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"NOS RÉVOLUTIONS" :
ITV croisée Nouvel Obs déc 2019 (en pdf)

 

  • Une génération sépare Edgar Morin, 98 ans, et Régis Debray, 79 ans. Une complicité les unit, malgré leurs désaccords. A l'heure des révoltes et des fractures françaises, ils ont souhaité revenir ensemble pour "l'Obs" sur leur histoire, notre Histoire

    L'aîné l'appelle « mon grand petit frère », le cadet l'appelle « mon petit grand frère ». Une génération les sépare, une complicité existentielle les unit. Ils ont des différends philosophiques et politiques, mais, militants et théoriciens, ils ont traversé le siècle à contre-courant, chacun à sa façon. Morin a 20 ans à peine quand il s'engage dans la Résistance, Debray tout juste 20 ans quand il passe six mois à Cuba dans l'idée de rejoindre un corps de volontaires internationalistes. Puis ils ont bâti des oeuvres considérables. Sans chapelles, sans frontières et sans oeillères. Ils ont eu des combats spirituels et des formules intemporelles. Tous deux ont pensé leur vie autant que vécu leur pensée.

    Communiste, antistalinien (il est exclu du PCF en 1951 pour avoir écrit un article dans « l'Observateur »), anticolonialiste (en 1954, il fonde un comité contre la guerre en Algérie), Edgar Morin fut le pionnier de la sociologie du présent, de l'analyse de l'événement à chaud, des enquêtes diagnostics, du décryptage de l'air du temps. C'est lui qui forgea le mot « yéyé » au tout début des années 1960. Mais c'est aussi un chercheur, qui créa avec Roland Barthes les revues « Arguments » (1956) puis « Communications » (1961). Son maître mot est la « pensée complexe », une méthode qui permet de relier les savoirs et de les décloisonner. Ecologiste précoce, il est enfin l'humaniste de « Terre-Patrie » (1993), un essai clé pour une nouvelle solidarité planétaire.

    De son côté, Régis Debray fait un premier séjour en Amérique latine dans la guérilla en 1963, puis publie en collaboration avec Fidel Castro « Révolution dans la révolution ? », véritable manuel de guérilla qui inspira maints mouvements de lutte armée. Compagnon du Che en Bolivie, il est emprisonné au printemps 1967, libéré à Noël 1970. L'année suivante, on le retrouve avec Allende au Chili, puis au côté des sandinistes en 1979. En 1981, il est avec Mitterrand. Puis c'est le Conseil d'Etat et enfin l'Académie Goncourt, dont il finit par démissionner. Romancier et essayiste, auteur du « Pouvoir intellectuel en France », il a fondé la médiologie, démarche qui s'attache aux interactions entre technique et culture.

    Ils se sont connus en 1960, quand le jeune Régis, reçu premier au concours de Normale lettres, participe au film documentaire « Chronique d'un été » de Jean Rouch et d'Edgar Morin. Dès 1964, les deux hommes ont été des compagnons de route du « Nouvel Observateur » et de Jean Daniel dont ils partagent le chemin, avec des convergences qui ont été parfois conflictuelles. Ils y ont écrit ou y ont débattu tour à tour. Ont fait l'objet de unes historiques : « Régis Debray peut-il être fusillé ? » (1967), « Ce qu'il n'a jamais dit » (1970, dernière interview depuis sa prison de Camiri), « Etes-vous démocrate ou républicain ? (1989). Edgar Morin nous a réservé la primeur de son enquête sur la rumeur antisémite d'Orléans (1969) et de son « Journal de Californie » (1970), où il saisit la dimension du mouvement hippie. Bien plus tard, il questionne Lionel Jospin avec Alain Touraine et Jean Daniel (1997).

    Eux dont la vie a été traversée par l'idée de révolution devaient bien finir un jour par en discuter ensemble. Cet automne, ils ont commencé ce dialogue. Au lendemain de la révolte des « gilets jaunes » et alors que la colère des classes populaires gronde de plus en plus nettement, cela ne pouvait qu'intéresser « l'Obs ». Voici donc ce qu'ils avaient à se dire ­ et à nous dire. F. A.

    Ne pourrait-on commencer par vous demander à l'un et à l'autre ce que vous mettiez derrière le mot « révolution » ?

    Une révolution, pour le Larousse, est un « changement brusque et violent dans la structure politique et sociale d'un Etat, qui se produit quand un groupe se révoltant contre les autorités en place prend le pouvoir et réussit à le garder. » C'est ce qu'elle est en général. Mais pour moi, une fois converti au communisme, la Révolution, avec une majuscule, signifiait l'accouchement d'un monde nouveau, délivré de l'exploitation de l'homme par l'homme. Elle portait inconsciemment en moi un sens mystique, religieux, millénariste. Elle entrait dans un schéma théologique chrétien où le Messie était le prolétariat industriel et son prophète, nouvel Isaïe doté de l'extralucidité de la science, était Marx. La Révolution était ce moment décisif où les damnés de la Terre renversaient la domination des oppresseurs et accédaient à un pouvoir libérateur pour toute l'humanité. Son caractère mystique m'exaltait, et non tant la violence qui pourtant me semblait indispensable. Ce mot sacré et salvateur fut le in hoc signo vinces [« Par ce signe, tu vaincras », NDLR] de nos générations.E D G A R MOR I N

    Qui peut aujourd'hui concevoir tout ce que ce mot de « révolution » a pu porter au xxe siècle d'absolu, de vérité, d'enthousiasme, de presque extase pour les millions de convertis à la grande religion de salut terrestre que fut le communisme. Il a ressuscité un temps chez les soixante-huitards et les maos pour s'éteindre à la fin des années 1970 quand survinrent les grandes désillusions pour la Chine, le Vietnam, le Cambodge et Cuba. Aujourd'hui le mot a disparu même chez les plus irréductibles ennemis de la société capitaliste, y compris au parti trotskiste qui porta soixante-dix ans le drapeau de la révolution mondiale. Comme le mot est désormais vidé de sa charge explosive, il peut être repris tranquillement au service du capitalisme, et même de n'importe quoi.

    TOULOUSE, 1943. EDGAR MORIN AVEC JACQUES-FRANCIS ROLLAND (À GAUCHE), MILITANTS DU MOUVEMENT DE RÉSISTANCE DES PRISONNIERS DE GUERRE ET DÉPORTÉS.

    "LA RÉVOLUTION PORTAIT EN MOI UN SENS MYSTIQUE, RELIGIEUX, MILLÉNARISTE."EDGAR MORIN

    Tout en pensant que la révolution n'opérerait pas une harmonie totale, ne supprimerait pas tous les conflits (eux-mêmes nécessaires à la démocratie), je fus d'autant plus envoûté par ce mot mythe que je crus voir concrètement la révolution de Petrograd dans le film « Octobre » d'Eisenstein, et lors de mon premier séjour à Léningrad, j'admirai avec émotion le cuirassé « Aurore » et le Palais d'hiver. Même déçu du stalinisme puis du léninisme, j'ai continué à concevoir la révolution d'Octobre comme une extraordinaire tentative épique et messianique d'apporter le salut à l'humanité ­ je rappelle que Lénine avait décidé la prise du pouvoir pour favoriser la révolution européenne et mondiale. Aujourd'hui, dans leur échec même, qui fut aussi leur martyre, je vois en Trotski comme dans le Che les ultimes hérauts et héros de la révolution mondiale.

    PARIS, 1960. PENDANT LE TOURNAGE DE « CHRONIQUE D'UN ÉTÉ », RÉGIS DEBRAY (2 E À GAUCHE) ET EDGAR MORIN (À DROITE, DERRIÈRE).

    Les chants révolutionnaires nous mettaient en transe. Avant d'être révolutionnaire, dans l'avant-guerre, j'avais été envahi de ferveur par une petite chorale trotskiste qui avait chanté « la Varsovienne », « Front rouge », « Komintern ». J'aime toujours ces chants, surtout « la Varsovienne » (qui se termine en hymne quasi religieux), le « Chant des partisans soviétiques », « l'Internationale », « El quinto regimiento »... La ferveur m'est restée quand la foi a péri.

    RÉGIS DEBRAY Un ami bénédictin m'a fait un jour cette confidence que ses frères et lui ne parlaient jamais de Dieu dans leur couvent, sans quoi ils ne pourraient Lui rendre grâce cinq fois par jour. Toutes ces années où je me suis entraîné à « faire la révolution », je ne me souviens pas m'être le moins du monde interrogé sur le sens exact de ce mot. Quand j'ai pondu en 1966, avec Fidel Castro en correcteur d'épreuves, « Révolution dans la révolution ? », notre problème était le comment fait-on et non le que fait-on. On peut toujours répondre : « Une action violente destinée à changer non la forme d'un gouvernement mais un ordre social. » Définition insuffisante, d'autant plus opérationnelle qu'indéfinie. Il faut devenir athée pour s'interroger sur le Dieu unique.

    Les majuscules ­ Liberté, Bonheur ­ ont l'avantage de chanter plus et mieux qu'elles ne parlent. Révolution commence par « rêve ». L'onirique précède, la logique suit. La vraie question serait : « Qu'est-ce qui, quand on avait 20 ans, nous chantait à l'oreille ? Nous mettait les larmes aux yeux ? » Tu le décris bien dans tes « Souvenirs » de 1942. Un soir, dans ma chambre obscure, une lampe sur la table, la radio ouverte, j'entendis les appels sublimes de l'ouverture du « Vaisseau fantôme » qui m'envahirent tout entier. Plus modestement, en ce qui me concerne, c'était « le Temps des cerises », que je prenais à tort pour celui de la Commune. La palme du frisson revenant aux Choeurs de l'Armée rouge. Plus les ciné-clubs et la Cinémathèque. « Potemkine », « l'Espoir », « Alexandre Nevski », « O Cangaceiro », « Pour qui sonne le glas »... Le petit écran n'a pas le pouvoir envoûtant du grand, avec le noir et blanc. Nous avons eu le privilège de connaître, mieux, d'éprouver, toi les premières années de l'ère de ce cinéma, et moi les dernières. La salle obscure, non le canapé du salon, peut donner l'envie de s'échapper pour une communion, une ferveur partagée, un « tous ensemble » plus ou moins rêvé. Le mythe Révolution prend l'individu privé « au groupe », autant dire aux tripes ou à la gorge. L'idée de la France, dit de Gaulle, « c'est le sentiment qui me l'inspire plutôt que la raison ». Quelle idiotie de réduire les soulèvements de l'espoir, comme le font les conservateurs, à une jalousie vengeresse et mesquine. Misérable explication.

    LES MANIFS EN FRANCE OU "L'INCREVABLE EXIGENCE D'ÉGALITÉ"

    Quel rapport voyez-vous entre les manifestations du 5 décembre en France et l'idée de révolution ?

    R É GIS DE BR AY Une bonne nouvelle que ce 5 décembre ! La lutte des classes se porte donc bien, signe que la singularité française est toujours en vie. Le monde syndical organisé a repris la main, et quand le mouvement ouvrier est central, la casse nihiliste est marginale. Le point de retraite a joué en point d'accroche, pour une colère plus profonde et légitime. On comprend l'exaspération de ceux et celles qui gagnent autour de 1500 euros par mois et sont taxés de privilégiés par ceux qui gagnent dix fois plus. Surtout quand les premiers, professeurs des écoles, sapeurs-pompiers, cheminots, infirmières, étudiants, conducteurs de métro, vont sacrifier des jours de salaire dans le froid, et que les seconds restent au chaud. Mais le paysage est complexe, dirait Edgar. On a, d'un côté, la corporation élitaire aux commandes, avec ses managers, ses start-uppers et ses cadres sup, unifiée par l'idéal d'une gouvernance par les nombres. Et de l'autre, pour lui faire face, un ensemble de corporations populaires, dont on voudrait bien qu'un autre idéal puisse les unifier en une sorte de bloc national-républicain, à la Gramsci. That is a question (après le Black Friday et Halloween, je parle gallo-ricain, comme il faut, non ?). Vu que la gauche officielle s'est noyée dans un sociétal sans conflit et les ex-socialistes dans une Europe ordo-libérale, l'horizon n'est pas très clair.

    EDGARMORIN L'ample mouvement de grève qui soulève la France s'inscrit dans un déferlement de soulèvements planétaires : Algérie, Irak, Iran, Liban, Chili, Equateur, Hongkong. Cette vague a été précédée un an auparavant par le soulèvement des « gilets jaunes ». A l'étranger, en dépit des singularités propres à chacun de ces mouvements, ils ont en commun une révolte contre des pouvoirs dictatoriaux ou corrompus. Par ailleurs, dans de nombreux cas, la contestation vise l'idéologie néolibérale qui a imposé une hégémonie effrénée du profit et a écrasé classes laborieuses et classes moyennes. L'historien ne peut pas ne pas évoquer le « printemps des peuples » de 1848, qui a ébranlé l'ordre conservateur institué en Europe par la Sainte-Alliance des monarchies au congrès de Vienne. Dans les Etats italiens, en Sicile, Suisse, France, Allemagne, Autriche, Hongrie, Pologne, Roumanie, une vague révolutionnaire porte les idées de souveraineté nationale, de démocratie, voire de socialisme. Bien que partout réprimés, ces mouvements insurrectionnels seront déterminants dans la libération des peuples. Aujourd'hui la vague planétaire exprime une révolte et une aspiration, mais elle n'est que potentiellement révolutionnaire. Alors que 1848 avait une finalité ­ la démocratie contre des vieux systèmes autoritaires ­, 2019 s'inscrit dans la crise des démocraties, alors que s'installent des systèmes néo-autoritaires. R . D. Nous ne sommes plus en 1848, et c'est tant mieux. En France, les lacrymos ne font pas des dizaines de morts, et les Michelet, Proudhon ou Lamartine ont disparu, avec la culture écrite. Peut-être faut-il changer de paramètre. Jusqu'ici, il y avait la colère qui fait une révolte, et l'idée qui fait une révolution. Jusqu'ici, il y avait l'alliance d'une pensée et d'un terrain, d'une construction intellectuelle, au futur, et d'un soulèvement de malheureux, au présent. C'est peut-être maintenant le troisième stade historique, sur la longue durée, de l'increvable exigence d'égalité. Il y a eu, au Moyen Age, la jacquerie des manants, sous l'égide de l'Evangile; puis, à l'époque moderne, la révolution des sans-culottes, sous l'égide des Lumières. Et à présent, dans le post-moderne, l'émeute urbaine des sans-espoir, sous l'égide d'un certain vide idéologique propre à l'époque. Le projet viendra peut-être, mais, pour l'heure, le rejet est là. C'est un bon point, si j'ose dire, non de retraite mais d'avancée.

    Un mythe n'est pas un mensonge qu'on se fait à soi-même. C'est le nom que nous donnons rétrospectivement à un objet de croyance. Le mythe n'est efficace qu'à la condition de ne pas porter son nom. « Nous avons cru » ou bien « quand on croyait ceci ou cela ». Il n'y a que les chrétiens qui ont le culot de dire au présent et à voix haute « Je crois ». Le XIXe siècle a cru dans la République, le XXe dans la révolution. Le XXIe ne croit plus ni à l'une ni à l'autre. Mais il croit dans l'économie. C'est toujours au passé, la croyance. Aujourd'hui, nous savons ­ que le taux de croissance est au principe de tout. Mon oeil ! Une croyance comme une autre.

    BERLIN, 1945. EDGAR MORIN SUR LE KURFÜRSTENDAMM. IL VA ÉCRIRE SON PREMIER LIVRE : « L'AN ZÉRO DE
  • "LA RELIGION DE L'HUMANITÉ"

    L'ALLEMAGNE ».PARIS, 1960. RÉGIS DEBRAY ET EDGAR MORIN.

    N'y a-t-il pas eu de la religiosité dans vos engagements, quelque chose de judéo-chrétien ?

    R . D.Chez toi, Edgar, le marrane, fier, comme tu dis, d'appartenir au peuple maudit, non au peuple élu, le « judéo » me semble évident. La tradition messianique ou millénariste, c'est pour toi un bien de famille. Dans mon cas, j'avoue l'héritage chrétien. L'homme nouveau, c'est dans saint Paul. L'universalisme aussi. La lutte finale, le « groupons-nous et demain », c'est de l'eschaton ressuscité. Le foco, le foyer de guérilla, ce sont les bergers qui doivent guider le troupeau vers son futur. Il leur faut le secours du Saint-Esprit, ou de la science de l'Histoire; le culte des martyrs ou le sang-semence de Tertullien; l'Espoir à la Malraux, le petit-fils de l'Espérance, vertu théologale; la Babylone américaine, le « Grand Satan » qui sait se déguiser ­ les traîtres ont toujours bonne mine, raison de plus pour ouvrir l'oeil. Les « purs » doivent se méfier des « impurs » et des tièdes. Notre Seigneur chasse les mous et les marchands du Temple hors du Saint des saints. On entre en révolution comme on entre en religion. On en sort comme on défroque.

    L'attente, voire l'espoir de l'Apocalypse, c'est le goût de la catastrophe cher au héros, c'est la politique du pire comme avènement du Bien. Ce n'est pas un hasard si le communisme a pu faire souche un moment dans les pays de tradition catholique et orthodoxe. L'individualisme vieux protestant, son sécularisme, son refus de l'idolâtrie (seul Dieu est adorable), son anticléricalisme (pas de clergé en corps séparé) n'ont-ils pas joué le rôle de défense immunitaire dans les pays calvinistes ou luthériens ?

    « Révolution/Révélation », scandait Maurice Clavel, au temps des hautes températures de Mai-68. Le jeu de mots n'est pas inepte. Michelet opposait la Justice à la Grâce, mais la Justice aussi a ses éclairs. Le christianisme est révolutionnaire, et une révolution radicale a l'âme chrétienne. Cela tombe bien. Le meilleur de la révolution, c'est la chaleur des premiers jours, l'ivresse des débuts. C'est ensuite que cela se gâte, quand l'illusion lyrique atterrit et que la trouée devient régime. Une expérience révolutionnaire n'a pas plus de lendemain qu'une expérience poétique. Elle enchaîne sur la prose gestionnaire, et la prose est triste.

    E . M . Comme toute grande religion, la Révolution fut une grande religion de salut avec ses héros, ses martyrs, ses fous, ses bourreaux et ses fanatiques. Mais la révolution naissante est comme l'amour naissant, un enchantement. Elle est intense poésie. Et puis tout va retomber, se dégrader, se pervertir, se prosaïser, se décomposer. Les extases de l'histoire, comme celles que j'ai connues lors de la libération de Paris, lors de la « révolution des oeillets » à Lisbonne, lors de la chute du mur de Berlin, sont éphémères. Et se perdent dans la guerre que lui font ses ennemis coalisés. Pis, ses dirigeants tomberont dans une pathologie obsidionale voyant ennemis et traîtres partout. Elle versera dans l'hubris, la démesure, et cette démesure la rendra capable de faire des oeuvres géantes autant que des folies criminelles. Les grandes révolutions se transforment en tourbillons historiques où se mêlent progressions et régressions, inventivité et délires.

    L'idée de révolution n'est-elle pas au fond non seulement judéo-chrétienne mais typiquement occidentale, dans la mesure où elle ne met pas dans son jeu la Nature comme en Orient mais toujours l'Histoire comme clé de l'accomplissement humain ?

    R . D.Je crains bien que oui, et cette vision occidentale du monde me colle à la peau.

    Edgar, en vieux sage avisé, tu as intégré dans ta panoplie les sagesses orientales, que j'ai mis plus de temps à découvrir. Chaque canton du monde peut-il s'émanciper de ses bases culturelles, quitter ses semelles de plomb ? J'en doute un peu, étant d'un naturel plus pessimiste que toi. Rien ne peut faire ­ ironie de l'histoire ­ que les révolutions qui se vivent à chaque fois comme l'entrée irréversible dans une ère sans précédent reprennent in fine leur sens premier de retour d'un astre au point de départ de son orbite. Le dernier acte de la tragédie, c'est tout de même le renforcement de l'Etat et le chef suprême. Les révolutions qui font dire « rien ne sera plus comme avant » sont d'ordre technique et scientifique. Là se trouve le cliquet d'irréversibilité. Après les soviets et « le génial Lénine », on peut revenir au tsarisme et à saint Serge, mais après le tracteur on ne revient pas à la charrue; après la calculette, au boulier ou à l'abaque; après la détection électromagnétique, à la baguette du sourcier.

    E . M . Ce qui est occidental, issu des Lumières, est la religion du Progrès, laquelle s'est transformée dans sa version marxiste, en religion de l'Histoire téléguidée vers la Révolution. Il faut dire que tout dans notre civilisation, depuis la Bible où l'homme est créé à l'image de Dieu, en passant par saint Paul promettant l'immortalité aux seuls humains, jusqu'à Descartes, Buffon, Marx et toute la vulgate de notre hubris techno-scientifique qui ravage la planète, tout donne à l'homme un statut supérieur et extérieur au monde vivant.

    Auguste Comte, fondateur du positivisme qu'il voulait intégralement rationnel et scientifique, est aussi à l'origine d'une « religion de l'humanité », inspirée par sa relation passionnelle avec Clotilde de Vaux. Il y a également, sous-tendant la pensée marxiste, une religion de l'humanité qu'exprima le trotskiste Adolf Joffé dans le testament laissé avant son suicide : « Je crois en un infini, c'est celui de l'espèce humaine. »

    Il est triste que la religion de l'humanité ait pu produire tant de cruauté à l'égard des humains.

    "LE SAUT DU TIGRE DANS LE PASSÉ"

    Cela ne vous a jamais gêné, la violence, l'effusion de sang, le fait que la révolution soit autant associée à la guerre et à la mort ?

    R . D.J'ai toujours envié Edgar d'avoir connu l'Occupation, la Résistance puis l'uniforme. Ma génération n'a pas eu cette chance. D'où le sentiment d'être né trop tard dans un monde trop vieux : en se faisant « porteur de valise », pendant la guerre d'Algérie ou en rejoignant, dans le tiers monde, les luttes armées. On se rattrape comme on peut. Un tempérament conservateur, épris du doux commerce et de l'Etat de droit, ne peut voir qu'une catastrophe dans un état de guerre. Pour un révolutionnaire (de gauche), c'est une levée de rideau, une aubaine, un tremplin. Le paradoxe est qu'une révolution, d'esprit socialiste ou communiste, qui se fait pour ou au nom de la paix, de l'Internationale et de la fraternité, et non de la virilité, de la force et du tueur, se retrouve fille ou mère d'un affrontement sanglant. Je ne parle pas, bien sûr, du Mai-68 estudiantin, pastiche ou psychodrame, révolution mentale ou morale si l'on veut, mais certes pas politique et encore moins sociale. Aussi le sang n'a-t-il pas coulé.

  • VENEZUELA, 1963. RÉGIS DEBRAY (AU CENTRE) PENDANT LA GUÉRILLA DU FALCÓN.

    "LE MEILLEUR DE LA RÉVOLUTION, C'EST LA CHALEUR DES PREMIERS JOURS, L'IVRESSE DES DÉBUTS." RÉGIS DEBRAY

  • ITALIE, 1979. EDGAR MORIN, APRÈS LA PUBLICATION DU PREMIER TOME DE « LA MÉTHODE ».

    L'action est manichéenne, et rien n'est plus réfractaire à la pensée complexe qu'une guerre internationale ou une lutte des classes portée au plus vif. On peut le regretter, mon cher Edgar, mais le fait est là. Et puis, avec le serrement de coudes et l'esprit de corps, il y a le durcissement des caractères. Le don des larmes, quand on a un AK47 dans les mains, mieux vaut l'avoir abandonné en chemin. J'ajouterais, quand la lutte est clandestine, le côté « société secrète », le bonheur de l'incognito, de la feinte et même du double jeu. En somme, vraiment pas de quoi se plaindre. C'est le retour à la paix qui défrise et déprime. Disons qu'à une époque qui préfère la victime au héros, et ne tolère le soldat qu'en secouriste ou en « soldat de paix », sous le drapeau bleu de l'ONU, le gouvernement peut dormir sur ses deux oreilles. Je compte sur mon grand frère pour contextualiser et complexifier ces vues un peu simplistes...

    E . M . Il faut rappeler que la guerre est venue des ennemis de la Révolution, et que les massacres de septembre (1792) sont dus aux paniques provoquées par les invasions austro-prussiennes. La décapitation de Louis XVI se fait dans des conditions de guerre de même que la Terreur du Comité de Salut public est une conséquence de la guerre imposée contre la Révolution. Les bolcheviks professaient que la révolution ne pouvait être que violente. Ce furent les interventions contre-révolutionnaires de Koltchak et Dénikine, avec l'aide étrangère, qui plongèrent l'URSS dans une guerre civile atroce qui exaspéra le caractère violent de la révolution non seulement symbolisé dans la parole fameuse de Trotski « fusillez ! » mais aussi dans la répression féroce des premiers soutiens de la révolution les marins de Cronstadt.

    Cela dit, à la différence de Régis ­ et c'est affaire d'un « climat » différent entre nos générations ­, j'ai dès mes 13 ans ressenti l'absurdité et l'horreur de la guerre de 1914 en voyant les films de guerre du début des années 1930 : « A l'ouest rien de nouveau » de Lewis Milestone, « Quatre de l'infanterie » de Pabst, « les Croix de bois » de Raymond Bernard. Il y avait encore dans la décennie 1930-1940 un puissant pacifisme dans la gauche française. Le pacte germano-soviétique d'août 1939 n'a fait que confirmer mon pacifisme. J'ai vécu une drôle de guerre où l'on déclarait la guerre pour ne pas la faire, tout en faisant ma PMS (préparation au service militaire). Et puis je suis débonnaire, je n'aime pas la bagarre, bref je suis pacifique. Ma conversion à la violence coïncida avec ma conversion à la Résistance; j'étais entré dans la lutte à mort où s'entre-tuaient les jeunesses soviétique, anglaise, américaine, allemande, japonaise; mais j'ai participé à la résistance urbaine sans porter une arme, sauf lors de l'insurrection de Paris. Donc j'ai assumé les violences de résistance, avec leurs débordements, et j'ai adhéré un temps à l'idée de violence révolutionnaire. Toutefois, en 1945, je pensais que la révolution viendrait comme un fruit mûr de la victoire sur l'Allemagne nazie.

    Marx n'avait-il pas raison d'évoquer, chez les révoutionnaires, le poids écrasant des morts sur les vivants ? Le fardeau des grands souvenirs et des ancêtres ? Une sorte d'incapacité à considérer et ccepter le monde présent ?

    E . M . Les révolutionnaires français ont besoin de légitimer leur aventure en se réclamant d'une tradition et d'ancêtres : Tiberius et Caius Gracchus, Brutus, Spartacus. Mais je crois surtout qu'ils étaient persuadés de porter en eux l'avenir. La Révolution française a été d'une fécondité sociale, scientifique, politique extraordinaire. La révolution soviétique a pu durer plus que la Révolution française, soixante-dix années, mais elle a engendré un système totalitaire exploitant la classe ouvrière, puis a sombré corps et biens, et son désastre a suscité le retour d'une religion orthodoxe plus puissante et d'un capitalisme pire qu'avant 1917. Il faut dire que 1989 a vaincu 1917, lequel avait rétréci 1789 en une Révolution « bourgeoise ».

    "J'AI ASSUMÉ LES VIOLENCES DE RÉSISTANCE, AVEC LEURS DÉBORDEMENTS."EDGAR MORIN

  • CHILI, 1971. ENTRETIEN DE RÉGIS DEBRAY AVEC LE PRÉSIDENT SALVADOR ALLENDE.

    R . D. Dans « révolution », il y a « révolu ». C'est Walter Benjamin qui a vu juste en évoquant la révolution comme « le saut du tigre dans le passé ». Et Péguy, « l'appel d'une tradition moins parfaite à une tradition plus parfaite », soit « un reculement de tradition ». Tous les révolutionnaires que j'ai rencontrés étaient des liseurs, de livres d'histoire, de mémoires et d'archives. Des nostalgiques doués de l'esprit d'entreprise, parfois un peu mélancoliques, parce qu'ils se doutent que ça va mal finir. Castro se regarde en Martí, le Che en Bolivie songe à saint Martin (l'Argentine est à côté) et les zapatistes se veulent les dignes enfants d'Emiliano Zapata. De Gaulle a vu « l'Aiglon » quand il avait 10 ans et s'en souvient toujours quand il en a 40. A chaque reprise, il s'agit de renouer la chaîne brisée des temps, réactualiser, parachever le passé par un retour aux sources.

    Les révolutionnaires du siècle dernier n'ont cessé d'attendre et de préparer des choses qui n'arrivent pas, et celles qui sont arrivées les ont toujours pris au dépourvu. Ce qui arrive, c'est ce qu'on n'attend pas. Les révolutions sont d'heureuses surprises qui finissent plus mal qu'elles n'ont commencé, mais en amour aussi, rien ne vaut les plaisirs des commencements.

    Il s'en faut de beaucoup que la nostalgie soit le mal du siècle (le xxie), comme s'en plaignent les réactionnaires maison. Le passé n'est une valeur refuge que pour les conservateurs, mais la nostalgie est un coup de pied au cul pour les insatisfaits, disons un défi à relever.

    C'en serait donc fini de la Révolution française comme matrice et référence ? François Furet, à vos yeux, aurait-il eu raison de baisser le rideau ? Qu'en pensez-vous ?

    E. M. Tous les historiens de la Révolution française, depuis Guizot et Thiers, ont fait rétroagir sur la Révolution les préoccupations et expériences de leur temps. Ainsi l'historien Alphonse Aulard, défenseur de la IIIe République, fait une histoire parlementaire de la Révolution; Jaurès, une histoire marquée par le socialisme; Albert Mathiez, devenu communiste, justifie Robespierre par Staline et Staline par Robespierre; Daniel Guérin, libertaire, exalte les enragés comme les « vrais » révolutionnaires; Furet, communiste désenchanté, fait une histoire post-stalinienne où pour lui la Révolution aurait pu être évitée... D'autres historiens écriront cette histoire de nouvelles façons. Elle est si prodigieuse, si ambivalente, si contradictoire que, pour moi, certains aspects demeurent sublimes et d'autres atroces. Ce n'est pas quelque chose à prendre en bloc, comme disait Clemenceau, mais comme un tourbillon historique complexe, créateur et destructeur, phénomène extraordinaire portant en lui des énergies génératrices, créatrices, qui continuent à se déverser dans l'histoire de France et plus amplement dans l'histoire des peuples. Oui, cette Révolution grandiose, rationnelle et folle, dépasse les normes, dépasse les bornes, comme tout ce qui est géant.

    R . D. C'est vrai qu'on fait peu de cas, chez nous, et très injustement, des révolutions anglaise et américaine. Reste que la nôtre est la seule à avoir fait exemple, en servant d'unité de mesure et de répertoire pour toutes celles qui ont suivi ­ avec leurs jacobins, leur Terreur, leur Thermidor, et in fine leur Bonaparte. C'est dû, bien sûr, à son caractère délibérément universel. Dire que « la Révolution française est terminée » relève, en termes chronologiques, d'une lapalissade. N'étant pas historien de profession, je me garderai d'entrer dans la polémique Furet/Vovelle, mais il faut reconnaître que notre Révolution n'est pas pour rien dans l'illusion politique, la croyance qu'une volonté autoritaire et subjective suffit à modifier le cours des choses. C'est le travers jacobin. Et ça ne marche pas. Nous l'avons remplacé par l'illusion économique et ça marche encore moins, comme l'atteste l'Union européenne, que cette illusion a conduit à l'impuissance, sinon à l'inexistence. Voir dans la Révolution le coeur toujours battant de la France serait se payer de mots mais c'est notre marque de fabrique. Sans elle notre modèle républicain ne se distinguerait pas de la démocratie à l'anglo-saxonne, gouvernée par l'argent roi. Même si cette dernière n'a cessé, avec le néolibéralisme économique, de gagner des parts de marché. Admettons, comme Edgar, que nous soyons entrés dans l'ère planétaire, une commune aventure cosmique. Soit. Mais chaque partie prenante devrait pouvoir arriver avec son petit bagage, son originalité, son organisation propre, sans quoi ladite communauté transnationale marquerait le degré zéro d'un processus d'entropie généralisée, d'une insignifiance mortellement ennuyeuse. La Révolution française réunit pour nous les deux versants du peuple, l'ethnos et le demos, dont la séparation finit toujours par coûter cher. L'ethnos, c'est la singularité d'un groupe humain, distinct des autres. Le demos, c'est la population de partout à qui revient le droit de parole et de vote. 17891793, c'est à la fois notre exception nationale et un exemple universel, dont tout le monde peut tirer profit. Qui jette tout cela à la poubelle ne rend service ni à notre pays ni à tous les autres.

    "UNE LUTTE ARMÉE N'A DE LÉGITIMITÉ QUE SOUS UNE DICTATURE OU FACE À UN OCCUPANT."RÉGIS DEBRAY

    LÉGITIMITÉ DE LA VIOLENCE

    La violence en politique, jusqu'où, à votre avis, peut-elle se justifier ?

    R . D. Jusqu'au terrorisme exclu. Les Etats dominants ne s'en privent pas, et à grande échelle, avec leurs bombardements sans risque et leurs missiles aux dommages collatéraux, mais une avant-garde « révolutionnaire » se tue elle-même dès qu'elle se fait tueuse. Une lutte armée n'a de légitimité que sous une dictature ou face à un occupant. L'idée ne m'a pas un seul instant effleuré, en rentrant d'Amérique latine, qu'on pût avoir recours à ce genre de méthode dans une démocratie où les droits essentiels sont respectés. Le gauchisme local m'est toujours sorti par les trous de nez. Et aujourd'hui, je ne crois plus du tout aux coups de force, parce que la faiblesse de la force est de ne croire qu'en la force, comme dit Paul Valéry. Ni aux coups d'Etat, parce que l'Etat chez nous veille tout seul à sa propre disparition. Le suffrage universel et les sondages permettent d'éteindre n'importe quelle prise de feu en deux temps trois mouvements. La désobéissance civile, les grèves, le blocage des services, les manifestations, la défense passive semblent des moyens bien plus appropriés, même si la non-violence à la Gandhi exige plus d'abnégation, de courage physique et de vaillance morale qu'il en faut pour briser une vitrine ou braquer une banque. Je n'ai, cela étant, aucune condamnation a priori, ni sursaut d'horreur, face à la violence inhérente à toutes les périodes de fondation, y compris des cinq Républiques françaises : la Ve est née d'une insurrection militaire en Algérie. « La violence est l'accoucheuse de l'histoire », l'aphorisme de Marx relève de l'évidence, à ceci près qu'une fois venue au monde, l'essentiel reste à faire ­ grandir, éduquer et civiliser la créature ­ et cela ne peut plus passer par des oukases ou des coups de force. Il faut changer de braquet, penser institutions, droit, réconciliation, compromis... et c'est là que le bât blesse. Les régimes dits « révolutionnaires » sont incapables de penser, après la victoire : « La guerre est finie. » Réussir à passer à la coexistence civile, c'est ce qui fait d'un chef de guerre un homme d'Etat, et toute la différence entre Charles de Gaulle en 1944 et Vladimir Ilitch Oulianov (Lénine) en 1920. Les Soviétiques ont gagné la guerre contre les nazis mais les Américains ont gagné la paix. Les qualités du militant dans la lutte clandestine ­ discipline, abnégation, esprit de corps, courage, jusqu'au-boutisme ­ deviennent des défauts rédhibitoires après le cessez-le-feu. On peut et on a intérêt à se montrer manichéen quand on fait la guerre. Mais en période de paix, c'est mortel. Et meurtrier.

    PARIS 1981. DE GAUCHE À DROITE : PIERRE MENDÈS FRANCE, EDMOND MAIRE (CFDT), EDGAR MORIN, GEORGES MAMY, MICHEL ROCARD ET JEAN DANIEL.

    Il faut le plus souvent une guerre, donc une armée, de libération, pour qu'un peuple colonisé mette le colonisateur à la porte. Le problème est qu'une armée n'est pas et ne peut être démocratique, qu'on y fonctionne à la verticale (discipline, cohésion et commandement) et quand lui revient le rôle dirigeant après la victoire, parce que ses chefs confisquent le pouvoir et le gardent, c'est l'étouffement garanti des libertés. Alors, l'ordre du jour s'inverse et il s'agit de se libérer de ses libérateurs, ce qui n'est jamais facile. C'est l'affaire de l'Algérie aujourd'hui, avec le FLN, et cela se passe aussi ailleurs. Cela dit, nous avons échappé, je crois, Edgar et moi, au classique retournement de veste du défroqué. L'ex-stalinien tournant sur le tard à l'inquisiteur libéral, aussi paranoïaque et obsessionnel que par-devant, c'est un cas de figure qui ne nous concerne pas. Edgar continue de se battre pour un peu plus de justice sur différents fronts, est, ouest et sud, et cela lui a parfois coûté. Respect.

    E . M . La violence politique,je ne l'ai pas justifiée, mais assumée comme la partie sale (les « mains sales ») d'un tout noble. Je suis de plus en plus en faveur des mouvements non violents hérités du gandhisme, et des « actions d'éveil » comme certaines d'Alternatiba ou d'Extinction Rebellion.

    Toutefois quand j'ai vu que les manifestations pacifiques en Syrie, réprimées par l'armée, sont devenues violentes contre la violence subie, je n'ai pu condamner cette violence, encore que dans les conditions propres à la Syrie elle ait contribué à ce qu'une guerre civile devienne en fait une guerre interreligieuse et internationale par acteurs interposés voire par intervention directe. Toute décision est un pari et toute action est aléatoire, soumise aux réactions, interactions et rétroactions inhérentes au milieu où elle se déroule. La plupart des décisions historiques sont des actes d'apprentis sorciers qui déchaînent des forces imprévues.

    Bien des révolutions déclenchent des réactions régressives dites justement réactionnaires. Dans certains cas, un acte pacifique déclenche une violence inattendue. Dans d'autres un acte violent crée des conditions de paix. L'histoire est marxo-shakespearienne, soumise à des logiques mêlées à des délires, où le bruit et la fureur sont métissés de rationalités confuses. C'est une raison de plus pour me convertir à la non-violence. Mais comme tu le dis, Régis, nous sommes en France en période de paix relative, avec encore un minimum de liberté et de démocratie. Et je comprends qu'on use de violence contre ces tueurs délirants de fanatisme qu'on nomme terroristes.

    "J'AI DU MAL AVEC TA TERRE-PATRIE"

    Qu'avez-vous fait alors de l'idéal internationaliste ? Un credo révolu ? Une vue de l'esprit ? Ou au contraire une nécessité par ces temps de fermeture et de repli sur soi ?

    E . M . L'idée internationaliste s'est enrichie et modifiée en moi à partir de 1956, quand j'ai intégré dans mon esprit le concept d'ère planétaire, et surtout après 1990 quand j'ai vu que la mondialisation déterminait une interdépendance accrue de toutes les nations et entraînait toute la planète dans une aventure riche en promesses mais aussi et peut-être surtout en périls ; la conscience d'une communauté de destin de tous les humains s'est imposée à moi et j'en suis arrivé à l'idée de Terre-Patrie.

    De plus ma conception anthropologique lie unité et diversité : l'unité humaine est le trésor de la diversité humaine et la diversité humaine est le trésor de l'unité humaine. Donc il légitime totalement les nations qui constituent des patries au sein de la Terre-Patrie. Le nationalisme clos est une régression qui aujourd'hui se répand sur toute la planète. Le

  • CHIAPAS, MEXIQUE, 1996. RÉGIS DEBRAY AVEC LE SOUS-COMMANDANT MARCOS.

    patriotisme ouvert doit s'accompagner d'une prise de conscience de l'humanité. Elle est non seulement désormais liée dans une communauté de destin, mais entraînée dans une aventure incertaine et encore plus incroyable que son incroyable histoire passée : du redressement de la colonne verticale à la bipédie, aux mains habiles et au gros cerveau, des petites sociétés de chasseurs ramasseurs à des sociétés agricoles, des sociétés sans Etat aux cités et aux empires, de l'apogée à la mort des empires, de la civilisation à la barbarie, de la barbarie à la civilisation et comme l'a vu Walter Benjamin, de la barbarie à la base des civilisations. J'ai le sentiment de plus en plus fort que chacun de nous est particule minuscule et éphémère, faisant partie de cette aventure insensée ou dont le sens nous est inconnu. Et comme je l'ai dit souvent à Régis qui rechigne, dans cette aventure où les forces d'Eros sont inextricablement liées à celles de Thanatos, je prends le parti d'Eros, en essayant de ne pas me tromper et en sachant que souvent les actions se retournent contre les intentions.

    R . D.Je reconnais, comme toi, les biens communs et la « mondialisation des craintes », mais j'ai du mal avec ta Terre-Patrie, tout en admettant l'évidence d'une communauté de destin planétaire. Quand Neil Armstrong pose le pied sur la Lune, il n'y plante pas le drapeau des Nations unies mais le drapeau étoilé, le Stars and Stripes. Pire encore, je vois plutôt les tribus se substituer aux nations, bien loin de « l'humanité comme un seul peuple ». A mes yeux d'hégélien impénitent, l'internationalisme a représenté une ruse de la Raison, dont s'est partout servie l'aspiration nationale pour aboutir à ses fins. Le communisme, comme régime, l'a emporté pour un temps là et seulement là où il s'est fondu dans une guerre d'indépendance, en s'identifiant à la défense résolue d'une patrie en danger... En Europe de l'Est, où il fut imposé du dehors, il a eu la consistance du verre. Ce ne fut pas le cas au Vietnam, ni en Chine, ni à Cuba. « Patria o muerte », « la patrie ou la mort », c'est l'antienne finale, la clausule obligée du discours bolivarien. Le marxisme s'est aveuglé en concentrant les feux sur l'oppression de classe sans considérer l'humiliation, un mobile tout aussi important.

    "LES RÉVOLTES SONT DES COLÈRES, LA RÉVOLUTION EST UN PROJET."RÉGIS DEBRAY

    A quoi, dans ces conditions, peut-on s'attendre sur le plan politique ?

    R . D. A rien de décisif, qu'Edgar veuille bien m'excuser. Les dernières décennies ont fermé le ban. Nous avons changé de médiasphère. Avec la culture de l'imprimé et l'alphabétisation générale, le xviiie siècle a vu le passage de la jacquerie à la révolution. Avec la culture de l'image et l'immédiateté numérique, notre xxie prend le chemin inverse. Et avec la désindustrialisation et le primat des services, la décomposition du mouvement ouvrier voit le retour dans les rues du nihilisme anarchisant. Les révoltes sont des colères, la révolution est un projet. On pouvait dire des soulèvements révolutionnaires qu'ils sacrifiaient le présent à l'avenir, et on peut dire des révoltes sans programme qu'elles sacrifient l'avenir au présent. Je n'ai jamais brillé dans l'optimisme, mais le théâtre politique local me frappe comme une comédie aux acteurs interchangeables, sans mémoire ni projet. Qu'un young leader candidat à la présidentielle puisse intituler « Révolution », sans rire ni faire rire, un projet de start-up nation, montre bien que la page est tournée.

    Alors que dire de tout cela, nous les cocus de l'espoir ? D'abord, qu'on a eu de la chance de rencontrer des perdants exemplaires, par leur refus du chacun pour soi. Les révolutions où se mêlaient le surhumain et l'inhumain méritent leur sombre prestige, comme s'il y avait une aura de l'échec, qui manquera toujours aux success stories. Et ensuite, quelque chose nous dit qu'il y aura toujours des gens pour refuser de marcher au pas de la société du profit, et renouer le fil d'un passé dont il faut souhaiter qu'il ne passe pas.

    E.M. Aujourd'hui les soulèvements qui traversent le monde en tous continents sont le fruit d'une légitime révolte contre les oppressions politiques et économiques. En même temps ces mouvements planétaires n'ont aucune conscience planétaire, c'est-à-dire n'ont aucune conscience de la conscience de la communauté de destin instaurée par la globalisation, face aux énormes menaces et incertitudes qui pèsent sur l'aventure humaine. Ils sont dispersés, sans coordination et souffrent du vide de la pensée politique, partout à la remorque de l'économie, elle-même à la remorque des puissances financières. Ils constituent pourtant une résistance salubre. Ils régénèrent Eros dans leur élan fraternel tout en suscitant la férocité de Thanatos. Car nous sommes entrés dans une phase régressive de l'histoire humaine où nous devons résister intellectuellement sans relâche, et ne pouvons résister physiquement qu'en des oasis de fraternité.

    Régis Debray, né en 1940, est l'auteur d'une oeuvre importante dont « Révolution dans la révolution ? » (Maspero, 1966) « la Frontière » (Seuil, 1967), « l'Indésirable » (Seuil, 1975), « La neige brûle » (Grasset, 1977, prix Femina), « le Pouvoir intellectuel en France » (Ramsay, 1979), « les Masques. Une éducation amoureuse » (Gallimard, 1987), « A demain de Gaulle » (Gallimard, 1990), « Cours de médiologie générale » (Gallimard, 1991), « Loués soient nos seigneurs. Une éducation politique » (Gallimard, 1996), « Par amour de l'art. Une éducation intellectuelle » (Gallimard, 1998), « Un Candide à sa fenêtre » (Gallimard, 2015), « Carnet de route » (qui rassemble ses écrits littéraires en « Quarto »/Gallimard), « L'Europe fantôme » dans la collection « Tracts » chez Gallimard qu'il inaugure en février 2019, et « Du génie français » (Gallimard, 2019). Il publiera le 9 janvier « le Siècle vert », un essai sur l'écologie (« Tracts », Gallimard).

    Edgar Morin, né en 1921, est l'auteur d'une oeuvre importante dont « l'Homme et la Mort » (Seuil, 1951), « les Stars » (Seuil, 1957), « Autocritique » (Seuil, 1959) « l'Esprit du temps » (Armand Colin, 1962), « la Rumeur d'Orléans » (Seuil, 1969), « Vidal et les siens » (Seuil, 1989), « Sociologie » (Seuil, 1984), « Terre-Patrie » (Seuil, 1993) « Introduction à la pensée complexe » (Seuil, 2005), « l'Unité d'un homme » (qui réunit chez Bouquins/Robert Laffont cinq livres importants), « la Méthode », oeuvre encyclopédique (1977-2006, réédité en deux volumes au Seuil) et ses Mémoires, « Les souvenirs viennent à ma rencontre » (Fayard, 2019). A signaler aussi : « Edgar Morin l'indiscipliné » par Emmanuel Lemieux (Seuil, 2009), « Morin » (Cahiers de l'Herne, dirigé par François L'Yvonnet, 2016), « Une vie, une oeuvre » (hors-série « le Monde », dirigé par Nicolas Truong, 2011).