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L'art du portrait III : Eliott Erwitt

 

Nadar Eisenstaedt Erwitt  

 

 

Une exposition E Erwitt au musée Maillol - où j'avoue m'être rendu pour la première fois - un photographe connu notamment pour ses photos de chiens dont celle-ci choisie pour la couverture du catalogue. Une visite qui a suscité quelques réflexions :

 

Enterrement de JFK au cimetière d'Arlington en 1963. Photo de commande (reportage) pas nécessairement bien cadrée ni d'ailleurs intéressante en soi : que peut-bien montrer une photo d'enterrement - surtout dans de tels cas - sinon tristesse, pleurs, éventuellement dignité. On se souvient du salut militaire que son jeune fils avait adressé à son père au moment où passait le cercueil, moment d'émotion assurément mais la photo se contente d'en retracer l'événement - celle-ci relève d'un autre ordre : celui de l'inattendu.

Erwitt l'écrit : ce n'est qu'après coup, en rentrant et en examinant attentivement le cliché qu'il aperçut cette larme encastrée dans le voile, comme prisonnière mais offrant un unique ou ultime point de clarté dans les noirs du deuil - et de la photo en général.

Mais ce n'est pas ici seulement ce punctum que signalait Barthes. Presque au centre de la photo, cette larme est très exactement ce qui nous relie, de la manière la plus incontestable parce qu'universelle, à l'événement. Au delà, ou plus exactement en-deçà, de la dimension institutionnelle, de la crise politique etc… que peut représenter l'assassinat d'un président en exercice, il y a affaire d'homme, drame personnel qu'on se défend par dignité de montrer mais qui s'évade ici comme par effraction.

La grande habileté d'Erwitt est de n'avoir pas tenté d'arranger la photo en la recadrant par exemple. Mais ici comme ailleurs le mieux est l'ennemi du bien. En réalité, pour faire vrai, authentique, pour nous regarder, cette photo a besoin de l'aimable désordre que représentent ces personnages pris de dos - dont apparemment un prêtre - de ces deux militaires et de R Kennedy, aucun n'étant aligné, aucun ne dessinant ligne directrice. Aucun ne semblant regarder dans la même direction, surtout pas Robert Kennedy dans le regard, baissé, ne croise même pas celui de sa belle-sœur.

Peut-on concevoir émotion bien ordonnée, tristesse, angoisse ou simple désarroi habilement classés par ordre d'importance ? C'est ceci d'abord que révèle cette photo : bien sûr, dans de telles circonstances, il se produit toujours quelque chose, un petit détail, imprévu et parfois imprévisible, que la chance ou l'œil avisé du reporter, de certains en tout cas, parvient à saisir. Mais l'essentiel ressortit de l'incroyable désordre avec lequel se présentent événements, émotions et comportements qui fait l'épaisseur roide des choses et le mystère des hommes.

L'ordre est toujours quelque chose que l'on place, après coup ; que l'on feint d'avoir trouvé mais qu'on y a mis et qui n'est peut-être finalement que dans l'esprit éduqué à l'y placer.

Je ne parviens pas à oublier cette photo fameuse de la poignée de main entre Mitterrand et Kohl le 22 septembre 1984 à Douaumont. On aura beaucoup glosé sur la spontanéité du geste, inutilement : en regardant attentivement la vidéo on réalise au moins que Kohl fut surpris qui n'avait donc pas été prévenu. Qui connaît un tant soit peu Mitterrand sait que peu chez lui, est spontané, en tout cas rien de la sphère publique, mais tout conçu, préparé, mûri.

L'image est intéressante, qui illustre mon propos : ce journaliste-photographe en arrière plan, juste à l'intersection des deux bras se rejoignant, manifestement regarde ailleurs, cherchait un autre angle ; a raté la seule chose que ce jour-là, il fallait voir ! C'est que la photo de presse est aussi un instrument politique dont des élus avisés ou bien conseillés, parviennent à faire une arme, un argument. Un outil au profit d'une politique ; un symbole. Une trace tenace pour la postérité, fût-elle calculée.

C'est bien aussi ce qui advint pour cette photo de Nixon alors vice-président, futur candidat à la succession de Eisenhower, rencontrant Kroutchev à une foire à Moscou et lui vantant les mérites et la supériorité de la gastronomie américaine. Rien qui fût politique sinon l'utilisation que celui-ci en fera un peu plus tard durant sa campagne pour faire valoir la position ferme qu'il tiendra, une fois élu, face à l'URSS - grand ennemi non déclaré de cette guerre non déclarée que sera la guerre froide. Avec cette idée sous-jacente que lui, avec son expérience, saurait tenir tête, ce qui serait loin d'être le cas avec ce novice de Kennedy, ripoliné de grande bourgeoisie trop policée.

C'est ce qu'indique Erwitt : parfois les photos mentent, ne disent pas la vérité mais fonctionnent quand même.

Le poids des mots, le choc des photos scandait un hebdomadaire célèbre. Parfois les photos n'ont ni poids ni mots ! Et la chose politique, telle une veste, se retourne aisément … contre vous. Je ne suis guère convaincu par cette photo de de Gaulle prise lors de son voyage à Moscou en 66. Etait-elle un leurre comme il le laissera entendre par la suite, destiné seulement à habituer de Gaulle à sa présence ? toujours est-il que cette photo ne raconte rien qu'on ne sache déjà, notamment cette aisance si particulière qui fut la sienne à asséner ses leçons à l'univers comme s'il fût le seul à les connaître et savoir anticiper. La photo qui parut en couverture, Erwitt la prit un peu plus tard en s'introduisant là où on ne l'attendait pas ; celle-ci est en revanche bien plus parlante.

On y voit De Gaulle, comme cerné par ces grands de l'URSS, prompts à s'abattre comme les grands prédateurs qu'ils furent sur un de Gaulle, étrangement seul, fragile dans son drapé de vieillard. Ici encore c'est de désordre dont il s'agit : celui de ces rencontres internationales que le public imagine sans doute plus solennelles que cet empressement vorace d'hommes autour d'une petite table à peine garnie de quelques gâteaux secs et verres de porto ! Mais il faut dire qu'on ne lui montre jamais l'envers du décor.

L'argument n'est donc pas si vrai selon lequel « d'abord il s'agit d'obtenir une sorte de cadre puis d'attendre que quelqu'un y prenne place » il y a bien des moments où Erwitt force le cadre, s'y introduit et tâche d'y soudoyer une vérité.

 

J'aime assez que pour chacune de ces deux photos qui respirent le naturel, l'anodin et le spontané tout ait cependant été calculé, mûrement soigné : de la place des baguettes au regard en arrière de l'enfant, de cette bicyclette seule s'éloignant vers l'horizon sur une route déserte, tout juste encadrée d'arbres aux deux bérets supposés incarner la France. De cet homme sautant au-dessus d'une flaque sur l'esplanade du Trocadéro juste en face de la Tour Eiffel dont on fêtait alors le centenaire. Du vent soufflant en bourrasque tordant les parapluies de ce couple jusqu'à les rendre inutiles. Les personnages sont des acteurs et tout dans la composition, jusqu'à l'attente de la pluie et du vent, aura été minutieusement millimétré. La première photo était une publicité, la seconde, une commande.

Sans nul doute est-ce ici le fait d'un grand que de savoir ne pas s'empêtrer de contraintes extérieures ni d'intentions affairistes. Bach ne cessa de produire ses cycles de cantates à quoi sa charge de Cantor l'obligeait sans que leur qualité en souffrit. Mozart, au moins jusqu'au coup de pied au cul que lui asséna le prince-archevêque Colloredo, s'accommoda des jugements péremptoires, des commentaires imbéciles et de l'ignorance de ses commanditaires. Le génie consiste ainsi non pas à subvertir le sens d'une publicité mais à l'enrober d'une signification plus vaste qui finit tôt ou tard par s'imposer. Qu'importe qu'elle soit la sienne seulement : si la photo est réussie c'est bien parce qu'en réalité elle est universelle. La photo enjolive peut-être un art de vivre à la française ; il n'empêche qu'ils s'éloignent et nous regardent presque avec nostalgie déjà. Qu'importe que soit vantée la solidité centenaire de la Tour, bravant tourments et tourmentes, ces ombres demeurent, même fragiles ce qu'il y a de vivant face à ce qui n'est, après tout, qu'un décor.

Qu'on le veuille ou non, j'y reviens, dans toute photo il y a un retournement, cette inversion déjà évoquée. Arendt disait : « Alle Denken sind Nachdenken » toutes les pensées sont pensée de quelque chose, des arrière-pensées aimerait-on pouvoir traduire. A quoi correspond bien le terme réflexion. Toute photographie est ce regard qui se réfléchit, ce regard de regard.

Rien de plus anodin que cette femme - une touriste ? - arrêtée au bord de la balustrade contemplant l'Empire State Building ! Rien de plus tendre que cette femme regardant son enfant couché sur le ventre - et sans doute la regardant - tout cela devant un chat attentif à la scène en train de se calmement dérouler. Il se trouve que ce fut là sa première femme, son premier enfant ; son premier chat !

Ces scènes n'ont pas pu être préparées. L'œil exercé du photographe, simplement, a su reconnaître des récits.

Peut-être est-ce en ceci que réside le secret d'Erwitt de moins croquer portraits d'homme ou de femme que de situations ; d'atmosphères, d'ambiance ou de symbole. On remarquera ainsi que très souvent les protagonistes sont croqués de côté, de dos ; très rarement de face !

Chez Erwitt l'humanité n'est pas affaire de visage ; mais d'attitudes, de situations, de regards. Ceux que l'on vous lance, ou ceux qu'on vous observe lancer. Situations où l'on se meut, parfois s'empêtre mais qui ne cesse pour autant de vous définir. Ou mieux cerner l'époque qui nous fit et dont on se dépêtre si malaisément.

Ce sont celles qu'il prit en parcourant les villes des USA qui, parfois, avec le recul, jettent un froid sur époque où l'homme, seul au monde, se crut seul maître.

Il le dit : il réserva la couleur à son travail de professionnel. Très révélatrice, à cet égard, la série qu'il fit de Fidel Castro ou du Che. Portraits de profil, nantis de tous les stéréotypes auxquels on peut s'attendre - uniforme, cigare, mais regard fixe, moins déterminé qu'obstiné. Mais ces portraits ne sont que des clichés : rien d'autre que ce à quoi l'on pouvait s'attendre ! de simples pommades pour conforter des idées reçues.

C'est pour cela, sans doute, que je préfère ces photos de rue, où sa tendresse ironique peut s'épanouir à juste mesure. Ces portraits de vie, saisies aux USA, mais à Paris mais ailleurs encore.

Ou celles retrouvées mais pas perdues figurant dans son dernier recueil Found not Lost