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L'art du portrait II
Alfred Eisenstaedt

Nadar Eisenstaedt Erwitt  

 

 

 

J'aime assez le personnage : il fait partie de ceux dont l'avènement du nazisme au pouvoir scindera l'existence en deux parties. Il n'est pas particulièrement victime - il eut la sagesse de quitter l'Allemagne dès 35 - il continuera aux USA une carrière de photographe - plutôt portraitiste - qu'il avait plutôt bien commencé en réussissant une photo de la rencontre Mussolini-Hitler en 1933. Les choses se gâtèrent sitôt que les édiles nazies s'aperçurent qu'il était juif - ce que traduit parfaitement cette photo où, à Genève, il s'approche de Goebbels qui lui jette un regard de haine qui restera dans la légende.

Il est évidemment connu pour cette photo parue dans Life en août 45 où un marin à la volée embrasse une jeune infirmière pour marquer sa joie d'une guerre enfin achevée avec la reddition du Japon.

Dans les deux cas, l'insolite ; l'inattendu ; l'imprévisible.

En d'autres circonstances, il eût fait à Genève, de ces petits reportages sans intérêt où il suffit de donner quelque célébrité à voir, quelque acteur important d'une conférence pour avoir fait son travail. Mais ici tout s'inverse. C'est le photographe qui est visé - je veux dire qui est dans le viseur - et donc nous ! L'inversion engage jusqu'au sens ultime de la photo : le sujet n'est pas passif en tout cas acteur involontaire pris dans les filets d'un pêcheur de sensations ou de sensationnel, il arrache l'objectif des mains du professionnel : le cliché devient un défi, pis même un combat.

A Times Square il en va finalement de même. En de tels jours de liesse, il y a certainement des photos à prendre mais quoi ? même si le bonheur populaire est contagieux il est vite lassant. Eisenstaedt cherchait une photo à prendre : incontestablement s'il avait l'œil, il n'avait pas la main. C'est l'exubérance de ce marin, embrassant toutes les femmes sur son passage, au moins autant que le contraste entre son uniforme sombre et le blanc de la tenue de cette infirmière qui fit le cliché. Contraste, oui, mais inversion aussi : les photos de libération donnent plutôt des femmes se jetant au cou des soldats … ici tout le contraire.

C'est ici sans doute tout le charme de la photographie - notamment de rue : le hasard - qui, certes, comme dans les sciences, favorise seulement les esprits déjà préparés - mais joue son rôle qui n'est pas seulement d'aiguillon. Le peintre, paysagiste ou portraitiste, cherchera au-dedans de lui-même ce regard, cet angle, cette émotion qui embraseront un sujet qu'il aura préalablement repéré, installé ; interprété. Ici, non ! comme dans les grands romans, le héros imperceptiblement échappe à l'auteur, bifurque imprévisiblement, et se révèle odieux quand on le crut admirable, pleutre quand on l'avait imaginé téméraire.

Ainsi son Churchill n'a-t-il rien à voir avec le lion rugissant et prêt à sauter sur sa proie qu'avait représenté Yousuf Karsh, dix ans auparavant. Celui qui s'impatiente de retrouver le pouvoir, après l'intermède Attlee apparaît plutôt comme un aimable vieillard, un peu surpris d'être là encore mais ravi finalement comme si ce fût l'ultime facétie qu'il pût infliger à l'histoire. L'homme qui s'ennuyait à l'écart du pouvoir mais ne détestait pas pour autant s'attarder devant ses toiles, l'homme de tous les excès, de toutes les colères comme de toutes les audaces, comment le reconnaître ici n'était cet éternel cigare qui fonctionne comme témoin qu'on ne lâchera d'ailleurs pas ?

Eisenstaedt a vu ici, ou surpris - qui serait plus juste - l'homme désormais fragile, malade, vieillissant sans véritablement l'admettre qui se drapait derrière la bête politique. Est-ce un hasard, il ne pose pas ! L'homme converse et, oui, l'interlocuteur est le photographe lui-même. Vieux grand-père patelin qui aurait encore quelques bonnes histoires à raconter ou souvenirs à dévoiler plutôt que l'homme du sang, du labeur, des larmes et de la sueur. Il en faut du talent, du métier - et de la ruse - assurément pour parvenir ainsi à se faire oublier - et son appareil : je ne voudrais pas que l'on crût qu'il ne s'agisse jamais que de chance ; pour autant, sans croire au naturel mais plutôt au spontané, la pose en studio ou celle qu'on vous fait prendre, ou encore celle qu'on s'imagine qu'on désire vous voir adopter, réduit le plus souvent à du convenu ; à la représentation d'une représentation pour ne pas écrire mise en scène de stéréotype. Je crois trop en l'humain pour ne pas imaginer, ici ou là, qu'il révèle toujours en même temps que camoufle quelque fissure. C'est par elle que l'humain se laisse à observer et parfois à comprendre.

Et le portrait a des chances de réussir quand ainsi, par étonnante révolution, le sujet prend la main et y conduit le photographe.

Étonnante série que celle qu'il consacra aux français en cette année 1963 qui, rétrospectivement, demeure de celles où s'entrecroisaient encore et parfois se télescopaient la France traditionnelle et repue de certitudes de l'avant-guerre et cette autre, turbulente de jeunesse, d'espoir, qui sera celle des baby-boomers. Ici évidemment pas question de pose - Doisneau s'y essaiera pourtant avec succès. Mais de conjoncture, de coïncidence ou plutôt de jointure.

Presque miraculeuse cette juxtaposition, cheminant vers l'objectif, de cette vieille femme courbée, tout de gris vêtue et de solitude enrobée et de ce couple de jeunes mariés clinquant de noire élégance, fleur à la boutonnière, voile et bouquet d'une clarté à ouvrir tous les avenirs ; qui n'est cependant pas jeu du paradoxe ou savant contraste : le couple lui aussi est seul. Quel drame, ou irrémédiable fâcherie à l'origine de ce mariage impuissant à faire cortège ?

Moue désarçonnée plus que boudeuse ou désapprobatrice de cette vieillarde sans doute édentée, affaissée sur un banc d'une salle du Louvre. Quel aimable parent parvint-il à l’entraîner ainsi en ces lieux - elle que son existence sage et modeste tint besogneusement éloignée de toute préoccupation esthétique ou intérêt pour ces fredaines ? à moins que ce ne fût de son propre chef … Pourquoi donc me fait-elle penser à la noce visitant le Louvre ?

Rarement les personnages d'Eisenstaedt sont-ils pris de côté ou de dos ; presque toujours de face comme s'il ne pouvait rien exprimer de ce qu'il ressentait ou voyait sans ce pont jeté d'entre eux et lui par le regard.

Peut-être est-ce ce regard qui fait ici fonction de pose …

Ainsi de ce regard lancé comme un appel l'aide d'une Léni Riefenstahl alors âgée de presque 80 ans. Elle qui traînera comme un boulet ses deux films La Victoire de la Foi (Sieg des Glaubens, 1933) et surtout Le Triomphe de la volonté (Triumph des Willens, 1934) qui traduisent certes un indéniable talent mais ses rapports particulièrement ambigus avec le nazisme. Elle, qui travaillera jusqu'au bout - elle mourra à plus de cent ans - n'obtiendra plus jamais la reconnaissance de ses pairs, encore moins le succès, ne pouvant jamais s'appuyer sur ses - douteuses - réussites passées ; pas même le pardon et l'oubli que l'on accordera à d'autres bien plus coupables qu'elle (Heidegger) qui ne paie finalement que le prix d'une incroyable ambition disposée à tous les aveuglements.

Ce que raconte ce visage surexposé tranchant radicalement avec l'arrière-plan très petit-bourgeois comme si seule un photographe pouvait encore éclairer la destinée de celle qui du cinéma inclina, contrainte et forcée, vers la photographie. Un regard qui semble implorer une réputation épurée ; blanchie.

Ainsi de cette absence de regard - ou de regard intérieur - d'une Alma Mahler photographiée au Carnegie Hall en 1960. Femme étonnante, toujours mariée à des artistes, qui avait pourtant renoncé à sa propre vocation en épousant Gustav Mahler, indéniable femme du monde, libre et accoutumée à être au centre de tout et de l'admiration de tous, je ne suis pas certain qu'elle regardât jamais quiconque, assurée de l'ascendant qu'elle exerçait, de l'empire qui fut le sien.

Ces yeux fermés - qu'écoute-t-elle ? musique ou les ultimes échos d'une grandeur en bribes ? Pourquoi me fait-elle songer à ce vieille sorcière qu'utilisa Malraux pour désigner Lou Andreas Salomé lorsqu'il la rencontra dans les années 30 ? Ce n'est certainement pas pour ces beautés offensées par l'âge, non décidément ! mais pour cet incroyable talent à exiger de nous que nous les regardions et vissions en elles plus, sans doute, que ce qu'elles étaient - des légendes sans fin qu'elles traînent derrière elles comme parfum opiniâtre.

Car le photographe des grandes couvertures de Life (90 au total) croquaient des célébrités - je veux dire des gens que l'on célèbre pour ce qu'ils firent ou furent et ainsi pour leur passé - fût-il immédiat. Tel est l'hommage du aux héros et après tout la photo d'Alma Mahler relève bien ainsi de la statuaire grecque. C'est démarche exactement inverse que de dénicher, dans la rue, ces anonymes, pour ce qu'ils sont, ou pour ce qu'on devine qu'ils puissent être.

Celle-ci incarne le monde qui vient, cette forme d'émancipation qu'on crut pouvoir s'incarner dans le rock, le golf Drouot, la cigarette et des cheveux courts pour les femmes ; celui-là - ferrailleur emmenant dans sa carriole à peu près tout ce dont on veut se débarrasser mais qui pourrait encore servir - celui-là, le monde qui passe, jamais assez vite mais qui fuit. Qui tire la langue, résiste donc bien un peu.