index précédent suivant

 

 

Nos révolutions

Cette longue ITV parue dans le Nouvel Obs de cette semaine : l'impression étrange d'abord de visiter un musée parce que ces deux-là, quand même ne sont-ils même pas de la même génération, ont jalonné toute mon histoire à moi qui ne suis quand même pas de la première fraicheur. Les révoltes du premier sont celles d'abord de la génération de mon père ; celles du second de la génération qui précéda immédiatement la mienne. Je n'étais qu'un enfant qu'il s'ébrouait déjà. Mais ces deux-là occupaient l'espace de l'actualité et/ou de la pensée depuis que j'en ai souvenir.

Morin, j'en ai souvent parlé, et de nombreux textes de lui sont sur ce site. Ce n'est pas tant son extrême longévité qui me fascine même si demeure un peu vertigineux qu'il puisse s'adresser ici à Debray comme à un petit jeune - de 70 ans quand même ! Mais le parcours d'un homme, où pensée et action se sont jamais éloignées l'une de l'autre, que rien, et surtout pas sa formation de sociologue, ne le prédisposait à construire, autour de la complexité, un vrai discours de la méthode. Ce virage était courageux qui ne fut pas toujours bien reçu : on aime peu, ici comme ailleurs, ceux qui sortent des sentiers prescrits.

Celui-ci j'en entendis parler dans mes jeunes années quand, prisonnier en Bolivie, il parut à beaucoup comme l'exemple même du jeune bourgeois intellectuel, prêt à s'engager réellement et à en payer le prix. Un modèle légèrement défraîchi que l'on retrouvera plus tard à côté de Mitterrand où l'on peine à savoir s'il remplit un véritable rôle ou bien se contenta de servir de caution à un Mitterrand qui comme l'avouèrent certains n'était pas marxiste mais avait seulement appris à le parler. Il n'est qu'à lire le titre de certains de ses derniers ouvrages - Bilan de faillite L'Europe fantôme, L'angle mort - pour mesurer le peu d'espérance subsistant chez ce grand bourgeois qui doit bien constater combien peu ses écrits ont changé le monde à l'opposé de Morin qui, de ce point de vue paraît bien moins vieux con ronchon !

Une phrase étonnante, en tout cas dérangeante dans cet entretien de R Debray :

J'ai toujours envié Edgar d'avoir connu l'Occupation, la Résistance puis l'uniforme. Ma génération n'a pas eu cette chance. D'où le sentiment d'être né trop tard dans un monde trop vieux : en se faisant « porteur de valise », pendant la guerre d'Algérie ou en rejoignant, dans le tiers monde, les luttes armées. On se rattrape comme on peut. Un tempérament conservateur, épris du doux commerce et de l’État de droit, ne peut voir qu'une catastrophe dans un état de guerre.

Comment dire ceci sans donner le sentiment de n'être qu'un gosse de la haute, infatuée de puissance, impatient d'aventures, petit morveux prêt à tout renverser de son confort germanopratin tant il s'ennuie sans autre considération que de lui-même. Comment oser écrire l'Occupation enviable ? serait-ce à croire qu'il valût mieux affronter le diable parce que la lutte en eût été plus belle ? qu'un Hitler fût préférable à une guerre d'Algérie ou aux ultimes intérêts d'une bourgeoisie colonisatrice ?

Agaçant ; gênant ; puéril presque.

 

 

Mais, en même temps, je vois s'ouvrir l'horizon d'une grande entreprise. Certes, par contraste avec celle qui m'in­comba dix-huit ans plus tôt, ma tâche sera dépouillée des impératifs exaltants d'une période héroïque. Les peuples et, d'abord, le nôtre n'éprouvent plus ce besoin de s'élever au­ dessus d'eux-mêmes que leur imposait le danger. Pour presque tous - nous sommes de ceux-là - l'enjeu immédiat est, non plus la victoire ou l'écrasement, mais une vie plus ou moins facile. Parmi les hommes d'Etat avec qui j'aurai à traiter des problèmes de l'univers, ont disparu la plupart des géants, ennemis ou alliés, qu'avait fait se dresser la guerre. Restent des chefs politiques, visant à assurer des avantages à leur pays, fût-ce bien sûr au détriment des autres, mais sou­cieux d'éviter les risques et les aventures. Combien, dans ces conditions, l'époque est-elle propice aux prétentions centri­fuges des féodalités d'à présent : les partis, l'argent, les syndi­cats, la presse, aux chimères de ceux qui voudraient remplacer notre action dans le monde par l'effacement international, au dénigrement corrosif de tant de milieux, affairistes, journalis­tiques, intellectuels, mondains, délivrés de leurs terreurs ! Bref, c'est en un temps de toutes parts sollicité par la médio­crité que je devrai agir pour la grandeur. De Gaulle

Et pourtant ! N'est-ce pas exactement le même sentiment qu'éprouve un de Gaulle suspectant mais redoutant médiocrité dès lors que l'on quitte les grands conflits épiques … ?

J'aimerais comprendre cette fascination pour l'extrême que représentent guerre ou révolution … Oh j'y devine bien une lointaine concession aux pulsions de mort, quelque chose comme une antique régression à cette forme archaïque qu'est la phase sadique-anale mais je répugne aux explications unilatérales surtout quand elles sont psychologiques. J'y suppose bien aussi un peu le prodigieux ennui que suscite cet ordinaire trop plane et morne qu'évoque Tocqueville où une forme suave de despotisme mou aurait eu la double vertu dormitive et aliénante de nous confiner à la médiocrité d'un assouvissement sage à des passions trop planes pour être honnêtes. Rien n'est plus douloureux assurément que des désirs jamais assouvis ; mais rien plus inquiétant que le calme mortifère de pulsions satisfaites. Nous ne sommes décidément pas construits pour les extrêmes non plus que les absolus : le trop peu nous est aussi insupportable que le trop. Ni le soleil ni la mort … Bref nous nous ennuyons à mourir dans une cité trop pacifique et nous consumons d'approcher de trop près l'idéal.

La guerre, assurément est une inversion du quotidien où s'inversent normes usuelles et valeurs : d'individu libre devant affirmer et assumer sa personnalité nous nous y muons en pion indifférencié - l'uniforme porté n'y est assurément pas anodin - la violence, de proscrite est subitement prescrite et honorée; guerres et révolutions ressemblent à s'y méprendre à la définition qu'en son temps Caillois donna de la fête : le moyen, par excès et transgression, pour le quotidien de se survivre néanmoins. Un exutoire, donc.

La révolution, quant à elle, si curieusement nommée par ce terme qui dit en réalité le contraire de ce qu'il veut désigner sans que ceci fût tout à fait un hasard - car enfin fut-il révolution qui ne finît par rétablir, en se terminant épuisée, un ordre pas si différent qu'on l'imagine de celui qu'elle entendit saper mais qu'elle eût échoué à transformer en profondeur ? - la révolution, dis-je, est bien cet interstice où l'ordre social subitement insupportable se brise et s'effiloche le tissu social. Pourtant, Debray le souligne, il n'est pas de révolution qui n'aura surpris ses protagonistes eux-mêmes, et que personne même ceux qui l'espéraient ardemment ne virent se profiler - Sœur Anne ne voit jamais rien venir … Il n'est pas même certains que ses inspirateurs l'eussent toujours soutenue - Rousseau eût sans doute désapprouvé mai 89 ; Marx trouvait prématurée la Commune de Paris et n'aurait jamais imaginé que la révolution prolétarienne se produisît dans cette Russie autocrate et quasi-médiévale encore … Au royaume des aveugles … ? Non simplement l'Histoire est rusée, nous le savons depuis Hegel.

Les révolutionnaires du siècle dernier n'ont cessé d'attendre et de préparer des choses qui n'arrivent pas, et celles qui sont arrivées les ont toujours pris au dépourvu. Ce qui arrive, c'est ce qu'on n'attend pas. Les révolutions sont d'heureuses surprises qui finissent plus mal qu'elles n'ont commencé, mais en amour aussi, rien ne vaut les plaisirs des commencements.

Curieuse comparaison que celle-ci mais pas si sotte finalement ! On aura beau asseoir ses revendications et révoltes sur une théorie économique que l'on croit rigoureusement fondée en science, ou en appeler à la justice et égalité au coin du bon sens moral, il y a quelque chose de la fièvre, de la passion amoureuse, oui, de la témérité aventurière en tout cas dans la geste révolutionnaire. On n'y est pas si éloigné qu'on l'imagine de cette fièvre repérée par Voltaire qui signe ces prémices qui de l'intolérance vous conduisent au fanatisme. On ne côtoie pas impunément ces rives où toute loi semble suspendue, où l'on s'arroge le privilège d'obéir à une loi supérieure ; bientôt le sang coule. Effectivement

Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu'aux hommes, et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? Voltaire

Je ne suis pas certain qu'on puisse toujours rester sur ce quant-à-soi de prudence qui siérait à un comportement mesuré et rationnel, ni que l'on puisse s'installer dans cette indifférence sceptique à quoi Cioran aimerait nous voir nous cantonner. Il n'est pas faux qu'on frôle ici, très souvent et de si près, trop souvent et sans doute de bien trop près, cette ligne où pensée et action à la fois s'interpénètrent et s'excluent l'une l'autre. N Grimaldi n'a pas tort d'affirmer que l'action est l'inverse de l'action : telles les passions, elle entraîne bien au-delà de ce que l'on aura eu projeté, désiré ; voulu.

C'est bien la question de la violence qui se pose ici à quoi spontanément l'on répugne mais que la théorie peut à l'occasion justifier ; voire les circonstances. A mesure qu'il avance, Morin s'en écarte sans pour autant rien renier ; Debray la justifie. Pourtant aucun des deux ne nourrit plus d'illusions sur sa fécondité

La question en réalité est toujours celle de la transgression, de ce franchissement de la ligne qui, individuellement, peut se traduire soit en faute soit en libération ; et qui, collectivement, prédispose soit au sacrifice soit à la sacralisation. Ils n'ont pas tort, tous les deux, de repérer un vieux fond judaïque et chrétien dans ce rapport sourd et ambivalent à la révolution. On n'en appelle jamais impunément à l'espérance de la parousie ; on se se recueille jamais dans l'attente de l'appel, dans l'espérance de la Parole sans rêver entendre l'histoire craqueler et se briser en deux La Bonne Nouvelle de l’Évangile tient à la fois dans le je ne suis pas venu pour abolir mais pour accomplir que semble pourtant contredire le il vous a été dit mais moi je vous dit … Alors oui, comment s'étonner que dans la Révolution l'on entende quelque chose comme l'écho d'une antique promesse ?

Pourtant j'y vois plutôt le risque de la logique. Qui joue aux échecs, s'oppose sans doute à son adversaire mais partage avec lui le respect des règles. Celles-ci toujours demeurent hors-jeu. Il n'est pas de système politique qui ne s'érige et s'organise autour du peuple, pour lui ou pour le contraindre ; pour le servir ou l'asservir qu'importe ! le peuple y est toujours la pierre angulaire ; à la fois le principe et la fin. Que ce peuple entre dans l'histoire, pénètre comme par effraction dans le processus et l'organisation des institutions et celles-ci invariablement s'éborgnent, craquellent et s'effondrent à moins de parvenir à juguler le peuple et le faire ressortir du jeu. Pas plus que Dieu, le principe ne se peut regarder en face.

Or la Révolution c'est cela ! Moment enfiévré, enthousiasmant à coup sûr si l'on se souvient que ἐνθουσιασμός désigne cet état ressenti à la proximité du divin. Mais cet état est d'exception … les choses ne peuvent que rentrer dans l'ordre bientôt jusqu'à l'ennui parfois ; ou se dissoudre dangereusement. La Révolution dévore ses propres enfants la chose est connue. Il y a un lieu où politique et sacré se jouxtent : cette ligne-ci est terreur.

Au fond, je devine en ces deux vieillards quelque chose comme une résignation bien naturelle, un peu d'amertume chez Debray, plus que chez Morin d'ailleurs, qui réalise l'impuissance de l'action. C'est une chose de s'engager et croire ainsi pouvoir bouleverser le monde, les choses comme les êtres ; c'en est une autre de s'aveugler longtemps. Et même, pour Morin, un renoncement qu'il croit teinté d'ironie - qui l'est bien un peu mais plus empreint d'amertume qu'il ne croit. Les voici mesurant qu'avoir l'oreille du prince ne sert pas à grand chose ; qu'écrire ne vaut que pour le plaisir de le faire mais n'a pas plus d'effet que clapotis à la surface ; que l'action, surtout quand elle se croit révolutionnaire, ne débouche sur rien ou parfois même sur le contraire de ce que l'on espérait !

Serait-ce ici syncrasie de vieillard qui, après avoir rué dans les brancards de la passion, généreuse mais débordante, puis pondéré ses inclinations et mieux administré le principe de ses actions en signe d'une maturité qui sût mieux patienter et doser ses interventions, constaterait au crépuscule, non par nihilisme mais seulement par impuissance, combien l'influence de ses actes dépasse rarement la demi-seconde … ? Non ce serait sombrer dans le cliché stérile de l'ancien qui, renonçant à tout, se retirerait du monde pour se mieux préparer à la mort.

Cliché d'autant plus approximatif qu'il s'applique mal à Morin qui malgré son grand âge reste sur le pont, non sans espérance ; non sans vigueur. Ce que Debray reconnaît du reste :

Edgar continue de se battre pour un peu plus de justice sur différents fronts, est, ouest et sud, et cela lui a parfois coûté. Respect.

Non c'est ici, sans jouer des grandes orgues de la tragédie, sans non plus invoquer la force du destin, comment ne pas entendre l'écho de ce murmure archaïque que nous ne savons entendre

Vanité des vanités, dit l'Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité. Quel avantage revient-il à l'homme de toute la peine qu'il se donne sous le soleil? Une génération s'en va, une autre vient, et la terre subsiste toujours. (…) J'ai appliqué mon cœur à connaître la sagesse, et à connaître la sottise et la folie; j'ai compris que cela aussi c'est la poursuite du vent. Car avec beaucoup de sagesse on a beaucoup de chagrin, et celui qui augmente sa science augmente sa douleur. Ecc, 1

J'y entends le soupir d'un Montaigne :

Car pourquoy prenons nous tiltre d’estre, de cet instant, qui n’est qu’une eloise [un éclair] dans le cours infini d’une nuict eternelle, et une interruption si briefve de nostre perpetuelle et naturelle condition ? la mort occupant tout le devant et tout le derriere de ce moment, et encore une bonne partie de ce moment. D’autres jurent qu’il n’y a point de mouvement, que rien ne bouge : comme les suivants de Melissus. Car s’il n’y a qu’un, ny ce mouvement sphærique ne luy peut servir, ny le mouvement de lieu à autre, comme Platon preuve. Qu’il n’y a ny generation ny corruption en nature.
Protagoras dit, qu’il n’y a rien en nature, que le doubte : Que de toutes choses on peut egalement disputer : et de cela mesme, si on peut egalement disputer de toutes choses : Mansiphanes, que des choses, qui semblent, rien est non plus que non est. Qu’il n’y a autre certain que l’incertitude. Parmenides, que de ce qu’il semble, il n’est aucune chose en general. Qu’il n’est qu’un. Zenon, qu’un mesme n’est pas : Et qu’il n’y a rien.
Si un estoit, il seroit ou en un autre, ou en soy-mesme. S’il est en un autre, ce sont deux. S’il est en soy-mesme, ce sont encore deux, le comprenant, et le comprins. Selon ces dogmes, la nature des choses n’est qu’une ombre ou fausse ou vaine.

Il m'a tousjours semblé qu'à un homme Chrestien cette sorte de parler est pleine d'indiscretion et d'irrevérence : Dieu ne peut mourir, Dieu ne se peut desdire, Dieu ne peut faire cecy ou cela. Je ne trouve pas bon d'enfermer ainsi la puissance divine soubs les lois de nostre parolle. Et l'apparence qui s'offre à nous en ces propositions, il la faudroit representer plus reveremment et plus religieusement Montaigne, Essais II, 12, Apologie de Raimond Sebond.

Il ne s'agit pas ici d'humilité - en tout cas mieux entendue que cette disposition feinte, grevée de mondanité et contrefaite de vanité. Pas non plus de désespoir et l'envie serait grande d'y accoler le titre de réalisme si le réel avait quelque chose à y voir. Mais de quelque chose qui serait l'antonyme de la démesure grecque … oublier peut-être ce devenir comme maître et possesseur de la nature que la modernité nous a enseigné comme une évidence.

Morin sait ce que l'action peut avoir de manichéen ; sait combien au moment de tendre le poing ou saisir l'arme ou l'outil, la nuance, le doute cessent de pouvoir être de mise. Agir, c'est choisir et donc aussi renoncer à l'autre terme de l'alternative. Agir, en ce sens, est renoncer ; est accepter cette simplicité décidément trop rustique. On peut comprendre l'atermoiement d'un Debray hanté par l'action mais revenant sur le tard à ses prédispositions de grand bourgeois même s'il sait pensée et écriture être devenues vaines.

Quoique !

Morin, tout en ne reniant rien, incline de plus en plus vers des actions non-violentes - autre manière de dire que la violence est bien au cœur de la question révolutionnaire. Il sait que, plus souvent qu'à son tour, la violence est contre-productive et finit par dérouler ceux des effets que précisément l'on cherchait à éviter. Morin demeure ce penseur de la complexité où doit bien un peu se jouer quelque chose de la sagesse qu'on peut encore désirer parce qu'elle intègre cette certitude que les phénomènes comme les êtres avancent confusément dans cette contradiction même qui les constitue.

Cette complexité interdit que demain en envisage l'universalité comme le rabotage des différences et que l'action qu'il faudra entreprendre pour répondre aux périls climatiques devra à la fois répondre à cette communauté de destin que la planète impose et le respect des différences que le bon sens exige :

J'ai le sentiment de plus en plus fort que chacun de nous est particule minuscule et éphémère, faisant partie de cette aventure insensée ou dont le sens nous est inconnu. Et comme je l'ai dit souvent à Régis qui rechigne, dans cette aventure où les forces d’Éros sont inextricablement liées à celles de Thanatos, je prends le parti d’Éros, en essayant de ne pas me tromper et en sachant que souvent les actions se retournent contre les intentions.

 

Je trouve très émouvant de retrouver en des termes quasi semblables cette universalité humaine de condition qu'avait développée Sartre : tout à la fois nous pousse vers la différence mais nous ramène vers la ressemblance, nous entraîne vers l'autre mais nous cantonne au même, nous conjure à nous adapter mais répugne à nous trahir …Oui je crois bien que nous sommes effectivement traversés simultanément par ces forces centripètes et centrifuges. Demeure chez Morin un optimisme mesuré mais chevillé à l'âme - les nuits sont enceintes écrivit-il et l'improbable néanmoins survient : il a vu, contrairement à Debray qui y reste étranger, l'insolite d'une modernité où les grands périls ne sont plus engendrés par les intérêts seuls mais par la planète elle-même. Face aux périls, l'entraide prendra-t-elle l'ascendant sur les massacres ? comment en être certain ? Ceci seul que nous pouvons anticiper est que l'avenir de l'humain en dépend …

La thèse sartrienne n'est pas si fragile qu'on a bien voulu le prétendre une fois que l'existentialisme eut cessé d'être tendance. C'était bien ici philosophie de la liberté qui ne nie pas la dure opacité de l'objet mais n'oublie pas que nous vivons dans un monde de représentations incrusté entre nous et l'objectivité parfois si sauvage. Nous ne ferons jamais que nos rêves, objectifs et ambitions éloignent de nous la coupe amère ni que la planète ne fût pas épuisée de nos empiétements. Mais, quoiqu'entrés dans une phase régressive de l'histoire, selon Morin, nous pouvons encore, en réinventant une fraternité en acte, refaire ce chemin que les grecs avaient entrepris, d'une cité qui ne niât certes point la nécessité implacable du monde mais ménageât un havre au moins provisoire.

Morin le sait : c'est toute notre histoire qu'il faudra réinventer : elle devra certes toujours avancer rusée en dépassant ses contradictions mais ces contradictions ne résident plus entre cités, communautés, tribus ou intérêts de classe mais globalement entre nous - notre modèle de développement - et la planète ; devra ainsi, autant que faire se peut, proscrire toute violence et avancer à force de fraternité. Serres l'avait anticipé : c'est bien d'un contrat naturel dont nous avons besoin. Non que nos contrats sociaux eussent jamais été suffisants ni satisfaisants mais qu'il faille demain engager ensemble, toutes contradictions assumées et dépassées, planète et cité.

S'il est une révolution à conduire c'est celle-ci. Les colères qui grondent un peu partout sont loin d'être encore un signe clair et il est peu probable qu'elles suscitent déjà la conscience planétaire qui serait nécessaire. Mais, crainte environnementale et menaces sociales conjuguées devraient la rendre incontournable.

Nous n'avons, pour demain, qu'une seule décision à prendre : celle de notre survie.

Je ne sais, pas plus qu'eux, d'où surgira l'issue si même seulement elle devait se produire. Je suis, de ce point de vue, plutôt épaté par l'optimisme raisonné d'un Morin, toujours plus fécond que les amertumes désabusées de vieillards nostalgiques. Je sais seulement qu'il ne faut pas regarder de trop près. Luttes et heurts actuels, pris de trop près, sont souvent détestables.

Comme Braudel, sans doute, nous faut-il creuser plus profond pour espérer encore.