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A la sauvette 4 :
savoir vaciller

 

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Miracle de la photographie ? non, plus simplement épaisseur immaitrisable du regard. Il fallait être sot comme un rationaliste étriqué du XVIIe pour croire jamais que la perception fût ce brouillon partiel, partial, désordonné parce qu'immédiat, insignifiant et fallacieux sur quoi la raison eût à faire le ménage en éliminant, séparant, tranchant ; voire prétendre même qu'il lui eût mieux valu s'en départir tant elle constituerait terreau stérile. Non l'image n'est jamais neutre ; mais toujours/déjà regard, je veux dire filtre qui n'offre à notre jugement que ce qu'il peut penser et à notre mémoire que ce dont elle a déjà gravé trace ne fût-elle qu'analogue.

L'insolite nous surprend, nous attire parfois mais le regard ne s'y attardera que s'il y peut retrouver marques anciennes, déjà éprouvées. Notre raison, décidément ne va que du même au même, et y réduit quand elle le peut ce qui ne s'y conformerait pas totalement tel le lit de Procuste ; ou bien alors l'efface. N'allons pas croire pour autant que les premières impressions fussent les plus durables et qu'il fallût considérer en nos perceptions d'enfance comme des gravures ou des moules ciselés en creux que nos regards n'eussent qu'à emplir. Il en va ici comme des traces que nos pas dessinent sur le sable des plages : sitôt posées qu'effacées par le moindre vent, le premier souffle. Dont l'écho néanmoins se prolonge. Indéfiniment.

Il a bien fallu pourtant un premier mot puisque tous les dictionnaires les font découler les uns à partir des autres. Il a bien fallu une première image ; un premier cri ; une première lueur puisque toute connaissance s'avère n'être que reconnaissance. Mais, mystère des origines, tout s'évapore et se dérobe devant moi comme si le monde n'avait plus rien à dire ou seulement ce qui me trahirait …

Pourquoi cette charmante vieille dame, attablée en terrasse de bistrot de la rue de la Convention, en pleine froidure quoique chaudement revêtue d'un manteau d'une fourrure discrète sauf pour l'encolure, protubérante, débordant généreusement de toutes parts, oui pourquoi me fit-elle penser à la Môme Bijoux de Brassaï ?

Elle se suffisait pourtant bien à elle-même. Une élégance certaine, quoique surannée, en dépit de la concession faite à cet étrange chariot violet destiné vraisemblablement moins à ses emplettes qu'à servir de point d'appui lors de ses pérégrinations désormais chaotiques et au pantalon qu'elle n'eût sans doute pas adopté autrefois. Un chapeau plat qu'orne délicieusement une sorte de plume attachée par une broche au motif doré, suggérant distinction aérienne, presque frivole, tendre trace presque engloutie sous les ressacs cruels de l'âge ; qu'encadre un cheveu long, tombant, presque défait, qu'autrefois seules les jeunes filles se fussent autorisées à porter mais, ici, d'un désolant gris filasse à faire regretter le blanc étincelant qu'elle eût mérité.

Ce très léger sourire, surtout, que concèdent ses lèvres fines, presque pincées, à regarder tout un petit monde s'agiter autour d'elle. Elle doit bien y prendre plaisir de s'attarder ainsi : les deux tasses disposées devant elle témoignent de cet étrange privilège - mais en est-ce un ? - de pouvoir sans crainte, péril ou ennui se poser en spectateur d'agitations, empressements, attentes et rencontres d'une scène qu'on a quittée définitivement. Aux strapontins de laquelle on vous tolère encore un petit peu, tout simplement parce qu'on ne vous y voit plus ni ne regarde.

Est-il de l'humain quoique ce soit plus important que le sourire ? Avec la voix, il est ce qui traverse tempêtes et tourments ; ce qui, pas même par coquetterie mais par élégance, n'avoue jamais son âge. A flâner dans les rues de la ville, à tenter de croquer portraits des passants j'aurai mesuré combien est pesante cette affectation de l'ado à traîner le pas comme si, tout horizon bouché, le malheur se fût entiché de le déséquilibrer définitivement en le contrariant de tout, tant de ses désirs que de leur contraire, et se présentant sous allures invariablement sottes et absurdes. Combien est ridicule cette affectation de si nombreuses jeunes femmes, imitant en ceci mannequins de tout poil et modèles offerts à leur appétit de plaire, à nous toiser, s'y croyant attester ainsi de quelque profondeur de cette moue boudeuse et si vite méprisante, ou vieillards sinon hargneux en tout cas si maussades à vous faire confondre belle matinée de printemps et tempétueuses nuits hivernales. Combien au contraire, lumineux et nécessaire un simple sourire tout-à-coup fait le monde habitable …

Je ne suis pas certain que soit si juste la formule de de Régnier selon laquelle l'humour serait la politesse du désespoir ; il est seulement - mais combien ce seulement parvient précieusement à tout envahir - l'invention généreuse du sens ; quant au sourire, bien plus que de simple politesse, il est la signature même de la bienveillance, celle-ci même qui accueille l'autre et l'invite à s'approcher ; celle-là précisément qui refuse d'envisager l'autre comme un enfer et ne cesse de le vouloir envisager comme une promesse. Ce sourire n'a pas d'âge et peut-être demeure-t-il ce rare truchement encore offert et accessible pour enrayer le naufrage. Il me paraît ultime écho de l'éternité.

Pourquoi sourit-elle ? car je me refuse à n'y voir que rictus automatique. Serait-ce que nous l'amusions à nous agiter ainsi ou que, plus vraisemblablement, à travers nous, elle se vît elle-même et la vanité de tous ces affairements. Il y a de la grandeur d'âme à s'en amuser plutôt qu'affliger ; à ne se plaindre pas et plutôt glisser dans les interstices grisâtres de la ville cette si discrète mais essentielle fissure d'être.

Je viens de comprendre : c'est en ceci surtout que cette charmante vieille dame - sans doute encore furieusement charmeuse - s'oppose à la môme Bijoux de Brassaï.

Celle-ci, rencontrée au Bar de la Lune dont elle avait fait une sorte de quartier général, aura été une de ces figures, ou légendes, du Montmartre des années 30. Celui-là même que parcourait alors Brassaï. Il n'est pas de période qui ne suscita ses légendes. Mais regardons bien : ce furent alors théâtre, chansons, cinéma et ces photographes devenus plus tard célèbres qui les écrivirent. Pas la réalité. La réalité d'elle-même n'écrit ni ne dit jamais rien : il y faut pour cela ce filtre que nous devons à l'art.

Il n'est de réel que par le miracle de l'œuvre.

Fut-elle grande bourgeoise, comme il se racontait, balayée par la dépression à qui ne restaient, vestige d'une aisance définitivement perdue, que ces colliers, bagues et perles qu'elle arborait comme bouclier qui la protégeât de la rudesse destemps, ou plutôt comme un éventaire pour badauds envieux ? ou bien au contraire, ces pacotilles délicieusement vulgaires n'étaient-elles pas seulement leurre trop facile pour berner, apitoyer ou tenter ; intriguer ou, de curiosité perverse, attirer le chaland puisqu'en réalité elle vivait de ses talents prétendus de chiromancienne.

Tout ici est dans l'outrance qui n'engage pas seulement l'amoncellement de bijoux. Le maquillage, loin d'être discret, souligne d'atrabilaire tristesse un regard inquisitorial qui vous trahit avec autant d'efficacité que ces lignes de la main qu'elle se flattait de déchiffrer ; ces lèvres fines, outrageusement marquées de rouge-à-lèvres, confèrent au visage cet air revêche qui vous ferait fuir si dans l'allure générale, ce col d'apparente fourrure déjà épuisée, ce chapeau à voilette que le temps aura déjà bien insulté, ce visage épais, presque hommasse comme figé de toute sa grâce égarée, cette cigarette tenue sans élégance d'entre des doigts déjà boudinés que le vernis achevait de rendre vulgaires, ce verre de vin enfin à peine entamé suintant plutôt le prétexte que le plaisir, oui, si ne demeurait chez cette femme humiliée par l'épreuve, quelque chose d'une humanité bafouée suscitant pourtant moins aménité que pitié ; quelque chose d'une anomalie qui capte le regard d'une malsaine curiosité qu'on se repend immédiatement d'avoir laissé s'attarder ainsi.

A leurs manières, ces deux femmes s'opposent mais se retrouvent pourtant étrangement dans cette rage à contenir les outrages d'une déchéance offensante. Sans doute est-ce pour cette raison que l'une me rappela l'autre. Est-il si grande différence d'entre vouloir mourir debout, avec élégance et désirer vivre sans rien céder de sa fierté ?

On pourra toujours voir en Brassaï le portraitiste sublimement tensre d'une période qui le fut tellement peu : une photo porte bien sûr son époque autant que le regard du photographe. La porte tellement que par son tournemain esthétique elle en viendrait presque à trouver de la beauté dans ce qui, quand même suinte tout en noirceur le sordide, le glauque et la misère. Mais n'est-ce pas, après tout, par ce miracle-ci que jaillit l'œuvre ? dans ce regard tout de tendresse pétri pour l'humain vacillant.

Mais ce serait, en partie du moins, se tromper : ces deux femmes disent quelque chose d'éternel. Ou de métaphysique.

La difficulté d'être. Le chemin pour silencieusement disparaître.