index précédent suivant

 

 

Portraits I

Nadar Eisenstaedt Erwitt  

 

 

Regardant les photos que Nadar prit sur le tout-Paris de son époque, repérant à la fois les stéréotypes de ces positions figées souvent et somme toute fort peu naturelles mais aussi la prégnance qu'elles ont sur nous tant, quand il s'agit de Hugo, Flaubert, Berlioz ou Gounod et de tant d'autres. ce sont encore les portraits qu'il en fit qui nous demeurent et confèrent à leur œuvre cette épaisseur humaine, j'allais écrire cette réalité qui en fait nos quasi-contemporains - ce qu'un tableau même bien croqué d'un Montaigne ou de Voltaire ne parviendra jamais à offrir.

Dans la littérature, ce sont bien descriptions et portraits qui scandent les récits comme y parvinrent autrefois les ballets dans les pièces de Molière ou les récitatifs dans les cantates et messes de Bach autant que dans les opéras.

Qui ne se souvient de celui du Père Goriot qui, en début de récit, occupe la même place que la description scrupuleuse de la pension Vauquer où il avait élu domicile : décor planté comme des banderilles, alors seulement agitation brouillonne des hommes et apathie feinte des choses peuvent commencer à se télescoper.

S'insinue en tout portrait, l'étrange implicite que ce qui se voit fût chemin vers ce qui se cache - Freud n'a rien inventé - et que cette ligne se pût parcourir aisément de l'épaisseur du corps, de la finesse du visage ou encore de la ruse du regard jeté vers les troubles de l'âme, les inclinations les plus secrètes et les élans les plus nobles. Du physique au psychologique, du dur au mou, il y aurait bien un fil fragile peut-être, un sentier sinueux sans doute mais un parcours possible.

Comme si chaque caractéristique physique trouvait son pendant dans l'âme - … à moins que ce ne soit l'inverse. J'essaie de deviner ce qui se cache derrière cette barbe à la folie sagement ciselée qui vient inutilement autant que démesurément allonger le visage de Kropotkine qui sans elle serait celui, banalement lisse, d'un employé des Postes arrimé aux préjugés de la petit-bourgeoisie. Ce que veut suggérer ce cheveu indompté et cette barbe filasse d'un Alphonse Daudet …

Mais je ne trouve pas … ou le redoute.

Je n'y avais jamais pris garde : portrait ou portraiturer dérivent du trahere latin qui ne signifie pas seulement tirer mais aussi attirer, solliciter, voire traîner ou entraîner vers soi, et donc aussi extraire, contracter etc. On tire le portrait de quelqu'un : pourquoi donc sinon pour en extraire jugement, sympathie ou répulsion ; sinon pour conférer au personnage cette densité qui seule l'entraîne vers nous, cette consistance qui nous le fait ressembler ?

Toujours, nous ramenons tout, à nous, décidément. Jusqu'aux mots et aux idées que nous ne parvenons à entendre qu'en les rapetassant sur ce que nous savons déjà et comprenons. Il y a si loin entre penser qui saurait extraire ce qu'il y a d'insolite, de révolutionnaire ou même seulement d'événement sous le convenu, l'habituel, l'ordinaire et comprendre qui se satisfait de seulement réduire, inclure ou assimiler à l'instar de nos dictionnaires qui ramènent l'inconnu au déjà connu ! Pour entendre l'insolite , repérer l'étrange , il faut yeux affûtés et oreilles aguerries, bien sûr, mais silence tout autour, et recueillement, parce qu'ils ne s'avancent jamais tonitruant Sans doute est-ce pour cette raison que le portrait en dira toujours plus sur le peintre ou le romancier, sur l'époque et les mœurs usuelles que sur celui que l'on s'attache à décrire.

Qui peut avoir oublié la crainte de Proust qu'un manque d'enthousiasme de la foule ou même la secrète déception ressentie d'abord devant le jeu de La Berma n'altérât la qualité de son jeu mais sa joie de de croire son jeu s'enhardir à la mesure de ses applaudissements : « N'importe, au fur et à mesure que j'applaudissais, il me semblait que la Berma avait mieux joué ». Comme si, à rebours de l'opinion commune, ce ne fût point le génie de l'actrice qui suscitât la ferveur du public mais plutôt sa joie qui exultât le talent de celle-là. Ou que, plutôt que de se conformer au réel qui en est la matière première, la pensée, au contraire, constituât plutôt une force irrésistible susceptible de ployer les forteresses supposées invincibles.

Est-ce ceci ? Que les inclinations de l'âme, les conformations du caractère eussent ce talent de façonner finesse des traits, agrément du visage, allure même de la silhouette ?

Est-ce pour ceci que la langue des philosophes est si aride et celle des scientifiques tellement épuisante ? Il faut pour enflammer le verbe ce torrent d'idéalisme que le matérialisme ambiant tellement raisonnable a cru pourfendre mais qui triomphe en art parce qu'il en est le sel.

Il en va assurément de même en photographie et c'est bien pour cela qu'elle entre dans le cercle des œuvres : elle outrepasse les limites d'une technique même étonnante et brillamment moderne. L'exercice du portrait officiel est difficile qui offre peu de latitudes. Je lui préfère pour cela les clichés furtifs qui offre des entrebâillements où se trahissent hésitations, branles et emportements. On remarquera néanmoins que Nadar croque ses personnages en contre-plongée, plus ou moins sensible, ce qui est toujours manière de leur donner statut.

Quand on décide d'appuyer et prendre le cliché, on ne sait pas toujours ce que l'on obtiendra. On s'essaie au meilleur angle de vue, à la mise en scène de ce que l'on a cru discerner sans pouvoir être certain jamais du résultat. J'avais ainsi repéré le geste étrange de cet homme planté le long d'un mur se prenant de manière répétée la tête dans les mains. On y aurait pu voir geste de souffrance ou de déploration : le miracle vint de cette femme passant devant lui dont on pourrait croire qu'il en déplore la tenue, la silhouette, l'allure générale. Ceux qui me le demandent adoptent spontanément postures convenues, gestes vu mille fois dans les magazines ou sur les réseaux sociaux qui saturent l'espace et parasitent toute épaisseur. J'eus peine à obtenir de celui-là qui m'avait demandé de le croquer arguant qu'il fût mannequin, qu'il enlevât ses lunettes impossibles, relevât sa capuche. C'est dans cet entre-deux, après quelques poses contrefaites comme celles qu'on avait du lui apprendre à adopter, que je le saisis à la volée en un geste qui dit beaucoup du personnage même s'il est exact qu'on le pourra toujours interpréter d'autre manière.

Il n'en va pas autrement de cette jeune fille vautrée dans l'embrasure d'une fenêtre devant une sculpture de Rodin : la regarde-t-elle enlisant maladroitement toute imitation de posture lascive ou au contraire s'est-elle seulement éclipsée de son groupe de visiteurs, saoulée par tout comme on sait l'être à ces âges, en particulier par ce qu'on lui enjoint de faire.

Il faut être vieillard déjà racorni, ou parent ayant déjà passé cette période, pour y considérer avec un léger amusement la caricature de l'adolescence et le risque n'est pas tout-à-fait écarté de n'avoir pris cette photographie que pour y voir seulement l'occurrence d'une généralité, la caricature d'un préjugé- ce qui serait le pire des conformismes.

Elle s'y trouve, bien entendu mais bien d'autres interprétations sont possibles dont cette déclinaison entre une féminité en train d'éclore et celle, épanouie et presque provocatrice mais cloisonnée pourtant en sa cage de verre. En réalité, à l'instar des romans de Balzac, un portrait ne vaut que s'il a histoire à raconter, que s'il permet à une histoire de correctement débuter. Les photos souvenirs, celles prises devant un monument ne racontent rien sinon j'y étais. Que dire enfin de celles prises par des pseudo-professionnels faisant prendre à leurs clients, postures amoureuses, regards langoureux ou marche lente mais irrésistible l'un vers l'autre ?

J'aime non tant à surprendre qu'à être surpris et les mille et une nuances d'humanité m'émeuvent toujours quand elles s'offrent, par surprise ou indifférence. Ceux-là dessinent qui une perspective, qui majestueuses colonnades en enfilade de St Eustache mais ce qui fait l'intérêt c'est, outre l'identique geste de la main dont la précision engouffre tout le reste au point de rendre indifférent le dessinateur à l'environnement altier et austère que pourtant il tente de saisir n'entendant même pas les envolées échevelées de l'orgue ne voyant ni sa voisine tout en génuflexions oratoires ni n'étant troublé par le brouhaha diffus mais intempestif des touristes ; au point qu'elle tourne le dos à tout y compris son compagnon qui scrute alentour - qui fait tout l'intérêt de l'histoire - comme s'il se crût contraint de la protéger de toute incursion ! Ah cette mâle méfiance de l'amoureux protecteur ! ce qui fait l'intérêt, disais-je c'est, oui, cette paradoxale évasion du réel comme si l'acte créateur était exclusif de tout le reste et qu'il fallût s'abstraire de tout pour atteindre le concret le plus épais. Ce que je crois.

La kabbale n'avait peut-être pas tort d'imaginer le retrait nécessaire du divin pour que le prodige du monde pût se produire. Donner sa chance au monde, au réel ou à l'œuvre, tient dans cette contraction, silencieuse et humble. Je ne connais pas de paradoxe plus fascinant. D'humilité plus nécessaire mais plus ardue à atteindre.