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Et toi ?

Et toi, que vas-tu faire à la retraite ? Ça ne te fait pas peur ? Tu as une copine ou tu es seul ? propos glissé par un collègue juste avant une réunion. Il faut dire que ce dernier s'arrête à la fin de l'année universitaire et voit s'ouvrir la période de sa retraite comme un gouffre sans fond ou un sol qui insidieusement se dérobe sous ses pas.

Ce n'est pas la première fois qu'il m'interpelle ainsi. Je ne parviens pourtant pas à demeurer totalement extérieur à ce qui semble bien être sinon angoisse en tout cas prémices de dépression. Tous ceux qui, autour de moi l'ont vécu auparavant disent de même : on n'est jamais prêt à ce bouleversement, en dépit qu'on en ait, malgré l'illusion de s'y être préparé.

On ne l'est jamais ! Que même j'en aie évoqué déjà les affres n'est donc pas étonnant. Son problème est aussi le mien ! est ma question en tout cas.

J'y vois la crainte de la solitude, évidemment. Mais quoi, prendrait-on compagne par seule angoisse devant un dépérissement solitaire ? Mais crainte du désœuvrement, bien sûr, où je soupçonne le plus gros mensonge de nos idéologies paresseuses. Quoi ? le travail serait libérateur et on s'enticherait de nous en priver aggravant encore la misère d'un âge qui s'entiche de vous méthodiquement dépenailler ?

On ne fera rien contre l'emprise irrésistible de cet âge et tout au plus parvenons-nous à force de persuasion, de conviction ou même de philosophie à nous y soumettre sagement. Piteusement. Mais c'est alors, tout au mieux, affaire bravache de défi - la mort ne me regarde pas ! - de résignation en réalité ; parfois d'entêtement pour qui récuse tout abandon - mais vieillesse s'avère bien vite périlleux naufrage et rétrécissement de l'âme.

Curieux virage en tout cas que celui-ci, exact antipode de l'adolescence dont la vieillesse n'est en réalité que le pur négatif photographique : car il vous met devant la même implacable obligation de vous poser la seule question qui eût fait rire la servante de Thrace, qui attendrit l'adulte ou agace le sérieux bourgeois.

Qu'est-ce que je fais ici ? Qu'est-ce que vivre ? Le sens de tout cela ? Mais surtout : qu'est-ce que finalement je désire ?

Comme si nos vies d'adulte n'étaient qu'un - trop - long intermède entre ces croisées grevées de question ; ou que, nos carrières professionnelles et nos vies familiales n'eussent été que des subterfuges, des prétextes pour n'avoir pas patience à y chercher réponse.

Rien n'est plus décisif que naissance et mort qui vous échappent néanmoins ! Rien n'est plus intime que cette unique question du sens à donner, qui pourtant ne se partage ni ne communique … à quoi les mots se prêtent si malaisément. Je n'ai pas plus de réponse que les autres ! pas de plus originale en tout cas. Comment savoir si, stoïquement, sentant ma mort prochaine je saurai demain faire venir à moi les enfants et me retirer en toute discrétion et élégance ? Comment être certain de ne pas hurler de peur, vulgairement ; indécemment ?

Je sais seulement l'erreur irréparable de tout miser, en son existence, sur le travail et j'aimerais que les sycophantes libéraux à l'âme aussi avaricieuse qu'étriquée cessent d'y dénoncer quelque manifestation de paresse ou de parasitisme. C'est confondre action, œuvre et activité professionnelle que d'ériger le travail en principe suprême. C'est n'avoir, de l'être autant que de l'existence, visée qu'unilatérale et, finalement, paresseuse.

Il ne me déplairait pas de travailler jusqu'à la mort. Parce que j'aurai eu la chance incroyable, ma vie durant, d'exercer un métier que je n'ai cessé d'aimer et pour lequel je me crois quelque habileté, mais au nom de quelle forfanterie prétendrais-je imposer à ceux qui essuyèrent les avanies d'une profession débilitante ou aliénante le devoir de la perpétuer ? … et pourtant non ! Au delà de la fatigue qui l'emporte plus aisément, sans même la discrétion de vous laisser quelque illusion, ne serait-ce pas repousser vainement l'instant d'affronter l'être … et la question de l'être.

Qu'aimerais-je ? Qu'aurais-je aimé ?

Laisser à mes filles, bien au-delà d'un viatique matériel que je n'ai pas et qui m'importe peu, quelque chose comme une présence, ou le souvenir d'une présence. Mon attachement à écrire n'a pas d'autre visée. Qu'un jour, quand même je ne serais plus, elles trouvent dans mes lignes la certitude d'un attachement sans faille, d'une tendresse infinie ; d'une présence. Et, pourquoi pas, parfois, un regard : non un conseil, encore moins des préceptes mais ce paysage que je sais de toute manière leur avoir confié par l'éducation reçue.

N'avoir pas trop été défaillant à leur égard. Cruelle obsession que celle-ci même si je n'ignore pas qu'être parent est affaire plus souvent d'erreurs commises que de certitudes. Non ce n'est pas en terme de réussite ou d'échecs, d'habiletés avisées ou d'erreurs que j'entends ma paternité que j'ai cru longtemps pouvoir s'achever mais qui se prolonge et se perpétuera pourtant. Mais en terme de présence.

N'avoir pas trop été entrave ou empesage. Je sais ce que je dois à mes propres parents ; combien est viatique précieux d'avoir été épaulé, aimé et soutenu. Ni jamais jugé. Je n'imagine pas d'instant, fût-il d'inadvertance, où je n'eusse pensé à elles, où je n'en fusse soucieux ; où j'eusse été absent. Et si je le fus, je me repens d'une telle désinvolture. Je n'aurais peut-être pas toujours écrit ceci - et pourtant si. Je sais les avoir toujours considérées comme des hôtes que j'avais appelées mais n'avoir jamais cru aux liens du sens ni supporté l'usage du possessif. Elles ne sont pas miennes et mon rôle de père s'est en quelque sorte achevé quand, adultes, elles commencèrent de pouvoir et parfois savoir assumer leurs propres choix. Pourtant l'honnêteté me fait avouer ne pouvoir jamais être indifférent. Ce n'est pas question de devoir. Ce n'est pas de morale dont je parle mais de pente que je sais métaphysique. Je les ai un jour appelées à la vie : je leur veux protection, regard attendri et soutien, par delà tout … au delà des temps.

Ne pas alourdir le monde ni de laideur ni de malignité. Ceci je l'ai appris, curieusement, avec Sartre : puisque règne l'absurdité, il nous appartient de donner un sens au monde comme à notre parcours. Il n'est donc pas tant de différence que l'on croit entre exister et façonner une œuvre d'art : dans les deux cas, transfigurer la masse brute et opaque de la pierre, la combinatoire infiniment renouvelées des sons et signes, le kaléidoscope des notes enchevêtrées en un festin de sens, une divinité désormais accueillante, une parole enfin incarnée, une cantate enfiévrée … en une signification à inventer, recueillir et s'approprier.

Je ne connais pas d'autre liberté à vivre et offrir que ce sens à incruster en l'être. Pas d'autre grâce que de se prendre aussi peu au sérieux et autant au tragique qu'une œuvre d'art.

Mais cette grâce est effort qui, lui, ne saurait s'achever. Affaire de volonté sans doute. De valeur ? peut-être. De désir ? incontestablement.

Mais je crois bien que volonté, valeur et désir ainsi finement imbriqués forment ensemble l'alchimie de cet amour - ἀγαπάω - qui résonne dans aime ton prochain ?

Voici de quoi occuper les dernières années d'une vie …

Est-ce mon métier ou le lointain héritage d'une culture qui m'appelle à la transmission ? Je ne sais pas d'impératif plus catégorique

Revenir à Malraux : à ces valeurs qui ne sauraient aboutir qu'à la sainteté, héroïsme ou pensée … Parce qu'en vérité il ne saurait être d'autre chemin. On ne se retire jamais de l'être que parce qu'on a désappris de le servir ; du monde que parce qu'on a désappris de le désirer. Que le corps vienne à s'épuiser, nul n'en doute mais cet effort qui est d'honnêteté d'essayer d'agir toujours en sorte d'accueillir l'autre en tâchant d'être fidèle à ses valeurs, cet effort est de l'esprit et ne saurait s'épuiser jamais

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