Retour au pouvoir - Mai-juin 1958

 

 

Il ne reste plus au régime qu'à se démettre entre mes mains. Heureusement, le Président Coty prend les initiatives voulues pour que cela n'aille pas sans quelque dignité. Ce vieux et bon Français, bien qu'il soit depuis longtemps incor­ poré aux rites et coutumes en usage, veut avant tout servir la patrie. Au bord de l'abîme où celle-ci risque d'être de nou­ veau plongée, trois données l'emportent dans sa conscience sur toutes autres considérations. La première est que, pour sauver le pays en conservant la République, il faut absolument changer un système politique disqualifié. La seconde est que l'armée doit, sans délai, être ramenée à l'obéissance. La troi­ sième est que, seul, de Gaulle peut faire ceci et cela. Mais, comme il est naturel, le Président souhaite que le pouvoir me soit remis suivant des règles et non jeté dans la fuite. C'est bien ainsi, d'ailleurs, que je l'entends. Aussi, quand, à midi, René Coty me fait demander si j'accepterais de recevoir les présidents des deux assemblées, Le Troquer et Monnerville, pour ménager les formes avant que lui-même prenne une position publique, je réponds favorablement.

L'entrevue a lieu tard le soir dans la maison de Félix Bru­neau. Gaston Monnerville est acquis à l'idée de me voir assu­ mer le gouvernement. Tout au plus me suggère-t-il de ne pas exiger pour plus de six mois les pleins pouvoirs que je tiens, au départ, pour nécessaires. Mais André Le Troquer paraît bouleversé par le changement imminent. Lui, qui fut mon ministre de la Guerre au temps du Comité d'Alger, qui lors de la libérati, on de Paris descendit à mes côtés l'avenue des Champs-Elysées, qui se tint auprès de moi quand on tirait à Notre-Dame, ne va pas jusqu'à m'imputer la volonté d'être dictateur. Mais il déclare que je ne pourrai pas éviter de le devenir étant donné les conditions de mon accession au pou­ voir. « C'est pourquoi », ajoute-t-il avec passion, « je m'y oppose ! » - « Eh bien ! » lui dis-je, « si le Parlement vous suit, je n'aurai pas autre chose à faire que vous laisser vous expliquer avec les parachutistes et rentrer dans ma retraite en m'enfermant dans mon chagrin ». Là-dessus se termine l'en­ tretien. En sortant, j'indique au secrétaire général de la Prési­ dence de la République, Charles Merveilleux du Vignaux, qui est accouru aux nouvelles, que je regrette de m'être infligé un dérangement inutile et que je reprends la route de Colombey. J'y arrive à cinq heures du matin.

Avant midi, René Coty annonce qu'il adresse un message aux Chambres. A quinze heures, ce message leur est lu. Tout y est de ce qu'il faut dire : nécessité de changer de système , politique ; évidence de la dégradation de l'Etat et de la menace d'une guerre civile imminente ; évocation du général de Gaulle, « le plus illustre des Français, qui, aux années les plus sombres de notre Histoire, fut notre chef pour la conquête de la liberté et qui, ayant réalisé autour de lui l'una­ nimité nationale, refusa la dictature pour établir la Répu­blique, » ; appel à lui afin qu'il vienne examiner avec le Chef de l'Etat ce qui est immédiatement nécessaire à un gouverne- ment de salut national et ce qui pourra être fait pour une réforme profonde de nos institutions ; engagement pris, si cette suprême tentative échoue, de donner sa démission de Président. Ce texte, qui sonne le glas, est écouté dans un silence complet par l'Assemblée nationale et par le Conseil de la République. A l'E,lysée, qui me l'a adressé par téléphone, je fais répondre que je vais venir. C'est par le parc que j'arrive, non par la cour d'honneur, dans l'espoir, du reste assez vague, d'échapper aux flots des photographes. J'y suis peu avant vingt heures. Les photographes y sont aussi.

René Coty, débordant d'émotion, m'accueille sur le per­ron. Seul à seul dans son bureau, nous nous entendons aussi­tôt. Il se range à mon plan : pleins pouvoirs, puis congé donné au Parlement, enfin Constitution nouvelle à préparer par mon gouvernement et à soumettre au référendum. J'accepte d'être « investi » le 1er juin par l'Assemblée nationale, où je lirai une brève déclaration sans prendre part au débat. Nous nous séparons au milieu d'un tumulte de journalistes effrénés et de curieux enthousiastes qui ont envahi le parc. Après quoi, je fais publier que nous sommes d'accord et à quelles condi­tions. Ensuite, tout au long de la route qui me ramène en Haute-Marne, des groupes nombreux, qui guettent mon pas­sage, crient : « Vive de Gaulle ! » à travers la nuit.

La journée du vendredi 30 mai est employée par les partis à aménager leur résignation. Je reçois la visite et prends acte de la conversion, tout d'abord de Vincent Auriol qui s'offre à être vice-président du prochain Conseil des ministres, puis de Guy Mollet et de Maurice Deixonne qui, en rentrant, diront à leur groupe socialiste « qu'ils ont vécu là un des plus grands moments de leur vie». De son côté, le maréchal Juin est venu me certifier que l'armée me suit comme un seul homme. Sur ma maison je regarde alors tomber le dernier soir d'une longue solitude. Quelle est donc cette force des choses qui m'oblige à m'en arracher ?

Tout est décidé. Restent les formalités. Je vais les accom­plir sans excès de désinvolture. Car il est bon que devant le pays, dont l'équilibre est fragile, les choses se passent suivant une procédure régulière. Ce qui arrive, c'est, à coup sûr, une transformation profonde ; non point une révolution. La Répu­blique se renouvelle; elle reste la République. C'est pourquoi, si le retour du général de Gaulle à la tête des affaires de la France ne saurait ressembler à l'intronisation des ministères du régime expirant, j'ai cependant convenu avec René Coty des détails de la transition.

A l'hôtel La Pérouse, où je descends d'habitude lors de mes passages à Paris, je réunis, le 31 mai, les présidents des groupes du Parlement. Seuls sont absents les communistes. Sauf François Mitterrand qui exhale sa réprobation, les délé­gués présents, qui presque tous depuis douze ans m'ont ouver­tement combattu, n'élèvent aucune objection à l'exposé que je leur fais de ce que je vais entreprendre. Entre-temps, je forme le gouvernement. André Malraux sera à mon, côté et assumera les Affaires culturelles. Quatre ministres d'Etat : Guy Mollet, Pierre Pflimlin, Félix Houphouët-Boigny, Louis Jacquinot, et le garde des Sceaux Michel Debré, représentant l'ensemble des formations politiques à l'exception des communistes, vont travailler sous ma direction à la Constitution future. Quatre autres parlementaires : Antoine Pinay, Jean Berthoin, Paul Bacon, Max Lejeune, seront en charge respectivement des Finances, de l'Education nationale, du Travail, du Sahara. L'ambassadeur Couve de Murville aux Affaires étrangères, le préfet Emile Pelletier à l'Intérieur, l'ingénieur Pierre Guillaumat aux armées, le gouverneur Bernard Cornut-Gentille à la France d'outre-mer, se trouveront sous ma coupe plus directe et je prends à mon propre compte les affaires de l'Algérie. Un peu plus tard, six parlementaires : Edouard Ramonet à l'industrie et au Commerce, Robert Buron aux Travaux publics et aux Transports, Edmond Michelet aux Anciens Combattants, Roger Houdet à !'Agriculture, Eugène Thomas aux P.T.T., Jacques Soustelle à l'Information, et trois hauts fonction­naires : Pierre Sudreau à la Construction, Bernard Chenot à la Santé publique, André Boulloche délégué à la présidence du Conseil, compléteront le gouvernement.

Le dimanche 1er juin, je fais mon entrée à l'Assemblée nationale. La dernière fois que j'y étais venu, en janvier 1946, j'avais dû adresser à Edouard Herriot, qui se risquait à me faire rétrospectivement la leçon au sujet de la résistance, la réponse assez rude et ironique qu'il méritait. L'incident avait eu lieu dans l'atmosphère de sourde hostilité dont m'entou­raient alors les parlementaires. Par contraste, je sens aujourd'­ hui l'hémicycle débordant à mon égard d'une curiosité intense et, à tout prendre, sympathique. Dans ma courte déclaration j'évoque la situation : dégradation de l'Etat, unité française menacée, Algérie plongée dans la tempête, Corse en proie à une fiévreuse contagion, armée longuement éprouvée par des tâches sanglantes et méritoires mais scandalisée par la carence des pouvoirs, position internationale de la France battue en brèche jusqu'au sein de ses alliances. Puis j'indique ce que j'attends de la représentation nationale : pleins pouvoirs, man­dat de soumettre au pays une nouvelle Constitution, mise en congé des Assemblées. Tandis que je parle, tous les bancs font totalement silence, ce qui convient aux circonstances. Ensuite, je me retire, laissant l'Assemblée débattre pour la forme. Mal­gré quelques interventions malveillantes, notamment celles de Pierre Mendès France, de François de Menthon, de Jacques Duclos et de Jacques Isorni, qui sont comme d'ultimes sou­bresauts, l'investiture est largement votée.

Il en est de même, le lendemain, des lois sur les pouvoirs spéciaux en Algérie et en métropole et, le surlendemain, de celle qui concerne la Constitution et exige une majorité des deux tiers. Je suis venu assister à cette suprême discussion, prenant plusieurs fois la parole en réponse aux orateurs, afin d'entourer de bonne grâce les derniers instants de la dernière Assemblée du régime. Le Conseil de la République ayant de son côté donné son approbation, le Parlement se sépare.

Si cette fin d'époque laisse de l'amertume en l'âme de beaucoup de ceux qui en furent les acteurs, c'est, par contre, un immense soulagement qui s'étend sur le pays. Car mon retour donne l'impression que l'ordre normal est rétabli. Du coup, se dissipent les nuages de tempête qui couvraient l'horizon national. Puisque, à la barre du navire de l'Etat, il y a maintenant le capitaine, chacun sent que les durs problèmes, toujours posés, jamais résolus, auxquels est confrontée la nation, pourront être à la fin tranchés. Même, le caractère quelque peu mythique dont on décore mon personnage contri­bue à répandre l'idée que des obstacles pour tous autres infranchissables, vont s'aplanir devant moi. Et me voici, engagé comme naguère par ce contrat que la France du passé, du présent et de l'avenir m'a imposé, il y a dix-huit ans, pour échapper au désastre. Me voici, toujours contraint par l'excep­tionnel crédit que me fait le peuple français. Me voici, obligé autant que jamais d'être ce de Gaulle à qui tout ce qui arrive au-dedans et au-dehors est personnellement imputé, dont chaque mot et chaque geste, même quand on les lui prête à tort, deviennent partout des sujets de discussion dans tous les sens et qui, nulle part, ne peut paraître qu'au milieu d'ardentes clameurs. Eminente dignité du chef, lourde chaîne du serviteur !

Ayant taillé, il me faut coudre. A Matignon, où je réside, m'assaillent les questions du moment : Algérie, fmances et monnaie, action extérieure, etc. Mais, tout en prenant celles-ci en main, je dirige le travail de réforme des institutions. Sur ce sujet, dont tout dépend, j'ai depuis douze ans fixé et publié l'essentiel. Ce qui va être fait c'est, en somme, ce que l'on a appelé « la Constitution de Bayeux», parce que là, le 16 juin 1946, j'ai tracé celle qu'il faut à la France.

Michel Debré, secondé par une jeune équipe tirée du Conseil d'Etat, élabore le projet que j'examine à mesure avec les ministres désignés. Après quoi est demandé l'avis du « Conseil Consultatif Constitutionnel » de trente-neuf membres dont vingt-six parlementaires, créé par la même loi qui décida la révision et que préside Paul Reynaud. Je m'y rends à plusieurs reprises pour écouter d'utiles suggestions et préciser ma propre pensée. Le Conseil d'Etat présente ensuite ses observations. Enfin, le Conseil des ministres délibère sur l'ensemble, chacun, et pour commencer le Président Coty, fai­sant valoir ses remarques. Le texte, ainsi arrêté, va être sou­mis au peuple par référendum.

Dans aucune de ces discussions ne se dresse d'opposition de principe contre ce que j'ai, depuis longtemps, voulu. Que, désormais, le Chef de l'Etat soit réellement la tête du pouvoir, qu'il réponde réellement de la France et de la République, qu'il désigne réellement le gouvernement et en préside les réunions, qu'il nomme réellement aux emplois civils, mili­taires et judiciaires, qu'il soit réellement le chef de l'armée, bref qu'émanent réellement de lui toute décision importante aussi bien que toute autorité, qu'il puisse de par son seul gré dissoudre l'Assemblée nationale, qu'il ait la faculté de propo­ser au pays par voie de référendum tout projet de loi portant sur l'organisation des pouvoirs publics, qu'en cas de crise grave, intérieure ou extérieure, il lui appartienne de prendre les mesures exigées par les circonstances, enfin qu'il doive être élu par un collège beaucoup plus large que le Parlement, cela est admis par chacune des instances consultées.

C'est aussi le cas pour l'institution d'un Premier ministre, ayant, avec ses collègues, à déterminer et à conduire la poli­tique, mais qui, ne procédant que du Président dont le rôle est capital, ne pourra évidemment agir sur de graves sujets que d'après ses directives.

Ont été l'objet du même assentiment général les disposi­tions concernant le Parlement, notamment celles qui placent certains de ses votes sous le contrôle d'un Conseil constitu­tionnel tout justement appelé à la vie ; celles qui limitent avec précision le domaine législatif ; celles qui par le vote bloqué, l'obligation de respecter l'ordre du jour, l'exclusion des inter­pellations à la manière d'autrefois et les scrutins qui les sanctionnaient, affranchissent le gouvernement des pressions, contraintes et chausse-trapes abusives, voire humiliantes, qui marquaient les débats de naguère ; celles qui rendent incom­patibles la fonction de ministre et le mandat de parlementaire ; celles qui mettent des conditions rigoureuses à la pratique de la censure. Enfin, pour ce qui est des territoires d' outre-mer, le droit qui leur est reconnu, soit de rester dans la République avec un statut spécial, soit, à titre d'Etats autonomes, d'entrer dans la Communauté formée avec la métropole, soit, devenant indépendants, de s'associer à elle par des engagements contractuels, soit de s'en séparer aussitôt et complètement, est admis par tout le monde.

En fait, trois questions majeures donnent lieu à des échanges de vues entre le Comité Consultatif et moi. « Pour­rons-nous encore », s'inquiètent les députés, « renverser le ministère, bien que celui-ci ne doive désormais procéder que du Président ? » Ma réponse est que la censure prononcée par l'Assemblée nationale entraîne obligatoirement la démission du gouvernement. « Quelle est », demande-t-on de maints côtés, « la justification de l'Article 16, qui charge le Chef de l'Etat de pourvoir au salut de la France au cas où elle serait menacée de catastrophe ? » Je rappelle que, faute d'une telle obligation, le Président Lebrun, en juin 1940, au lieu de se transporter à Alger avec les pouvoirs publics, appela le maré­chal Pétain et ouvrit ainsi la voie à la capitulation, et qu'au contraire c'est en annonçant l'Article 16 avant la lettre que le Président Coty évita la guerre civile quand il exigea du Parle­ment de cesser son opposition au retour du général de Gaulle. « La Communauté », s'interrogent les commissaires, « sera-t­ elle une fédération comme le propose Félix Houphouët-Boi­gny, ou bien une confédération suivant le vœu de Léopold Senghor ? » Je fais observer qu'au départ elle n'entrera dans aucun catalogue et que l'évolution, au demeurant prévue par le projet, la pétrira sans secousses. Au total, le texte de la Constitution, tel qu'il sort, suivant mes indications, du travail de Debré et de ses collaborateurs,, de l'examen qu'en ont fait en ma présence les ministres d'Etat, du rapport établi par le Comité Consultatif, de l'avis donné par le Conseil d'Etat, des décisions finales prises par le gouvernement, est conforme à ce que je tiens pour nécessaire à la République.

Pourtant, ce qui est écrit, fût-ce sur un parchemin, ne vaut que par l'application. Une fois votée la Constitution nouvelle, il restera à la mettre en pratique de telle sorte qu'elle soit mar­quée, en fait, par l'autorité et l'efficacité qu'elle va comporter en droit. Ce combat-là, aussi, sera le mien. Car il est clair, qu'en la matière, ma conception n'est pas celle des tenants du régime qui disparaît. Ceux-là, tout en affirmant que c'en est fini de la confusion d'hier, comptent bien, au fond, que le jeu d'antan rendra la prépondérance aux formations politiques et que le Chef de l'Etat, sous prétexte qu'il est un arbitre dont on voudrait qu'il ne choisisse pas, devra la leur abandonner. Beaucoup d'entre eux apprennent donc sans plaisir mon inten­tion d'assumer la charge. Quand ce sera chose faite, ils s'ac­commoderont d'abord de me voir jouer le rôle tel qu'il est et tel que je suis, comptant que je vais écarter d'eux la poire d'angoisse de l'Algérie et calculant qu'aussitôt après je quitte­rai bon gré malgré la place. Mais comme, ce nœud gordien tranché, j'entreprendrai d'en dénouer d'autres, ils crieront au viol de la Constitution, parce que le tour qu'elle aura pris ne répondra pas à leurs arrière-pensées.

D'arrière-pensées, le peuple français n'en a pas, lui, en accueillant la Ve République. Pour la masse, il s'agit d'insti­tuer un régime qui, tout en respectant nos libertés, soit capable d'action et de responsabilité. Il s'agit d'avoir un gouverne­ment qui veuille et puisse résoudre effectivement les pro­blèmes qui sont posés. Il s'agit de répondre : « Oui ! » à de Gaulle à qui l'on fait confiance parce que la France est en question. M'adressant aux grandes foules, le 4 septembre à Paris, place de la République, le 20 à Rennes et à Bordeaux, le 21 à Strasbourg et à Lille, puis au pays tout entier le 26 par la radio, je sens se lever une vague immense d'approbation. Le 28 septembre 1958, la métropole adopte la Constitution par dix-sept millions et demi de « Oui » contre quatre millions et demi de « Non », soit 79 % des votants. On compte 15 % d'abstentions, moins qu'il n'y en eut jamais.

Mais le sentiment public, aussi massivement exprimé sur une question capitale et qui n'appelle qu'une seule réponse, ne peut manquer de se disperser lors des élections législa­tives ; l'Assemblée nationale étant dissoute par le référendum. Car, sur ce terrain-là, les oppositions habituelles des ten­dances, les intérêts variés des catégories, les diverses condi­tions locales, la propagande des militants, le savoir-faire des candidats, entrent en jeu dans tous les sens. Pourtant, il est nécessaire que le vaste mouvement d'adhésion que mon appel vient de susciter se prolonge suffisamment dans le domaine des choix politiques et qu'il y ait au Parlement un groupe de députés assez nombreux et cohérent pour vouloir, appuyer, accomplir par le vote des lois, l'œuvre de redressement qui peut maintenant être entreprise.

Afin d'avoir une majorité, il faut un scrutin majoritaire. C'est ce que décide mon gouvernement qui fixe le système électoral en vertu de ses pouvoirs spéciaux, rejetant la représentation proportionnelle, chère aux rivalités et aux exclusives des partis mais incompatible avec le soutien continu d'une politique, et adoptant tout bonnement le scrutin uninominal à deux tours. Bien que je me sois abstenu de prendre part à la campagne électorale et que j'aie même invité mes compa­gnons de toujours à ne pas arborer mon nom pour étiquette, les résultats dépassent mes espérances. Au sein de l' Assem­blée nationale, qui totalise 576 membres, un groupe fidèle de l'« Union pour la Nouvelle République » en comprend 206 et constitue un noyau assez compact et résolu pour s'imposer longtemps à côté d'une « droite » et d'un « centre » multi­formes et d'une « gauche » très diminuée. Signe caractéris­tique de ce profond renouvellement, Jacques Chaban-Delmas est élu Président pour la durée de la législature.

Le 21 décembre, les électeurs présidentiels : députés, sénateurs, conseillers généraux, maires et nombre de conseillers municipaux, élisent le Chef de l'Etat. Si remplie que soit ma carrière publique, c'est la première fois que je fais acte de candidature. Car c'est sans la poser que j'avais été élu deux fois par l'Assemblée nationale de 1945 Président du gouvernement provisoire après avoir, pendant cinq ans et en vertu des seuls événements, conduit la France dans la guerre. Georges Marrane au nom des Communistes, le doyen Albert Chatelet, pour une « Union des Forces démocratiques », se sont présentés également. Le collège des 76 000 notables donne au général de Gaulle 78 % des voix .

Le 8 janvier 1959, je me rends à l'Elysée pour assumer mes fonctions. Le Président René Coty m'accueille avec des gestes dignes et des propos émouvants. « Le premier des Français », dit-il, « est maintenant le premier en France ». Tandis qu'ensuite nous parcourons côte à côte dans la même voiture l'avenue des Champs-Elysées pour accomplir le rite du salut au Soldat inconnu, la foule crie à la fois : « Merci, Coty ! » et « Vive de Gaulle ! » En rentrant, j'entends se refermer sur moi, désormais captif de ma charge, toutes les portes du palais.

Mais, en même temps, je vois s'ouvrir l'horizon d'une grande entreprise. Certes, par contraste avec celle qui m'in­comba dix-huit ans plus tôt, ma tâche sera dépouillée des impératifs exaltants d'une période héroïque. Les peuples et, d'abord, le nôtre n'éprouvent plus ce besoin de s'élever au­ dessus d'eux-mêmes que leur imposait le danger. Pour presque tous - nous sommes de ceux-là - l'enjeu immédiat est, non plus la victoire ou l'écrasement, mais une vie plus ou moins facile. Parmi les hommes d'Etat avec qui j'aurai à traiter des problèmes de l'univers, ont disparu la plupart des géants, ennemis ou alliés, qu'avait fait se dresser la guerre. Restent des chefs politiques, visant à assurer des avantages à leur pays, fût-ce bien sûr au détriment des autres, mais sou­cieux d'éviter les risques et les aventures. Combien, dans ces conditions, l'époque est-elle propice aux prétentions centri­fuges des féodalités d'à présent : les partis, l'argent, les syndi­cats, la presse, aux chimères de ceux qui voudraient remplacer notre action dans le monde par l'effacement international, au dénigrement corrosif de tant de milieux, affairistes, journalis­tiques, intellectuels, mondains, délivrés de leurs terreurs ! Bref, c'est en un temps de toutes parts sollicité par la médio­crité que je devrai agir pour la grandeur.

Et, pourtant, il faut le faire ! Si la France dans ses profon­deurs m'a, cette fois encore, appelé à lui servir de guide, ce n'est certes pas, je le sens, pour présider à son sommeil. Après le terrible déclin qu'elle a subi depuis plus de cent ans, c'est à rétablir, suivant le génie des temps modernes, sa puissance, sa richesse, son rayonnement, qu'elle doit employer le répit qui lui est, par chance, accordé, sous peine qu'un jour une épreuve tragique à la dimension du siècle vienne à l'abattre pour jamais. Or, les moyens de ce renouveau, ce sont l'Etat, le progrès, l'indépendance. Mon devoir est donc tracé et pour aussi longtemps que le peuple voudra me suivre.