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Fraternité

nous sommes entrés dans une phase régressive de l'histoire humaine où nous devons résister intellectuellement sans relâche , et ne pouvons résister physiquement qu'en des oasis de fraternité. E Morin

Phrase finale de cet entretien double entre Debray et Morin, intéressante pour cette fraternité à quoi il fait appel sans doute mais pour l'expression oasis dont il fait usage. Pourquoi ce terme me fit-il penser à cette expression utilisée par Castoriadis dans l'entretien accordé à Ch Marker :

fond indicible du monde chaotique sur lequel règne une seule loi - l'ananke la nécessité - et où il y a aussi comme monde que nous vivons un cosmos c'est-à-dire un ordre ; cet ordre repose sur un désordre et c'est parce qu'ils ont cette vue du monde qu'ils peuvent créer la démocratie et la philosophie parce que la philosophie présupose que le monde n'est pas néant, n'est pas chaos total mais qu'il y a un certain ordre mais que cet ordre n'épuise pas tout , c'est pour cela que l'on peut penser dessus, corriger notre pensée ; de même que les affaires humaines peuvent être ordonnées mais doivent être ordonnées contre la tendance des humains vers l'hubris Castoriadis

C'est un même oasis - non pas une exception mais une autre modalité de l'être. L'ordre repose sur le désordre ce qui implique certes l'entropie, certes l'injustice fondamentale de l'existence et la tendanceà la démesure contre laquelle il faudra incessamment lutter mais suppose au moins partiellement, et sans doute provisoirement, qu'un ilot est possible où autre chose que le chaos peut dominer. La cité grecque n'a pas d'autre sens qui n'est pas la création d'un Etat au sens où les modernes l'entendent mais la prise de conscience d'une communauté humaine, liée par un projet commun, qui cherche à définir quelles institutions conviendraient le mieux à cette communauté, et la certitude qu'elle est la mieux à même de les définir.

C'est même idée, me semble-t-il, que de comprendre le monde humain non pas comme lutte contre l'ordre chaotique et souvent brutal du monde, mais comme un moyen, fragile et donc sans cesse à prolonger, de se préserver contre cette violence-là qui est une des formes que peut revêtir notre démesure. Ce n'est certainement pas un hasard si dans la Rome antique l'espace de la Cité était sacré ce qui signifiait d'abord qu'à l'intérieur de l'espace dessiné par le pomerium la violence ne devait pas avoir lieu non plus qu'aucun rite funéraire. Les exécutions, ainsi, avaient lieu sur la roche tarpéienne à l'extrémité sud du Capitole, d'où l'on précipitait les condamnés à l'extérieur de la limite.

Ce que la fraternité dit de plus que la solidarité ? J'ai appris avec Jaspers que la solidarité était ce qui de l'humain était métaphysique - chacun se trouve co-responsable de toute injustice et de tout mal commis en sa présence, ou sans qu’il les ignore - et combien tout manquement à cette solidarité était déjà le début d'un crime contre l'humain. Telle qu'entendue dans la devise républicaine ou ici chez Morin, fraternité suggère que les liens dépassent ceux, usuels de la fratrie, de la famille, des gènes. Est une affaire d'élection et relève de ce qu'autrefois on nommait, par opposition à nature, culture. Cette opposition, on le sait, ne tient plus, l'une et l'autre s'interpénétrant à l'infini au point qu'il soit difficile de distinguer entre les deux. Est une affaire de construction, donc, oui, de socialité. De volonté, donc.

Ce qu'elle dit de moins que solidarité ? Le rapport nécessaire au monde. Elle n'engage que les relations entre les hommes, ne fustige que leur violence quand en réalité, l'urgence des périls nous amène à considérer que la solidarité implique aussi le rapport avec le monde et l'urgence de réduire autant que faire se veut la violence que nous lui infligeons ; car la solidarité dit l'être. Cette conscience est sans doute nouvelle - en tout cas avec cette acuité. Suggérée avec le tableau de Goya, elle est désormais criante : la négligence du monde

Il y a un tableau de Goya, Duel à coups de gourdin, qui l'explique très bien. On y voit deux hommes se battre avec des bâtons. De ce jeu à deux, qui va sortir gagnant ? Quand Hegel met aux prises le maître et l'esclave, il donne le résultat de leur lutte (l'esclave devenant le maître du maître), mais il oublie de dire où se déroule la scène. Goya, qui est peintre, ne peut pas se permettre cet oubli, et il situe cette bagarre... dans les sables mouvants. A mesure que les deux hommes se tapent dessus, ils s'enfoncent ! Et voilà pourquoi le jeu à trois, aujourd'hui, devient indispensable. Serres

La solidarité - qui est étymologiquement ce qui fait l'être demeurer solide, d'un seul tenant, dit l'impérieuse nécessité de réintégrer le monde dans le réseau de nos relations. Ce que fraternité ne dit pas.

Demeure, ce qui est l'essentiel, la conscience à prendre et ne plus omettre, la conscience qui nous oblige en tout cas, que ce qui d'entre nous ou avec le monde se noue est d'une fragilité insigne qu'il faudra à jamais préserver et peaufiner.

Je ne suis pas certain que nous parvenions jamais à retrouver cette vision profondément pessimiste qu'eurent les grecs … ni d'ailleurs que nous le devions. Mais l'optimisme béat n'est pas de mise. L'âge d'or a cessé d'être devant nous. Manifestement nous allons vers les catastrophes avec une invraisemblable désinvolture : sans doute ne parvenons-nous même pas à croire au pire. Pourtant si ma génération eut l'heur de ne pas vivre de gros désastres elle est pourtant fille de toutes les destructions antérieures mais n'en a tiré aucune leçon. Pas même d'humilité.

C'est pourtant ceci que je retiens de l'oasis ; de la leçon grecque ; de l'insolent entregent de Morin qui, malgré son âge ne baisse pas les bras. Nous n'allons pas vers un progrès qui voguerait avec fate nécessité ; nous avançons au gré de nos incertitudes, chaos avec la seule assurance que le plus grand danger c'est nous-mêmes, notre inclination à la démesure ; que notre seul devoir est d'y résister. J'ignore si c'est là sagesse ou la seule révolte que le grand âge autorise encore.

J'aime assez que les révoltes soient intérieures : ce sont peut-être les seules encore à notre portée.