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Entropie

« L’hôpital public s’écroule et nous ne sommes plus en mesure d’assurer nos missions » ; des soulèvements un peu partout dans le monde ; un étudiant qui s'immole ; une colère qui gronde dans les transports dont on redoute la prochaine grève ; une directrice d'école qui se suicide : l'anniversaire, tout sauf apaisé, du mouvement des gilets jaunes … Et cette crainte sourde, du côté du pouvoir, de ce que la presse nomme désormais la coagulation des mécontentements, de la colère, des mouvements sociaux …

Il n'est pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir.

Pourtant cela fait - au moins - depuis 1981 que le même scénario se répète : une élection surprise ou triomphale qui suscite un enthousiasme aussi excessif que fugace, un état de grâce où le nouvel élu dispose de tous les moyens mais le double assentiment de l'opinion et de la presse toujours complaisante au début, pour réaliser les réformes qu'il juge utiles, et puis, sourdement puis violemment, un retournement de tendance, un mécontentement puis une colère, des grèves parfois  ; tantôt seulement une inquiétante inertie et la paralysie du pouvoir : 1983 ; 2005 ; 2008 ; 2013 … Des présidents, de Mitterrand à Macron en passant par Chirac, Sarkozy, Hollande puis désormais Macron, tous connurent ces cent jours triomphants mais tous endurèrent cette paralysie. La presse est trop courtisane pour ne pas entonner le chant sulfureux du nouveau monde puis, pour ne pas semer doute et tempête dès qu'elle sent quelque fragilité …

Sic transit gloria mundi

Fi des déclarations téméraires, des vanités de jeune homme trop vite parvenu au pouvoir ; fi du maître des horloges ou de ce monde qui décidément ressemble à l'ancien comme la corde au pendu ; à peines esquissées ces déclarations où la main annonce ne pas trembler : désormais au moindre chahut, une déclaration ; un report, un grand dialogue, une reculade …

J'y entrevois plusieurs leçons, guère plus rassurantes les unes que les autres :

Politique d'abord, tant nous ne sommes pas encore sortis de cette culture thaumaturgique du pouvoir. Elle est indéniablement inscrite dans notre passé monarchiste de peuple régicide ; elle est tout autant inscrite dans la mystique de l'homme providentiel que le gaullisme a inscrite dans les textes et pratiques constitutionnelles. On n'ira jamais totalement jusqu'au bout de la logique fasciste d'un culte du chef - tradition parlementaire, même tempérée, oblige - mais la tentation demeure, mainte fois répétée, d'enjamber les intermédiaires plutôt conçus comme des freins que comme des modérateurs où plongèrent, comme à la parade, Sarkozy comme Macron. Il peut être nié, méprisé ou, au contraire, idéalisé voire divinisé dans une théologie à peine moins idiote, il n'empêche que le peuple est le principe de toute Nation et de toute organisation politique. C'est sur son assentiment, fût-il contraint, c'est en son nom, fût-il tu, que tout se fait, se dit, s'ourdit. Qu'il cesse d'y croire ou même seulement d'estimer, parce que trop faible, qu'il ne peut rien faire là contre ; qu'il se mette en branle pour faire valoir ses droits, directement ; dans la rue … et le système explose. Le principe est - et doit le demeurer - hors du système qu'il régule. Qu'il y pénètre …

Politique encore mais aussi idéologique : il faut être un Churchill mais aussi les circonstances tragiques de mai 40 pour savoir prononcer dans un discours d'investiture le trop célèbre : « Je n'ai rien à offrir que du sang, du labeur, des larmes et de la sueur. » L'histoire a montré que, même dans des circonstances gravissimes, réunir le peuple devant l'épreuve n'est chose ni aisée ni évidente ni, surtout gagnée d'avance. Le Royaume-Uni y parvint en 40 mais pas la France qui manqua de peu de sombrer dans une guerre civile ouverte dont elle ne s'est longtemps pas remise. (lire Paxton). Il y faut une posture de grand acteur au sens où Hegel l'entendait ; en regard de personnages comme de Gaulle ou Churchill, Macron - mais comme Hollande ou Sarkozy avant lui - apparaît comme un second couteau, parfois aimable mais plus souvent comme un freluquet agité ivre d’orgueil … J'ignore toujours comment se fabriquent ces grands profils : sans doute sont-ce aussi les circonstances qui y contribuent ; sans doute encore les périls à venir concocteront-elles demain de tels monstres sacrés. Vraisemblablement est-il encore trop tôt. En tout cas, ce que chacun de ces derniers présidents, sans doute mal préparés pour un costume trop grand pour leurs petites vues et ambitions médiocres, aura enduré c'est le camouflet rapide qu'inflige le peuple sitôt que la certitude le gagne qu'on se moque de lui. Tous, depuis plus de 20 ans, s'affairent, de réforme en réforme, avec un empressement suspect, à nous faire prendre pour adaptation à la modernité ce qui n'est rien d'autre que régression sociale, politique ; idéologique. Le règne du tout libéralisme s'est paré depuis bien longtemps des oripeaux trompeurs de l'évidence ; du registre de la naturalité dès lors incontournable ; ou de l'impératif catégorique de la modernité à quoi il fût indécent en même temps qu'impossible de ne pas s'adapter. Plus personne ne prend même plus la peine de se justifier ou de démonter la légitimité d'une telle théorie : vera index sui ! Au moins Spinoza lui ne s'empressait-il pas d'insulter ceux qui cherchaient des alternatives moins sinistres ! ou comme d'autres de mépriser ceux qui ont des difficultés … En réalité, et ce dès la fin des années 70, une vaste entreprise de casse sociale fut entreprise au nom des canons purs de la concurrence libre et parfaite, d'une idéologie purement pragmatique se faisant pourtant passer pour de la contre-idéologie. On ne ment pas impunément aux peuples - en tout cas pas longtemps - en lui faisant prendre pour des réformes ce qui n'est en réalité qu'une régression absolue ; qu’une contre-réforme.

A l'intersection du politique et de l'idéologique, sans doute faudrait-il, pour comprendre le malaise actuel, relire ce que G Agamben énonçait à propos du serment :

Ce que sanctionne la malédiction, c'est la disparition de la correspondance entre les mots et les choses qui est en jeu dans le serment. Si l'on rompt le lien qui unit le langage et le monde, le nom de Dieu qui exprimait et garantissait cette connexion bien-disante, devient le nom de la malédiction, c'est-à-dire d'un mot qui a brisé sa relation véridique avec les chose (p 68)

Si cette correspondance entre le langage et le monde n'est plus garantie, non plus entre les mots et les choses qu'entre les promesses et la volonté de les tenir, alors en réalité on organise purement et simplement la dépolitisation, par le langage d'abord, de toute démarche et à terme de l'opinion. Que ces Tartuffe cessent donc de se plaindre du corps électoral se détournant des urnes : ils l'ont voulu, conçu et préparé !

Que ce cynisme politique ainsi que l'injonction jusqu'au dégoût à s'adapter aux mutations en cours débouchent sur l'éloge sans retenue de l'efficacité et de la compétitivité, débouchent sur un véritable immoralisme où non seulement tous les coups sont permis mais où seuls la gagne justifierait les moyens mobilisés, ceci n'est plus contestable. Que ces imprécateurs donneurs de leçons se taisent : ils ont purement et simplement récolté ce qu'ils ont semé :

En ce sens, le propre d'un individu serait donc de faire prévaloir en lui la tendance à la singularité sur la tendance à l'uniformité, et l'audace de sa solitude par rapport au soutien qu'il recevrait de sa communauté. On aura remarqué que la notion même de devoir est contraire à celle d'adaptation. On s'adapte en effet à ce qui est, non à ce qui devrait être. Aussi est-on d'autant plus capable de s'adapter qu'on est moins soucieux de son devoir. Sentir l'intense exigence d'un devoir, c'est déjà refuser de s'adapter aux circonstances. Ceux qui ne s'adaptent pas : les rebelles, les dissidents, les ci-devant, les insoumis. Grimaldi

L'injonction à s'adapter est révélateur de ce monde sans foi ni loi : Grimaldi l'avait bien compris. Vouloir s'adapter c'est l'énergie du désespoir … ou la lâcheté du paresseux ou la sottise de l'idolâtre et du dogmatique ; n'engage en tout cas ni vertu, ni engagement. Rien d'autre que le renoncement à soi, à ce qui importe ; au devoir. Démarche sans âme ni moralité, épousant clichés, lieux communs et banalités convenues du moment ; démarche technolâtre qui aura appris deux ou trois recettes sur les bancs de Science Po ou les guichets sophistiqués de quelque banquier et n'aura d'autre obsession que de nous en assigner l'ordonnance avec la componction saumâtre du Diafoirus de vile condition.

Réalisent-ils, ceux-ci qui n'ont que communauté à la bouche, combien ils rendent impossible la réunion des peuples et quasi inévitables les débordements de colères. Les politiques, décidément nous ont appris à nous passer d'eux ! Pour cette longue histoire des passions françaises pour le politique c'est une grande nouveauté ! Il va falloir s'y habituer.

Sociale encore : cette politique libérale qui visait à la fois à alléger l’État des obligations dont on affirma péremptoirement qu'elles n'étaient pas les siennes et à appliquer une logique presque exclusivement comptable, aboutit inéluctablement à un épuisement de ce que l'on n'ose même plus appeler Service Public ! Des lois de décentralisation aux réformes qui, sinon privatisèrent, en tout cas ouvrirent de grandes entreprises au capital privé et leurs normes de fonctionnement et de recrutement à celles du droit privé, débouchèrent à plus ou moins long terme à la fois sur le non-renouvellement de tout ou partie des départs en retraite, sur l'obligation d'économies budgétaires parfois drastiques qui mirent certaines universités, par exemple, dans des positions financières délicates, les condamnant notamment à des gels de postes à la dégradation progressive de la qualité du service ; ce que l'on repère désormais à la SNCF ; à l'Assistance Publique etc. Entre les ponts mal entretenus et en mauvais état, les routes, les voix ferrées … la liste est trop longue.

Oui, la tendance à la désorganisation de tout système est désormais visible à l'œil nu : on n'a voulu, ni en terme matériel ni en terme humain voulu payer le prix de la modernisation.

Il n'y avait jusqu'à présent que des zones d'ombre ou des angles mort ; ce sont désormais des craquelures. Nous savons depuis quelque temps déjà que nulle économie n'aura les moyens d'assumer les dégâts bientôt provoqués par les dérèglements climatiques. Nous réalisons avec effroi que nos économie ne parviennent déjà plus à financer leur propre reproduction.

La question n'est bientôt plus de la profonde inégalité, de jour en jour aggravée, au profit de nantis de plus en plus riches et de moins en moins nombreux: elle tient dans la destruction organisée des choses ; la dilapidation des richesses ; la dégradation rapide de notre environnement et l'épuisement des hommes. Ce système en réalité est thanatocratique.

D'autant plus que notre petit télévangéliste agrippé à son bréviaire, comme la misère au monde, demeure toujours enclin aux mêmes réflexes dogmatiques : il y a quelques temps, avant même son élection il s'était hasardé à expliquer le terrorisme par les pesanteurs archaïques de notre société - ce qui était quand même culotté - il n'a pas changé ! Il a un - tout petit - logiciel idéologique ; quelques recettes de gestion de crise - que de surcroît il maîtrise mal …

Ce dernier confond politique et management ; gouvernement et business plan !

Bigre ! Inquiétant au plus haut point.

 

 

 

 

1) cet article édifiant de Lyon-Caen Professeur de droit du travail à l'université de Paris paru dans Le Monde daté du 31 oct 78

LA peinture très noire qu'on va lire est à peine forcée. Tout au plus est-elle la description d'une tendance plutôt que celle d'un achèvement. La politique sociale actuelle n'a pas encore produit son plein effet. Sans paradoxe, il est permis de pronostiquer que le capitalisme sans brides est plus dangereux pour lui-même que le capitalisme " civilisé " ; et qu'il y aura des repentirs.

Ce qu'on appelle le droit du travail, qui est constitué par les institutions que le capitalisme a progressivement élaborées pour éviter que les affrontements avec les travailleurs se déroulent sur le terrain de la force pure (action ouverte, répression), est aujourd'hui menacé dans son existence même.

Au motif que la force de travail est d'un coût trop élevé, que la stabilité de l'emploi rend l'économie trop rigide, un marché du travail parallèle a été aménagé, où règnent la précarité et l'insécurité. De larges fractions de la main-d'œuvre - parmi les jeunes - n'y peuvent même pas accéder.

Or, à supposer cette politique économiquement justifiée (ce qui reste à prouver quand on voit le gaspillage de richesses matérielles et humaines qu'elle engendre), elle est politiquement dangereuse. Les libertés collectives des salariés, le statut protecteur du travailleur, font en effet partie intégrante de la démocratie moderne. Le prétendu libéralisme économique qui s'échafaude sur les décombres de la politique économique et sociale des années 60 et 70, peut sonner le glas des libertés politiques. Acculés au désespoir, les travailleurs - surtout les jeunes - risquent de trouver en face d'eux les forces de défense d'un ordre, dans lequel ils ne se reconnaîtront pas.

Certes, ce renversement des valeurs est insidieusement réalisé. Les hommes ne s'en aperçoivent pas sur-le-champ car le phénomène est insensible, sinon indolore. " Il faut apprendre au peuple qu'il est malheureux. " Le vocabulaire politique est bien là pour masquer les réalités. Les sociologues qui devraient être les premiers en alerte, sont fascinés par le changement, sans voir qu'il y a des changements qui sont des retours en arrière ou des régressions. Pourtant, depuis 1945, dans les relations entre les entreprises et les salariés, et plus généralement dans l'immense domaine de la politique sociale, chaque période apportait sa pierre, grande ou petite, au progrès social ; au point que l'on avait pu systématiser le régime dans lequel nous vivions sous l'appellation de " capitalisme social " (1), un capitalisme qui savait faire baisser la pression des mécontentements, en même temps qu'il s'efforçait de faire prendre en charge par la collectivité les activités utiles mais délaissées par l'initiative privée, parce que non lucratives.

Dorénavant, les pouvoirs publics ne cherchent plus à assurer un certain équilibre entre le capital et le travail, mais aident les entreprises à se débarrasser des militants ou des représentants trop gênants, ou à se " dégraisser " des effectifs en surnombre. Les mots nouveaux : redéploiement, reconversion, compétitivité, dissimulent un retour à des comportements de style " dix-neuvième siècle ".

On dira que nos voisins sont contraints à la même révision déchirante ? Mais il existe une différence essentielle entre le cas de la France et celui de la R.F.A., de l'Angleterre, de l'Italie ou du Benelux. Dans ces derniers pays, les syndicats ouvriers et même les partis ouvriers, sont, d'une manière ou d'une autre, associés à la définition de la nouvelle politique imposée par la crise. En France, non. Par dérision, le ministère du travail s'appelle ministère de la participation ; tel est l'usage que l'on fait du vocabulaire des sciences sociales. Le mouvement syndical, traumatisé, assiste, comme frappé de stupeur, à la liquidation sournoise des " conquêtes " ou des " acquis ".

Les périodes de prospérité étaient naguère des périodes de laisser-faire, et c'est en présence d'une crise que les règlements pleuvaient. Aujourd'hui, nous avons et la crise et la " liberté économique ". Les travailleurs doivent faire face à une adversité et à un adversaire, devenu dur parce qu'assuré de la bonne volonté du pouvoir politique.

Celui-ci recommande la négociation collective ou la politique contractuelle pour trouver une solution aux revendications. Mais, comme celui de participation, le mot est inconvenant. La négociation collective n'est possible que si - dans l'entreprise ou dans une branche économique - un équilibre des pouvoirs existe, équilibre que la législation doit aider à conforter. Sinon, la négociation n'est qu'un diktat ; c'est l'évidence. C'est bien une caricature de contrat que la convention collective française. Les comités d'entreprise, de leur côté, sont des coquilles vides qui flottent sur une mer agitée : aux restructurations du capital qui se font par-delà les frontières et qui ont pour matrices les banques, que peuvent objecter les comités d'entreprise, rarement informés, mis devant le fait accompli, et obsédés par la crainte d'ultérieurs licenciements ?

Il faut dire les choses crûment : le droit du travail est en train de s'effondrer. Là est l'inversion des valeurs : la restructuration, puisque c'est le vocable à la mode, se fait sans aucune contrainte juridique : elle ne comporte aucune négociation préalable de ses conséquences souvent dramatiques. Le capitalisme français a convaincu les autorités de l'État qu'il fallait lui laisser les mains libres. Et, au nom d'une certaine interprétation des phénomènes économiques, ce sont non seulement les emplois qui disparaissent, mais des richesses nationales qui font place nette.

Les lois anciennes subsistent le plus souvent, mais, telle celle sur la formation professionnelle, sont détournées de leur but.

Au droit du travail, s'est-il au moins substitué un droit de l'inactivité ? L'indemnisation du chômage, inégalitaire, coûteuse, ne remplace pas cette politique " active " de l'emploi qui n'existe que dans les discours. En fait, ce sont les syndics de faillite qui font en France la politique de l'emploi, qui remplacent les mauvais gestionnaires par des gestionnaires présumés plus habiles, sous l'œil bienveillant des tribunaux de commerce. Le capital s'investit et se désinvestit, se restructure et se déstructure. Les prix sont libres, mais l'organisation économique reste, sauf exception, corporatiste, et parfois parasitaire.

Faut-il accuser les groupes nationaux ou multinationaux ? Non : ils jouent leur propre jeu, comme il est normal. Ce qui frappe l'observateur depuis 1974, c'est la démission, sur toute la ligne, de l'État. On a bien retenu, en haut lieu, les mérites de l'économie de marché, mais on a oublié que le marché du travail ne pouvait fonctionner qu'organisé et contrôlé ; sinon, on en revient purement et simplement au renard libre dans le poulailler libre.


 

 

 

 


 



 ah ce QI de Bulot … décidément ça ne passe pas