L’élite et son « pragmatisme » par Roger Lesgards
Le Monde Diplomatique Avril 1995

 

 

« Au fond, Monsieur le Président, vous êtes un pragmatique. » Faites le test, comme je l’ai fait moi-même, auprès de quelques « décideurs » (1) et vous êtes pratiquement assuré d’obtenir cette réponse définitive et satisfaite : « absolument ». Vous avez touché juste : l’élite contemporaine se targue d’être pragmatique. Pragmatisme, tel est le mot de passe pour être armé chevalier dans la société post-avancée.

Si votre interlocuteur de départ vous en laisse le loisir, tentez une seconde question : « Monsieur le Président, qu’est-ce que cela signifie, selon vous, être pragmatique ? » Les mots suivants vous seront alors probablement assenés : efficacité, compétition, contraintes, réalités incontournables, terrain, concret, capacité d’adaptation. Comme si tous ces termes pouvaient être élevés à la dignité de valeurs communes. Chacun d’eux pourtant mériterait d’être soumis à la question : efficacité et contrainte ne signifieraient-elles pas myopie, incapacité à échapper au déterminisme du court terme ? Réalités et contraintes ne seraient-elles pas qu’un ordre établi, issu d’un certain rapport de forces qui exige capacité d’adaptation, c’est-à-dire soumission ? Quant au terrain et au concret, à défaut de pensées, ne sont-ils pas parcourus par les arrière-pensées de ceux qui prétendent en être dépourvus ?

Ainsi, poursuivant seul la réflexion, vous en arriverez à vous demander si le prétendu sens pratique ne serait pas, en vérité, une idéologie camouflée que notre élite aurait fait sienne. Par idéologie, entendons un ensemble apparemment cohérent d’idées qui, ayant renoncé à se retourner sur elles-mêmes, ayant oublié le rapport à leur questionnement originel, à la rigueur des concepts, à la quête de vérité et à toute exposition critique, s’est figé en un bloc compact de croyances tenues pour des évidences, permettant d’asseoir une domination.

Une philosophie datée et localisée 

Car, en effet, souvenons-nous, le pragmatisme, c’est d’abord une philosophie datée et localisée, qui s’est élaborée aux États-Unis, dans le dernier quart du XIXe siècle (2). Sans prétendre la résumer en quelques lignes, trois de ses traits constitutifs peuvent être dégagés :

 Pour ses fondateurs, il s’agissait non pas d’établir une nouvelle doctrine mais de clarifier les concepts, de se placer sur le terrain de la signification et de la connaissance et, ce faisant, de mieux poser les questions philosophiques en écartant les faux énoncés. L’objet n’était pas d’établir, d’emblée, un corps d’idées, mais une méthode nouvelle qui, partant du principe que toute pensée s’exprime par le langage, se donnait pour but de fixer de nouvelles « règles pour établir le sens des mots ».

 Pour parvenir à cette élucidation des concepts, le pragmatisme a fait appel à la méthode scientifique qui, selon lui, permet d’aboutir à une opinion partagée, à une règle générale stable autorisant l’action à devenir habitude. Ainsi s’établirait la vérité, qui ne serait rien d’autre qu’une enquête rigoureuse conduisant à un consensus.

 Troisième trait caractéristique : toute idée n’est qu’une expérimentation, ou, plus précisément, ne vaut que par la prévision de ses conséquences pratiques. Une idée est dépourvue de signification si elle ne prend pas en compte toutes ses conséquences prévisibles. Et cette prise en compte constitue l’idée elle-même, qui se matérialise seulement dans ses effets repérables à la source.

« Entreprise de clarification des concepts philosophiques recourant à la méthode scientifique, afin d’établir des vérités faites d’idées qui ne sont rien d’autre que l’énoncé de leurs effets prévisibles » : ainsi pourrait être ramassée la définition originelle du pragmatisme. Mais cette démarche, en dépit de ses affirmations inaugurales, est bel et bien devenue une philosophie qui connut, et connaît encore, de nombreux avatars. Le propos n’est pas, ici, de se placer sur ce terrain philosophique pour dresser une critique, mais plutôt d’examiner par quels détournements, simplifications et dérives, cette philosophie a été récupérée et enrôlée par notre société productiviste se disant libérale, fondée sur la primauté de l’économique, de la compétition et du marché, s’accommodant d’une démocratie molle et d’un État réduit au rôle de comparse.

Premier détournement : nos décideurs « pragmaticiens » ont certes retenu qu’il convenait de tenter de mieux mesurer les conséquences prévisibles de leurs décisions. Mais leurs tentatives rencontrent inévitablement trois obstacles qui les rendent vaines.

En premier lieu, la logique à laquelle ils obéissent n’est pas de nature scientifique mais de nature technique. Elle ne prend qu’exceptionnellement l’allure d’une démarche ouverte, tendant à exposer des hypothèses à la libre critique. Elle s’engage, au contraire, dans un cadre intellectuel étroit, à partir d’une représentation caricaturale de l’univers social qui est, en fait, celle de la « société » (au sens d’entreprise) dans laquelle ils opèrent. L’élite contemporaine a été, le plus souvent, formée en milieu clos, imprégné d’une idéologie positiviste superficielle et binaire qui écarte les interrogations critiques :  « A tout problème une solution et une seule. »

En deuxième lieu, les responsables politiques et économiques qui nous gouvernent sont le plus souvent enfermés dans le court terme. Le système dans lequel ils sont insérés le leur impose. Les risques du non-renouvellement de leur mandat marquent les esprits ambitieux d’une empreinte permanente. Et s’ils avaient tendance à l’oublier, actionnaires et tuteurs se chargent de leur rappeler qu’on les jugera sur les comptes à six mois. Objectif : passer l’hiver ! Difficile, dans ces conditions, de se préoccuper des effets à long terme d’une décision à prendre !

Enfin, la complexité de nos systèmes techniques, économiques et sociaux, croît et fait croître, dans les décisions à prendre, la part de l’inattendu, de l’aléatoire, de l’incertain. Les sociétés modernes, avides de technologies de plus en plus performantes qui s’entrelacent et se dévorent l’une l’autre, ont, en effet, accru très sensiblement la part de l’imprévisible. L’économie-monde — qui multiplie ses lieux d’implantation précaire —, l’argent volatil — qui vagabonde —, les autoroutes électroniques — qui informent et désinforment la planète entière à la vitesse de la lumière —, se conjuguent pour brouiller l’horizon. Chacune de nos vies, chacun de nos métiers est marqué par cette difficulté croissante à anticiper, à comprendre les causes et les effets, à démêler la modernité. Présenter nos « décideurs » comme suffisamment lucides et informés pour faire les choix d’orientations savamment évaluées constitue une supercherie. Vouloir appliquer à la préparation de décisions qui interviennent dans le champ social une méthode de type scientifique, et prétendre aboutir ainsi à une « vérité partagée », est une démarche parfaitement illusoire.

Seconde dérive : nos « décideurs » ont surtout retenu du pragmatisme qu’il convient désormais de se méfier des idées. Sus à la réflexion et à l’esprit critique, qui ne produisent qu’illusions et entraves aux pratiques utiles ! Cette position radicale est fréquemment présentée par les néo-pragmaticiens comme fondée sur le « plus jamais ça » qui accompagne les rejets du nazisme, du stalinisme et, d’une manière générale, de toutes les terreurs présentées comme la conséquence nécessaire de mouvements d’idées totalisantes. Peu leur chaut de s’entendre dire qu’une telle conception de l’histoire est elle-même idéologique et que leur propre démarche les conduit à de nouveaux dogmes. Ne consiste-t-elle pas en effet à abattre d’emblée, sans entrer en dispute avec elles, les idées qui peuvent menacer la forteresse productiviste ?

Le boniment des nouveaux bateleurs 

Le décideur pragmatique n’hésite d’ailleurs pas à clamer que, dans son action, il ne peut se permettre d’être saisi par le doute, tumeur qu’il espère avoir éradiquée et dont il craint cependant les métastases. Ses collaborateurs directs, le plus souvent façonnés dans le même moule intellectuel, lui emboîtent volontiers le pas. Ainsi peut-on voir le pragmatisme descendre une à une les marches de l’escalier social. Tout en bas, dans les soutes, il se transforme en indifférence, recroquevillement, débrouille. Et, comme l’esprit humain exige, malgré tout, une autre forme de nourriture, l’appétit s’ouvre à de nouvelles croyances, au boniment de nouveaux bateleurs. Au centre de la cité, « place du Marché », les idées reviennent par les bandes.

Il nous faut reprendre conscience et réaffirmer que le champ social exige certes une pratique qui se nourrisse de son propre exercice, de ses expériences, mais aussi et surtout d’une vision longue, d’une pensée ouverte, alimentée par la délibération et l’échange. Il nous faut le redire : la société est un lieu où s’exercent en permanence des forces qui s’élaborent au creuset des idées, qui tirent leur dynamisme et leur détermination d’une prise de vue à suffisamment grand angle pour avoir une chance de ne pas trop déformer le paysage. Se référer à la doctrine pragmatiste, qui plus est en la caricaturant, c’est s’exposer à n’être qu’un défenseur des croyances et des intérêts dominants.

Le pragmatisme revu et corrigé par nos états-majors opérationnels, au lieu d’aboutir à clarifier la pensée et à refonder une action responsable, aura conduit à nier la première et à idéologiser de nouveau la seconde. La mystification n’est pas nouvelle. Mais elle est particulièrement redoutable, car elle avance masquée, séduisante, insoupçonnable, protégée par le label du concret et du tout-terrain. Et, si l’on veut bien admettre que l’acte de penser consiste à conjuguer l’usage de la raison, l’exercice de la sensibilité et l’activité de l’imaginaire, alors c’est bien la capacité même de création de nos sociétés qui se trouve mise en cause. Comment s’étonner que l’horizon nous apparaisse opaque et bas, puisque les idées et les rêves ne sont plus autorisés à le soulever ? Et voyez-vous, Monsieur le Président, j’en arrive à me demander si l’avenir n’appartient pas aux experts du hiatus et de l’enjambement, c’est-à-dire aux poètes.