant au premier conflit mondial, les commémorations offraient le spectacle inverse : des manifestations éclatées dans et hors la ville, l'inauguration par les Serbes bosniaques d'une statue de Gavrilo Princip, l'assassin de l'archiduc, dans l'est de la ville, répondant aux commémorations officielles, accusées de faire peser sur Belgrade le poids d'une responsabilité exclusive dans le déclenchement du cataclysme.

La juxtaposition de ces deux anniversaires, à quelques semaines d'intervalle, ne fait que souligner une fois de plus combien l'Europe, si elle a largement surmonté le traumatisme de la seconde guerre mondiale, n'en a toujours pas fini avec les conséquences de la première.

La construction européenne est fille de la paix de 1945 et l'enjeu central du conflit (la lutte contre le fascisme, valeur commune aux démocraties) et permet la mise en place d'un récit commun, à travers des commémorations relativement apaisées. Dans le cas du premier conflit mondial, la situation est autrement plus complexe. D'abord parce que l'affrontement ne se prête pas à une lecture politique unique, imputant la responsabilité exclusive à un camp ou à une idéologie, mais surtout parce que les traités de paix ont engendré d'innombrables rancoeurs et des frustrations qui restent palpables.

DES BLESSURES BÉANTES

Certes, le sentiment d'humiliation allemand après le traité de Versailles (1919) a été largement estompé par l'horreur nazie, mais, dans l'est de l'Europe, les blessures des vaincus restent béantes. C'est particulièrement le cas dans l'ancien espace austro-hongrois, soumis à un redécoupage radical, qui a fait la part belle aux vainqueurs. Ainsi la Hongrie, amputée des deux tiers de ses territoires au terme du traité de Trianon (1920), ne s'est pas remise de la perte de provinces comme la Transylvanie, coeur historique du royaume magyar. Les militants du Jobbik (extrême droite), qui rassemble près d'un électeur sur cinq, revendiquent toujours la réparation du « crime » de Trianon ainsi que le retour à la « grande Hongrie », et ce discours n'est pas sans effet sur le parti au pouvoir, le Fidesz de Viktor Orban, qui multiplie les appels du pied en direction des minorités hongroises des pays voisins.

Les vainqueurs ne se portent pas forcément mieux : ainsi la Serbie s'était vu attribuer en 1919 un statut dominant au sein de la Yougoslavie. Un cadeau empoisonné qui eut tôt fait de provoquer des tensions interethniques et des ressentiments : soixante-dix ans plus tard, le pays éclatait, laissant la Serbie exsangue.

Mais les conséquences des traités ne s'arrêtent pas aux frontières de l'ancien empire des Habsbourg. La violence des termes du traité de Sèvres, qui organisait le dépeçage de l'Empire ottoman, provoqua en Turquie le sursaut kémaliste, l'expulsion de millions de Grecs d'Asie mineure et l'instauration d'une république au nationalisme radical, dont la négation du génocide commis contre les Arméniens en 1915 reste la trace la plus vivace.

Plus loin encore, l'effondrement de l'Empire ottoman entraîna aussi un redécoupage des frontières du Proche-Orient ayant pour conséquence la création d'Etats hétérogènes et structurellement faibles. Ainsi, les djihadistes d'EIIL qui tentent d'implanter un Etat islamiste sunnite à cheval sur la Syrie et l'Irak ne font que contester un découpage né du dénouement du premier conflit mondial… Le monde n'en a pas fini, un siècle plus tard, avec les effets vertigineux de l'attentat du 28 juin 1914 à Sarajevo.