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A la sauvette 11 ?
Non cette fois-ci en m'attardant un peu longuement

 

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Regarder, comprendre, se souvenir …

 

Tel était le sous-titre que j'avais donné, il y a vingt ans à la première version de mon site. C'était finalement plutôt bien trouvé. Si je devais dire ce que je dois à la photographie c'est peut-être ceci d'avoir insensiblement fait glisser regarder à la première place. Cet ordre de préséance va loin - pour moi, s'entend : il n'est pas si loin finalement le temps où j'étais capable d'asséner que j'en apprenais plus sur le monde en ouvrant un livre, fût-il un roman ; sur les autres en baguenaudant dans les terres de la philosophie. Je me crois bien, à chaque fois que je jetais un œil sur le monde, n'y avoir entrevu que des idées. J'avais trouvé chez Bachelard le prétexte d'une réalité empirique aussi fallacieuse que pauvre ; l'épaisseur noire et froide me faisait peur. Sans doute. J'ai bien du rebrousser chemin, à un moment ou un autre, volontairement ou s'en même m'en rendre compte, sans le réaliser ! Le monde n'était ni écran, ni obstacle ; certainement pas l'antichambre de l'idée ; encore moins une prison.

Nous hantent, décidément, plus que nous le croyons, plus, surtout que nous daignons nous l'avouer cette montée obstinée et tellement douloureuse où nous oblige la conversion de qui veut s'extirper de la caverne, ignorant même ce que nous trouverons à l'extérieur ; pas même certain d'en pouvoir endurer l'éclat ; encore moins de le comprendre. Elle ressemble à ce chemin pavé, déformé par cette sardonique bouffissure dont seul le temps est capable, qui, à Budapest mène au tombeau de Gül Baba. Tout autant nous hante la rencontre au Mont Horeb qui n'est pas seulement chemin qui se détourne mais bien aussi une montée (Ex 19,3) : incontestablement le don de la Loi est toujours lié à cette ascension. Comment ne pas songer à l'échelle de Jacob ; comment oublier l'insoutenable calvaire menant au Golgotha ?

On ne sort jamais de l'ordinaire : on s'en extirpe. Et toute descente, quoiqu'on en ait, appelle les Enfers.

Avons-nous jamais aimé le monde tellement synonyme de chute et déréliction ? N'est-ce pas pour cette raison même que nous n'eûmes de cesse d'en devenir comme maître et possesseur ?

Ombre, écran, brume ou mirage, l'univers des choses, inertes et tellement pesantes, semble n'avoir été inventé que pour nous perdre et nous leurrer. Comment l'aimer ?

Il se produisit bien quelque révolution - copernicienne ou non - mais, quoi ? les virages les plus brutaux ne firent jamais que nous ramener à notre point de départ. Après l'avoir désenchanté, notre emprise l'aura tant évidé, qu'il entreprend désormais d'écorner jusqu'à notre avenir. De l'avoir sommé à être marchandise et ainsi consommé jusqu'à obèse satiété, voici qu'il est comme les dieux, dont il est l'œuvre : il détourne le regard. Et nous laisse, désemparés, hésitants tel le funambule sur un filin de plus en plus fragile, assurés seulement qu'il n'est de chemin ni en arrière ni de gauche ni de droite … mais si peu prometteur au-devant de nous.

 

Le discours du monde

J'aime assez, je l'avoue, cette étrange expression : cela me regarde ou ceci ne me regarde pas où le verbe vaut synonyme de concerner. Comme si celui que nous portions sur le monde était loin d'être le seul et au contraire qu'on nous regardait ? Ce on, à tout le moins, c'est le monde.

Je comprends mieux maintenant ces vieilles légendes que l'on retrouve tout autant dans le monde hébreux qu'arabe, qui toutes racontent le refus de la terre de céder à Dieu quelque partie d'elle-même, fût-elle infime pour lui permettre de créer l'homme. Il s'en fallut de quatre archanges Gabriel en premier lieu, qui tous revinrent bredouille ayant cédé aux pleurs et suppliques de la Terre ; seul le dernier, Azrael, celui qui sera plus connu comme l'ange de la mort et qui en recevra la mission, précisément à cette occasion, arguant qu'il ne saurait désobéir à un ordre divin obtint à contre-cœur ce qu'il était venu chercher. Il n'aura été, argua-t-il, qu'un crayon entre les deux doigts de son maître, ne pouvant qu'obéir à des mouvements qui n'étaient pas les siens. La Terre, ainsi, aura été comme l'enfant qu'on emmène de force à l'école poursuit la légende. Le Talmud, de son côté, souligne la réticence des anges que Dieu avait consultés : le premier groupe d'anges consulté sur la perspective de la création d'un être à leur image, mais doté de libre-arbitre, ils répondirent qu'un tel être ne méritait assurément pas d'être créé. Ce qui attira sur eux la colère divine : de son petit doigt pointé sur eux, il les brûla. Ainsi d'un deuxième groupe d'anges. Le troisième groupe, plus prudent, rappela à Dieu que c'était son monde, qu'il avait créé de sa propre volonté et qu'il pouvait faire ce qu'il entendait, avec leur assentiment ou non. Le récit ajoute simplement qu'un peu plus tard, quand vint le temps des fautes et des errances, le temps du déluge et de la dispersion, les anges ne manquèrent pas de rappeler leurs réticences. A quoi Dieu répondit : « jusqu'à leur vieillesse, je resterai le même ; jusqu'à leur âge extrême, je les porterai »

Qu'ai-je appris de savoir désormais combien j'étais ainsi intrus indésirable ? Qu'il y a autant à apprendre à écouter le monde des choses qu'à observer les gens … sans doute beaucoup plus, tant autrui se prélasse volontiers dans des postures aussi paresseuses que convenues. Le monde des hommes, des choses et des marchandises a beau avoir presque totalement saturé l'espace urbain, quelque chose de la nature murmure encore si l'on s'applique à tendre l'oreille.

Nous savons bien que nous sommes dépendants de l'environnement mais rien de nos œuvres n'en porte la trace en dépit de nos vaillants discours.

A l'instar ici de la lune qui semble porter de ses lueurs pourtant vacillantes ce lampadaire pas même allumé encore qui en reflète déjà l'éclat. Comment lire ceci sans tomber dans le piège de la redondance. Nos grands anciens traquaient des signes dans un ciel qu'ils considéraient comme un temple où s'organisait le discours des dieux. Leurs oracles, leurs colères ou leurs avertissements. Mais comme tout discours, celui-ci était allégorique ou métaphorique : signe ou signal, qu'importe ici, ne fonctionne que s'il est légèrement en écart à ce qu'il représente, lui ressemble autant que non. Ainsi de nos portraits qui doivent bien être exemplaires d'un modèle que nous devons pouvoir reconnaître donc préalablement connaître. Jamais autant qu'aujourd'hui je n'ai été convaincu de la grande faiblesse - qui peut par ailleurs être aussi une force - de notre entendement qui est de ne rien savoir appréhender que le même et de n'avancer qu'en rabattant l'inconnu sur du déjà connu. L'absolu insolite nous est interdit.

C'est pour cette raison, sans doute, que les reflets nous charment tant. D'y pouvoir lire, au prix de quelques contorsions sans doute, d'interprétations bien sûr, et d'errances donc, mais d'y pouvoir extraire un sens. Une leçon parfois que nous ne suivrons pas. Un message, qui nous troublera au point de parfois faire notre chemin bifurquer. Dans ce très léger interstice d'avec ce qu'il est supposé représenter, écart tellement nécessaire pour éviter l'ennui du pléonasme, se formule, imperceptible d'abord, à peine audible ensuite mais jamais tonitruant, ce que le monde a à nous dire.

Il y faut oreille tendue à l'extrême, yeux écarquillés sans que toujours la réussite soit au bout au rendez-vous. Le sens est présence, quelque chose qui s'approche. Mais pour que la rencontre ait lieu, il faut être deux et s'y humblement disposer.

Je m'amuse de constater combien, photographes comme gens ordinaires ou scientifiques sont ivres de classification comme si c'était là cerner un objet que de l'avoir rangé dans sa petite boîte : photographie de rue, de paysage, d'architecture, macro, portrait … et j'en passe. Il ne s'agit pourtant que d'une seule chose : saisir la vie. Je m'amuse d'entendre qu'étymologiquement photographier signifierait écrire avec la lumière. Soit ! mais se peut-il être lumière sans ombre ?

C'est oublier surtout que la lumière participe du feu qui, tout autant, brûle ou réchauffe, détruit ou éclaire, rend possible la vie ou la détruit. C'est oublier que l'eau toute maîtrisée qu'elle puisse être parfois et participer à la beauté des lieux, toujours fondement de la vie comme de la purification, puisse être en même temps ce qui submerge, inonde … Le divin use aisément du déluge pour sanctionner (Ovide - Deucalion, Philémon et Baucis ; Genèse 7,1)

L'eau et le feu : antagonistes parfaits ? Deux expressions parfaites, surtout, de l'ambivalence des choses.

J'aime la flamme des bougies pas tant pour l'éclairage souvent modeste qu'elle prodigue que pour ses couleurs étranges et chancelantes. Les cierges ont place d'honneur dans les églises parce qu'il ne saurait être de prière sans elles qui ombrent les mains jointes d'autant de silence que d'espérances. Figure sans doute exemplaire de ce feu maîtrisé qui fit tant la convoitise de l'homme que Prométhée s'y compromit pour eux : le monde sous ses ardeurs devenait enfin malléable. Mais pour cela brandon de discorde tant le pouvoir qu'il confère déchaîne oppositions, luttes et veuleries que même l'eau ne parvient pas toujours à contenir.

C'est un des sens, on le sait, de cet hexamètre attribué à Virgile :

Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu
In girum imus nocte ecce et consumimur igni

Comment oublier en effet que Lumière est en de nombreux textes l'autre nom du divin en même temps que, depuis Kant, celui dont on baptise le règne de la raison triomphante. Comment ne pas être attiré, ébloui mais à la fin consumé par l'irradiation absolue ? Voici exactement l'endroit - est-ce plutôt un moment ? - où la parole du monde rejoint l'acte des hommes et les oscillations du monde répondent à la pensée de l'homme. C'est l'être, nous le savons, que nous ne saurions regarder en face : le monde nous y fait écran, nous en protégeant et lui-même en demeurant ainsi hors d'atteinte.

Ecran, miroir, reflet prennent soudain valeur nouvelle : de quel côté nous situons-nous ? Que le vers virgilien soit un palindrome suggèrerait-il que ceci revînt au même ?

Toute la ruse humaine - cet art combiné de paresse et d'ingéniosité pour obtenir de la nature sans doute plus que ce qu'elle fût encline à concéder, qui glisse incontinent de la légèreté la plus insignifiante à la vulgarité de nos négligences - tient en cette ligne que parfois l'on franchit et qui nous perd ; que tantôt nous nous contentons de seulement égratigner - pour la beauté du geste. Pour édifier et faire tenir tout ce qui de nos exorbitances nous fait tenir pour un hommage ce qui n'est jamais que tentation à aller plus haut et plus loin encore. Nos tours de Babel sont partout mais quand même ne manqueraient-elles pas de s'effondrer, elles tiennent encore - symboles de nos goûts ainsi que de nos démesures.

C'est ceci en tout cas que je voudrais saisir : tenir à bout de bras mais à équidistance ces deux côtés du miroir - cette fascination pour la lumière et la certitude de la consomption ; cette tentation de la puissance mais le risque jamais assumé de la destruction ; le désir d'être à hauteur mais le déni indéfiniment perpétué de la chute ; l'obsession de laisser trace mais parfois, le mystère du beau, de l'insignifiant ; le miracle de la grâce.

L'image - est-elle sulfureuse pour cela ? - offre tout d'un seul tenant quand nos mots n'y parviennent qu'en escamotant successivement chacun des aspects de l'être. Les dieux ne connurent jamais que paraboles, allégories et récits à multiples strates aux interprétations qu'il nous appartient, tremblants, d'épeler avec patience.

Eus-je tort de m'égarer en terres philosophiques ? sûrement non tant quelque chose, que je ne sus jamais nommer, m'y conduisit ! Mais il m'est temps aujourd'hui de rassembler tout ceci : seule l'image l'autorise …

 

Dans ce nuage qui surplombe la tour de St Pierre de Chaillot et la coupole que l'on entrevoit de la cathédrale grecque St Étienne, un peu comme le ferait un couvre-chef porté avec l'élégance que le respect doit à l'être, dans ce velouté tout cotonneux qui entreprend de porter les premières traces d'une nuit qui s'insinue, je lis à la fois cet instant rare où les œuvres des hommes n'offensent pas le monde, et comme la révérence - jamais véritablement définitive mais pourtant angoissante - d'un monde bien déterminé à se soustraire à notre influence.

Serais-je victime des phobies de ce millénaire commençant ou bien les impasses de mon âge seraient-elles définitivement contagieuses ? il n'en demeure pas moins que depuis quelque temps, le lourd sentiment d'une imminence accompagne gravement au point de parfois la gâcher, la joie éprouvée devant les beautés du monde. Comme s'il me fallait me dépêcher de les contempler avant qu'elles ne se délitent.

Il me faut bien l'avouer ce sont désormais pour moi les idées qui se travestissent ou prennent corps et me surprends à penser avec des images … On objectera que l'appareil photo est écran supplémentaire s'interposant entre moi et le monde : pas vraiment en réalité tant il m'aura appris à regarder ; à écouter.

 

 

 

Le discours des hommes

Ugolin, podestat de Pise, accusé de traîtrise pour être passé du camp des Gibelins à celui des Guelfes, enfermé avec ses fils dans la Tour sans les nourrir.

Plus que la douleur, puissante fut la faim, écrit Dante qui le décrit, dans le dernier cercle de l'Enfer, réservé aux traîtres. A-t-il véritablement commis la faute majeure de dévorer ses enfants ? qu'importe, on le voit ici couvrant le corps de ses enfants, juste avant de commettre l'irréparable. Ce qui seul distingue l'homme de la bête.

Tout ceci sous l'œil indifférent des visiteurs préoccupés plutôt de contourner le bassin ; mais de ce canard, un tantinet bravache, qu'Ugolin semble fixer mais que le volatile feint d'ignorer.

Les plus grandes défaillances sont autant de gouffres béants à nos pieds qui ne nous empêchent cependant pas de regarder ailleurs.

Charmante vieille dame nantie d'une compagne presque aussi vacillante qu'elle. Mater dolorosa de la poésie disait Sainte Beuve à propos de Marceline Desbordes-Valmore, celle dont Barthes, bien plus vachard, affirmait qu'elle reproduisait sur son visage la bonté un peu niaise de ses vers.

Grand trouble que cette ressemblance qui rappelle que nous sommes rétifs à l'inédit et à l'insolite que nous préférons toujours rabattre sur le déjà connu.

Parangon d'élégance désuète matinée d'indigence inavouée ou de pingrerie mal camouflée, à la terrasse d'une rue réputée pour son insolente aisance, elle liquidait la petite monnaie de sa gloire passée.
Dans cette lutte incroyable contre la flétrissure, cette ligne si particulière où l'émouvant jouxte le ridicule.
Moment devenu rare où les fidèles engoncées d'altière vertu s'attardent et cancanent sous l'œil indifférent du mendiant … à moins que ce ne soit l'inverse
Assise légèrement à l'écart de l'Assemblée Nationale, en ce carrefour plutôt bruyant où le pont de la Concorde se jette à l'endroit précis où le quai d'Orsay s'étiole dans le boulevard St Germain. La chose est suffisamment rare désormais pour que je la remarque d'autant que bien calée sur son banc, une boisson à ses côtés, elle semblait, loin de cette réalité, absorbée dans je ne sais quelle œuvre roborative ou édifiante. Las ! c'est bien son téléphone qu'elle tenait de sa main droite qu'elle scrutait toutes les trois lignes … de peur de rater l'essentiel. Las pour solde de toute œuvre pie, ce sont les Confessions d'une accro du shopping qui cristallisent son attention - entre deux œillades sur l'écran du smartphone.