Il y a 100 ans ....
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Sacré

Je ne parviens pas, s'agissant de cette guerre qui va éclater avec tous les mécanismes illusoires mais toutes les représentations aussi de la fatalité, à ne pas songer à ce passage maintes fois cité de R Caillois (1) d'autant qu'il conclut en assurant qu'à la période moderne ce serait la guerre qui se fût substituée à la fête.

A plus d'un titre, à l'instar de la fête, la guerre est effectivement une suspension du quotidien et de ses règles :

- la démesure que Clausewitz nomme la montée aux extrêmes

- la suspension ou l'inversion de la morale

- la soumission totale à un ordre qui suspend toute affirmation de liberté et d'individualité

- l'effacement de toute frontière entre public et privé, espace intime et espace public

De là à penser que la guerre fût nécessaire au même titre que la fête il n'y aurait qu'un pas. Au même titre que l'individu eût besoin, pour supporter les rigueurs du quotidien, d'un exutoire qui lui offre à la fois le souvenir et la promesse d'un ailleurs, la guerre serait alors ce qui permet au quotidien de se prolonger : on aurait bien ainsi la perspective d'une guerre comme forme exacerbée, ultime du politique ....

Mais il y va de bien autre chose, crucial au sens précis du terme : le rapport au sacré.

Revenons-y :

Être au monde, c'est aussi être avec et devant l'autre : être en société. Il n'est pas de système qui ne chercha cette jointure entre l'individuel et le collectif, entre le particulier et l'universel. Qui ne cherche à être avec l'autre sans s'y dissoudre néanmoins. Mais la logique de l'être n'a rien à voir avec celle de l'appartenance même si celle-ci cherche à l'occasion de s'en approprier les principes. C'est bien pour cela qu'il n'est pas de collectif qui ne finisse par demander, comme signe incontestable de l'appartenance et de la fidélité au groupe, le sacrifice suprême.

C'est cela qu'affiche le célèbre placard d'Août 14 ; cela que proclame le mot d'ordre de Joffre durant la bataille de la Marne :

Au moment où s'engage une bataille d'où dépend le salut du Pays, il importe de rappeler à tous que le moment n'est plus de regarder en arrière. Une troupe qui ne peut plus avancer devra coûte que coûte garder le terrain conquis, et se faire tuer sur place, plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée —
J. Joffre, 5 septembre 1914

Moments sans nuances, règne impérieux de l'absolu : la guerre a ceci de commun avec les révolutions qui lui empruntent leurs épisodes violents et leurs lots d'incertitudes, que tout - l'un et son contraire - semble être soudainement possible. tous ces mouvements sociaux, évolutions économiques, toutes ces idéologies et mentalités qui paraissent ne jamais devoir bouger ou qu'au prix de si lourdes hésitations et si pénibles atermoiements, de tant de négociations et reculades, brutalement se mettent à rugir comme si des trois étages de l'histoire, ne devait plus subsister que cette surface brouillonne et tapageuse. La guerre est l'ordalie suprême : ce moment où on demande à Dieu, la fortune ou le destin - qu'importe le nom - de sortir de l'indécision, de l'incertitude.

C'est ce moment si particulier où le peuple,au nom de qui on prétend faire l'histoire, subitement va la faire lui-même, soit de son propre chef, soit contraint sous l'uniforme. Ce n'est plus le moment de la représentation ; bien au contraire c'est celui de l'acte pur. Celui, terrifiant ou sublime, où le principe se fait chair, entre dans l'histoire. C'est celui de la parousie. Interstice immense qui déchire l'histoire en deux et relègue l'avant aux poussières du souvenir, jugement accablant du temps où l'irréversible balaie à tout vent. Comment s'étonner alors qu'elle suscite de telles réactions outrancières d'enthousiasme patriotique exacerbé ou de refus - difficile mais déterminé ?

Tout, avec une brutalité incroyable se révèle : mais l'origine même du pouvoir surtout, qui n'est après tout que la puissance du coup férir - de la mort que l'on porte. L'instant de l'holocauste qui biffe d'un trait ce que justement la société était supposée suspendre ou au moins canaliser - la mort, la violence. Sacrifice suprême, elle est ce moment précis où le rituel ne suffit plus, où la mise en scène réitérée de la violence n'opère plus et où il faut passer à l'acte, tout refonder - et enterrer derechef le cadavre oublié. Les caractères aussi, les petits destins individuels qui ne parviennent plus à se camoufler derrière les circonstances et les petits règlements quotidiens : l'instant précis où l'Histoire ensevelit les petites histoires, où ce qu'on lit dans les journaux et qui d'ordinaire ne vous concerne qu'indirectement et contre quoi l'on parvient toujours peu ou prou à se prémunir, irrémédiablement vous saisit et emporte. Plus de porte à fermer derrière quoi se réfugier, l'effacement irrémédiable de tout espace privé, la promiscuité offerte qui vous condamne - et l'impossibilité de toute nuance. Un moment qui vous révèle pour ce que vous êtes, courageux ou pleutre, généreux ou affairiste, soumis et obséquieux ou ivre d'idéal quand même.

Un moment de vérité !

Qui balaie toutes les illusions et d'abord celle de la civilisation. Rite antique, archaïque, qui nous révèle tellement à notre si simple nature de mammifères bruyants, violents et jaloux qu'on peine encore à croire la culture autre chose qu'un vernis trop vite craquelé résistant mal aux rugissements de la bête. Le XXe siècle apprendra vite la leçon d'une vie humaine comptant pour si peu, lui qui égrènera jusqu'au dégoût les milles et une manières de l'horreur ordinaire. Nous pouvions rire à la lecture des mille et un supplices que la superstition chrétienne sut inventer, nous pouvions sourire aux effrois eschatologiques dont on nous menaçait : pouvions-nous savoir que ces quatre cavaliers de l'Apocalypse c'était nous-mêmes qui les avions armés ?

Je crois, oui, qu'il y a une ligne de partage d'entre le sacré et le politique qui signifie qu'il est bien une bordure où ces deux-là se jouxtent au prix de tous les périls. Cette ligne toujours est franchie quand le principe entre dans l'histoire ; quand le peuple descend dans la rue et balaie ses représentants ; quand Dieu s'incarne et, parlant, balaie toute la canaille épiscopale supposée le représenter ; quand le Christ chasse les marchands du temple. Ces moments, tous de fondation ou de refondation, périlleux à l'extrême, ne valent que subreptices, dans la représentation nouvelle qu'ils installent, dans le rituel nouveau qu'ils instaurent. Il faut bien que Moïse meure aux portes de la terre sainte ; que Romulus disparaisse - en forme d'apothéose ou de meurtre politique qu'importe - dans la nuée de l'orage, à l'étang aux chèvres ; que le Christ meure sur la Croix pour que l'histoire puisse résolument commencer.

Pour que vive le principe, pour que la représentation puisse se dérouler, pour que l'on puisse enfin parler et penser, il lui faut bien rester au dehors ou y revenir.

Le sacré ne fait qu'inventer les rituels de représentation de cette expulsion nécessaire ; ne fait que reproduire les instances du meurtre pour qu'il n'ait pas lieu. Nos sociétés inventent le sacré c'est-à-dire des rituels victimaires et mimétiques mais pas la sainteté. Elles ne peuvent se remettre d'un Christ proclamant l'innocence du supplicié. Ce qu'elles ont déchaîné en 14 qui ouvrira la porte à 39, ce sont des forces, dès lors incontrôlables, qui mirent en évidence combien le processus archaïque cessait de fonctionner qui pouvait encore valoir quand la guerre se réduisait en temps et en espace à des conflits localisés engageant des castes guerrières limitées. Avec 14, avec la conscription, avec le déchaînement universel de la force mécanique, c'est la montée aux extrêmes de ce sacré qui semble tellement raconter à l'envers le récit de la Genèse qu'il finit par ressembler aux récits apocalyptiques.

Je comprends mieux le désir mémoriel de ce centenaire : autre façon - aimable et naïve - de dire c'eut lieu mais ce n'aura plus jamais lieu ! Nous nous sommes crus sagaces de déplacer les antagonismes sur le terrain économique ou social - les livres d'économie sont truffés de termes empruntés au registre militaire - sans anticiper que nous étions en train de reproduire ici, mondialisation, désindividualisation, violence des échanges, paupérisation et exploitation, soumission et renoncement, ce que ce début du XXe avait encouragé là. Avec on peut le craindre les mêmes conséquences désastreuses tant il serait peu réaliste de compter sur la sagesse des Nations, encore moins sur celle des hommes.

Je ne sais si demain l'irruption viendra du peuple ou de la nature ; du politique ou de l'environnement. Sans doute les deux. Mais cette irruption aura les mêmes conséquences qu'il y a un siècle ; conséquences et dangers que nous nous refusons à considérer comme il y a un siècle. A l'apex de sa gloire et de ses réussites, ivre de confiance mais pauvre de toute ambition autre que d'elle-même, cette société comme celle de la Belle Époque méconnaît les drames qui la rongent, nie le tragique de son manichéisme brutal ... et n'y survivra point.

 

 


1) Roger Caillois, « Le sacré de transgression : théorie de la fête », in L’homme et le sacré, Paris, Leroux-PUF, 1939 et in OEuvres, Paris, Gallimard, 2008, p. 263-289

Il n'y a pas de fête, même triste par définition, qui ne comporte au moins un début d'excès et de bombance: il n'est qu'à évoquer les repas d'enterrement à la campagne. De jadis ou d'aujourd'hui, la fête se définit toujours par la danse, le chant, l'ingestion de nourriture, la beuverie. Il faut s'en donner tout son soûl, jusqu'à s'épuiser, jusqu'à se rendre malade. C'est la loi même de la fête.

Dans les civilisations dites primitives, le contraste a sensiblement plus de relief. La fête dure plusieurs semaines, plusieurs mois, coupés par des périodes de repos, de quatre ou cinq jours. Il faut souvent plusieurs années pour réunir la quantité de vivres et de richesses qu'on y verra non seulement consommées ou dépensées avec ostentation, mais encore détruites et gaspillées purement et simplement, car le gaspillage et la destruction, formes de l'excès, rentrent de droit dans l'essence de la fête.

Celle-ci se termine volontiers de façon frénétique et orgiaque dans une débauche nocturne de bruit et de mouvement que les instruments les plus frustres, frappés en mesure, transforment en rythme et en danse. Selon la description d'un témoin, la masse humaine, grouillante, ondule en pilonnant le sol, pivote par secousses autour d'un mât central. L'agitation se traduit par toute espèce de manifestations qui l'accroissent. Elle s'augmente et s'intensifie de tout ce qui l'exprime: choc obsédant des lances sur les boucliers, chants gutturaux fortement scandés, saccades et promiscuité de la danse. La violence naît spontanément. De temps en temps des rixes éclatent: les combattants sont séparés, portés en l'air par des bras vigoureux, balancés en cadence jusqu'à ce qu'ils soient calmés. La ronde n'en est pas interrompue. De même, des couples quittent soudain la danse, vont s'unir dans les taillis voisins et reviennent prendre leur place dans le tourbillon qui continue jusqu'au matin.

On comprend que la fête, représentant un tel paroxysme de vie et tranchant si violemment sur les menus soucis de l'existence quotidienne, apparaisse à l'individu comme un autre monde, où il se sent soutenu et transformé par des forces qui le dépassent. Son activité journalière, cueillette, chasse, pêche ou élevage, ne font qu'occuper son temps et pourvoir à ses besoins immédiats. Il y apporte sans doute de l'attention, de la patience, de l'habileté, mais plus profondément, il vit dans le souvenir d'une fête, et dans l'attente d'une autre, car la fête figure pour lui, pour sa mémoire et pour son désir, le temps des émotions intenses et de la métamorphose de son être.

Aussi est-ce l'honneur de Durkheim d'avoir reconnu l'illustration capitale que les fêtes fournissaient en face des jours ouvrables, à la distinction du sacré et du profane. Elles opposent en effet une explosion intermittente à une terne continuité, une frénésie exaltante à la répétition quotidienne des mêmes préoccupations matérielles, le souffle puissant de l'effervescence commune aux calmes travaux où chacun s'affaire à l'écart, la concentration de la société à sa dispersion, la fièvre de ses instants culminants au tranquille labeur des phases atones de son existence. En outre, les cérémonies religieuses dont elles sont l'occasion bouleversent l'âme des fidèles. Si la fête est le temps de la joie, elle est aussi le temps de l'angoisse. Le jeûne, le silence sont de rigueur avant la détente finale. Les interdits habituels sont renforcés, des prohibitions nouvelles sont imposées. Les débordements et les excès de toutes sortes, la solennité des rites, la sévérité préalable des restrictions concourent également à faire de l'ambiance de la fête un moment d'exception.

L'étude de M. Mauss sur les sociétés eskimos fournit les meilleurs exemples d'un violent contraste, entre ces deux genres de vie, toujours sensibles au reste chez les peuples que le climat ou la nature de leur organisation économique condamne à une inaction prolongée pendant une partie de l'année. En hiver, la société eskimo se resserre: tout se fait ou se passe en commun, alors que pendant l'été chaque famille, isolée sous sa tente dans une immensité quasi désertique, trouve sa subsistance à l'écart sans que rien ne vienne réduire la part de l'initiative individuelle. En face de la vie estivale, presque entièrement la¨que, l'hiver comme un temps d'exaltation religieuse continue, comme une longue fête. Chez les Indiens de l'Amérique septentrionale, la morphologie sociale ne varie pas moins avec les saisons. Les clans disparaissent et font place aux confréries religieuses qui exécutent alors les grandes fêtes rituelles et organisent les cérémonies tribales. C'est l'époque de la transmission des mythes et des rites, celle où les esprits apparaissent aux novices et les initient. Les Kwakiutl disent eux-mêmes:« En été, le sacré est au-dessous, le profane est en haut; en hiver, le sacré est au-dessus, le profane au-dessous». On ne saurait être plus clair.