index précédent suivant

 

 

Rodin ou la caricature de la puissance

 

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12

 

Je ne suis pas certain d'aimer tant que cela la statuaire d'A Rodin même si ce dernier est devenu l'archétype même de cet art qui dans sa modernité fut aussi un art collectif. Mais je raffole de Balzac que j'ai bien du lire trois fois dans ma vie : ce je ne sais quoi de puissant qui déborde en lui l'humain à chaque pas aura pourtant été en même temps le regard le plus acéré sur l'homme, ses parcours, ses ambitions, ses vanités, ses faiblesses mais aussi ses grandeurs.

Cette statue donc, plantée dans un recoin du jardin de l'hôtel de Biron qui abrite le musée de Rodin. J'ignorais qu'un autre exemplaire trônait sur le boulevard Raspail, au carrefour Vavin.

Revenant de l'église Saint Thomas d'Aquin et passant par la rue de Varenne où se concentrent avec la rue de Grenelle la majeune partie des ministères dont Matignon, j'arrivais au musée Rodin qui en clôt la perspective du côté des Invalides.

Je m'attardais dans les jardins par quoi, contrairement aux instructions, je préférai commencer ma visite : les foules agglutinées des musées m'inspirent modérément. Je ne le regrettai point : à côté de certaines statues qui m'inspirèrent - mais curieusement pas la porte de l'Enfer - comme ce Victor Hugo assis sur le bord des rochers de Guernesey, sorte de rempart presque invincible bras tendu contre les éléments, les injustices, les atteintes à la liberté …

Il y a chez Rodin quelque chose de la brute épaisse et on s'étonne peu que sa sensualité autant que sa sexualité eussent à l'occasion fait scandale. Cette virilité débordante peut-être mais ne sachant se conjuguer qu'en terme de puissance se repère dans ses représentations de corps noueux, musclés et tortueux à l'extrême : qu'il eût réussi tout particulièrement ses Hugo ou Balzac n'a au fond rien d'étonnant. Bien sûr, il y a la cathédrale ; bien sûr le baiser en référence à Dante et à Francesca et Paolo qu'il plaça non sans quelque indulgence dans les ultimes cercles de l'Enfer : ceux-ci échappent à ces corps noueux, épais, de virilité brutale qui hantent son œuvre.

Il y a souvent loin de l'homme à l'artiste et plus encore de l'artiste à l'œuvre. Un mystère peut-être mais la seule certitude est que l'art demeure au plus profond ce par quoi lon se peut approcher l'être.

Après tout, la sculpture n'est pas n'importe quel art : se mesurer à la masse noire épaisse de la pierre et lui donner ligne, courbe et légèreté, bref lui offrir sens humain, illustre la quintessence de l'art prompt à s'emparer de toute matière, même la plus rétive, habile à l'enflammer ; l'ambivalence du geste presque violent des burin et marteau et du cisèlement fin et délicat.

Toute la création est ici qu'on a beaucoup imaginé avec force fracas tant la lumière foudroyante écartant ombre et nuit ne pouvait s'entendre que comme tonnerre et orage - ce que Haydn avait bien compris - à quoi toujours s'oppose, en contre-point parfait des voile se déchirant, ciel noir et tonitruant; rocher se fendant qui accompagnent l'ultime soupir du Christ ou l'apothéose de Romulus. Il faudra la caballe pour imaginert une création qui procédât à l'inverse du retrait. En réalité quand s'entrouvrent les cieux, tout bascule et les fondations les plus archaïques, les alliances les plus incroyables comme les offenses les plus impardonnables, renvoient trop souvent aux pierres que l'on taille, aux statues que l'on dresse voire que l'on invite, au rocher que l'on pousse indéfiniment pour y considérer de simples coïncidences.

Je ne le regrettai pas parce que ce vaste jardin essaimé de nombreuses statues fut occasion de rencontres et de scènes parfois bien insolites Pour ces vieilles américaines notamment qui s'extasiaient devant ces virilités vigoureuses avec ce mélange d'effroi et de fascination de religieuses face au fruit défendur ces enfants courant entre les statues les érigeant en paravent opportunément placé pour leur jeu de cache-cache. Ou pour tous ceux-là qui, négligeant qu'ils se trouvaient dans l'espace d'un musée, s'y prélassaient ou rêvassaient comme on le fait d'ordinaire en un parc public.

 

 

 

 

 

 

Je l'avais repérée de loin : oh ce n'était pas bien difficile puisque la seule silhouette horizontale dans cet espace dédié à la verticalité. Adolescente studieuse ou simplement lascive, profitant d'un calme que les parcs publics n'offrent pas toujours ? Toujours est-il que je la retrouvai, sous le regard imperceptiblement goguenard de ces autres un peu plus loin bavardant sur le banc, avec tout l'équipage de la jeunesse apprêtée - téléphone, écouteurs aux oreilles - mais aussi pourtant, détail presque anachronique, carnet et stylo où elle consignait notes, observations, réflexions comment savoir …

Ecrire à l'ombre du grand Balzac ça ne manque pas de classe et revêt une de ces ironies …

A l'écart, tournant le dos à la statue d'Hugolin, fichée en plein milieu du bassin, elle aussi écrivait. Je la crus d'abord dessiner tant elle fixait attentivement le parterre de fleurs mais non ! fut ce l'heureuse inspiration du grand sculpteur ? D'être en tout cas entouré de grandes figures ne laisse pas indifférent.

Que serait le monde si plutôt que d'être entouré d'insipides, insanes et parfois bien vulgaires publicités, l'espace urbain était plus encore qu'il ne l'est, et surtout de manière plus visible, hanté par les œuvrs d'art.

Le pire est qu'il l'est : statues, fontaines, monuments hantent la ville mais nous ne les voyons plus.

J'aime l'illusion de cette statue pointant du doigt l'inattention rêveuse de l'homme assis. Comme si, devant l'œuvre, il fallait se ressaisir .

L'adolescence est règne des déséquilibres comme un défi lancé à la pesanteur. C'est ce qui en fait un archétype et la rapproche de la statue.

Tout s'y concentre : du soupir lancé qui la caractérise si bien, à l'épuisement nourri par ce monde qui ne trouve rien pour ruiner le désintérêt qu'il suscite.

Exister est affaire de désir, on le sait depuis Spinoza : celle-ci s'impatiente mollement dans trouver la promesse.

Chaque âge a ses mal-être et ses malaises ! Ceux-ci en tout cas s'affichent.

Il n'est pas de plus bel âge de la vie : la vieillesse console parfois mais ne rassure en rien ; la maturité est trop souvent empesée de suffisance, de superbe et d'affairement pour qu'on ne s'y oublie pas ; l'adolescence boitille de ses déséquilibres insensés. L'enfance peut-être, parfois donten tout cas on ne se défait jamais qui vous colle à l'âme avec obstination.