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Oui et toi ?

mais celui qui n’a rien se verra enlever même ce qu’il a
Mt 25,22

Curieuse conclusion de cette parabole des talents qui aura suscité maintes controverses et semble à première vue aller tellement à l'encontre des préceptes habituels du message chrétien. Pardi ! enlever à qui n'a rien le peu qu'il avait ! Mais qui me vient à l'esprit s'agissant des temps restants et de cette question posée à propos de ma retraite si proche.

Homme qu'as-tu fait de ton talent ? la question me hante depuis toujours, je crois. C'est qu'il est si difficile et si long de faire un homme. Presque autant que de le détruire : Primo Levi l'avait compris.

Songeons seulement au temps qu'il faut pour nous former où nous sommes uniquement préoccupés de nous-mêmes - est-il plus egocentré que l'enfance et l'adolescence ? Regardons en face cette longue phase où, adultes, nous nous piquons de faire des choses importantes, où en réalité nous nous astreignons besogneusement à des objectifs bien conventionnels - tout au mieux nous nous y assurons de l'aisance matérielle des nôtres et souvent de nous - leur - constituer un patrimoine. Ce que la doxa nomme assumer ses responsabilités. Mais quoi nous préoccuper de notre famille c'est encore ne se soucier que de soi. Pour cet effort illusoire, on se retrouve, au crépuscule, avec une maison ou un appartement, quelques autres biens peut-être, savamment accumulés, des enfants partis ; un conjoint qu'on a oublié, qui est parti lui aussi ou à qui on s'est tellement habitué que ceci revient au même … On aura beau tenter de l'esquiver, la question obsédante, maussade bien plus qu'inquiétante, de la valeur de tout ceci. Tout ça pour si peu ?

Homme, qu'as-tu fait de ton talent ?

Tout dans l'existence serait-il piégeux qui nous détournerait ainsi constamment de l'autre pour nous laisser patauger dans la délectation de nous-mêmes ?

Qu'on ne se méprenne pas ! je ne veux pas, avec l'âge, contrefaire le sage qui, se retirant du monde, en viendrait à mépriser les délices terrestres et professer une stoïcisme hautain ou un monachisme contrit. J'en suis loin. Mais je sais désormais n'avoir plus d'excuses, en tout cas pas encore celles d'un corps débilitant mais déjà plus celle d'un quotidien surabondamment envahi d'activités professionnelles.

Dans la parabole des talents, je m'étonne de l'interprétation moderne qui fait de ce texte une apologie de la finance et du maître un rentier, de surcroît injuste, puisqu'il rejette celui qui s'est contenté simplement de rendre ce qui lui a été confié. Je la crois inepte et joyeusement anachronique. J'entends ce que Chrysostome signifie par talent :

tout ce par quoi chacun peut contribuer à l'avantage de son frère, soit en le soutenant de son autorité, soit en l'aidant de son argent, soit en l'assistant de ses conseils par un échange fructueux de parole, soit en lui rendant tous les autres services qu'on est capable de lui rendre. » Il ajoute : « Rien n'est si agréable à Dieu que de sacrifier sa vie à l'utilité publique de tous ses frères. C'est pour cela que Dieu nous a honorés de la raison… *

J'aime assez que talent eût d'abord été une monnaie mais surtout une unité de mesure - de τάλαντον signifiant étalon mais d'abord plateau de la balance. Il est critère, repère par quoi évaluer ; modèle de poids ou de mesure. Le terme appartient ainsi à la même aire sémantique que valeur. Evaluer, juger c'est comparer ce qu'il y a dans un plateau à un modèle qui se trouve dans l'autre. Est-ce d'ailleurs tellement un hasard que la justice se symbolisât par une balance ?

Nous voici face à un critère, à ce petit tamis qui permet de faire le tri mais qui, en même temps constitue la croisée des destins. Une crise au sens grec du terme qui fait à la fois la transition vers un ailleurs et la critique - et ainsi le jugement.

Ce que j'aime à retenir dans cette parabole c'est justement ceci : que nous ne soyons pas propriétaires ni même les instigateurs des dispositions, aptitudes ou habiletés dont nous faisons montre ; que, tout au plus, nous les pouvons développer et mettre en scène sans véritablement nous en devoir flatter.

J'aime l'idée, non d'un don, encore moins d'une vocation ; mais d'un prêt. Rien ne nous appartient et ce que nous sommes, de si fragile et provisoire, ne vaut que de parvenir à le mettre au service de l'être ; de l'autre. S'honorer de ses dispositions ou prédispositions, voire s'en flatter ne saurait conduire qu'à la vanité ou à l'orgueil. Tout au plus pouvons-nous les mettre en œuvre, en acte : ceci invariablement engage ainsi l'autre ; le monde.

Voici pourquoi le troisième est un mauvais serviteur : dans la crainte qu'il nourrit de son maître, il a pensé d'abord à lui, à se protéger et non à la mission qui lui fut confiée. Ce qui le disqualifie c'est sans doute moins de n'avoir pas fait fructifier son dépôt que de s'en préoccuper après son propre destin. Dans les textes bibliques, la défaillance se joue toujours dans ce déplacement insidieux où le moyen s'érige en fin. La malignité tient donc bien en ceci : dans cette intention, parfois piteusement pleutre parfois insidieusement égocentrique, qui ne vise que soi, ses propres intérêts.

Chrysostome a raison et la question homme, qu'as-tu fait de ton talent se reformule ainsi en qu'as-tu fait pour l'autre ; pour le monde ?

S'il est bien un espace où nous sommes égaux, où nul n'est plus riche qu'un autre c'est bien celui-ci. Dans cette capacité que nous possédons d'accueillir l'autre et de nous soucier de lui quelque soit la manière dont nous pouvons le manifester. C'est ceci que signifie le Aime ton prochain comme toi-même présenté comme le commandement suprême équivalent à l'amour à porter à Dieu :

Jésus lui répondit: Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme, et de toute ta pensée.
C'est le premier et le plus grand commandement.
Et voici le second, qui lui est semblable: Tu aimeras ton prochain comme toi-même.… Mt, 22,37-38

Comment s'étonner alors que l'on présente le talent comme une grâce ? celle qui vous est faite et qu'il faut rendre. Mais rendre grâce ne signifie pas restituer ce qui vous fut donné ou prêter, c'est être reconnaissant, remercier et il ne saurait être d'autre façon de le faire que de faire vivre ce talent, de l'exercer, de l'adresser ainsi à l'autre. Mais ici comme ailleurs c'est toujours d'ἀγάπη dont il s'agit, traduit souvent par charité mais aussi par grâce mais encore par amour. Il ne me semble pas terme plus riche de sens - et parfois de contresens - que celui-ci qui me paraît réumer la quintessence du message christique. Il me semble même faire partie des principes conditionnant tout code moral avec solidarité et réciprocité. D'un principe qui confère sa couleur à l'âme et donne une dignité à l'acte.

Le talent importe donc moins que le principe qui l'enclenche. Celui sans quoi Paul déclare n'être rien.

 

Ce pourquoi je ne parviens pas tout à fait à esquiver la question Et toi, ta retraite ?

Je veux mettre de côté la question personnelle : je ne doute pas la transition délicate vers une période qui ne sera plus ponctuée de l'extérieur par les contraintes professionnelles ou sociales. Mais les transitions sont faites pour être traversées et si épreuve il devait y avoir j'y devine au moins l'occasion de s'y tremper et de s'assurer de la cohérence des projets. Non ce qui me taraude c'est, dépouillé de toutes les excuses, valables, légitimes ou non, ce que demain je pourrai offrir dont l'autre serait le récipiendaire autant que la signification.

Je n'ai jamais cru aux vertus de l'abnégation : il n'est pas de geste qui n'eût d'auteur ni d'acte qui fût totalement gratuit. Il n'a d'ailleurs pas à l'être. Le don n'est pas aliénation mais offertoire : que vaudrait geste consumant son auteur. Il n'est pas renoncement mais transmission. Je ne cherche pas à agir au dehors de mes compétences ni plus à souffrir qu'à me sacrifier car c'est de tout autre chose que de sublimation de violence dont il s'agit. Mais me méfie tout autant des actes trop confortables … car il n'est de don que de ce qui se transmet et toute main tendue est offrande.

Se mettre en danger ? Au moins ne pas se satisfaire des habitudes. Or cela a lieu chaque fois que c'est dans l'unité de son être que l'on s'engage : gommer autant que faire se peut les distorsions encore subsistantes entre cœur, âme et pensée. Le texte implique καρδίᾳ, ψυχῇ  et διανοίᾳ

Le talent c'est ceci sans doute : concilier ces trois versants de l'être.

S'y affairer …


 

Paul, 1e Epître aux Corinthiens, 13.1

13.1

Ἐὰν ταῖς γλώσσαις τῶν ἀνθρώπων λαλῶ καὶ τῶν ἀγγέλων, ἀγάπην δὲ μὴ ἔχω, γέγονα χαλκὸς ἠχῶν ἢ κύμβαλον ἀλαλάζον

Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n'ai point la charité, je suis un airain qui résonne, ou une cymbale qui retentit.

13.2

Καὶ ἐὰν ἔχω προφητείαν, καὶ εἰδῶ τὰ μυστήρια πάντα καὶ πᾶσαν τὴν γνῶσιν, καὶ ἐὰν ἔχω πᾶσαν τὴν πίστιν, ὥστε ὄρη μεθιστάνειν, ἀγάπην δὲ μὴ ἔχω, οὐθέν εἰμι.

Et quand j'aurais la prophétie, et que je connaîtrais tous les mystères, et toute la science ; et quand j'aurais toute la foi, jusqu'à transporter les montagnes, si je n'ai point la charité, je ne suis rien.

13.3

Καὶ ἐὰν ψωμίσω πάντα τὰ ὑπάρχοντά μου, καὶ ἐὰν παραδῶ τὸ σῶμά μου ἵνα καυθήσωμαι, ἀγάπην δὲ μὴ ἔχω, οὐδὲν ὠφελοῦμαι.

Et quand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture des pauvres, et que je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n'ai point la charité, cela ne me sert de rien.

13.4

Ἡ ἀγάπη μακροθυμεῖ, χρηστεύεται: ἡ ἀγάπη οὐ ζηλοῖ: ἡ ἀγάπη οὐ περπερεύεται, οὐ φυσιοῦται,

La charité use de patience ; elle use de bonté ; la charité n'est point envieuse ; la charité ne se vante point ; elle ne s'enfle point ;

13.5

οὐκ ἀσχημονεῖ, οὐ ζητεῖ τὰ ἑαυτῆς, οὐ παροξύνεται, οὐ λογίζεται τὸ κακόν,

elle n'agit point malhonnêtement, elle ne cherche point son intérêt ; elle ne s'irrite point ; elle ne pense point le mal

13.6

οὐ χαίρει ἐπὶ τῇ ἀδικίᾳ, συγχαίρει δὲ τῇ ἀληθείᾳ,

elle ne se réjouit point de l'injustice ; mais elle se réjouit avec la vérité.

13.7

πάντα στέγει, πάντα πιστεύει, πάντα ἐλπίζει, πάντα ὑπομένει.

Elle excuse tout, elle croit tout, elle espère tout, elle endure tout.

13.8

Ἡ ἀγάπη οὐδέποτε ἐκπίπτει: εἴτε δὲ προφητεῖαι, καταργηθήσονται: εἴτε γλῶσσαι, παύσονται: εἴτε γνῶσις, καταργηθήσεται.

La charité ne périt jamais. Soit les prophéties, elles seront abolies ; soit les langues, elles cesseront ; soit la connaissance, elle sera abolie.

13.9

Ἐκ μέρους δὲ γινώσκομεν, καὶ ἐκ μέρους προφητεύομεν:

Car nous connaissons en partie, et nous prophétisons en partie ;

13.10

ὅταν δὲ ἔλθῃ τὸ τέλειον, τότε τὸ ἐκ μέρους καταργηθήσεται

mais quand la perfection sera venue, ce qui est en partie sera aboli.

13.11

Ὅτε ἤμην νήπιος, ὡς (N ὡς νήπιος ἐλάλουν → ἐλάλουν ὡς νήπιος) νήπιος ἐλάλουν, ὡς νήπιος ἐφρόνουν, ὡς νήπιος ἐλογιζόμην: ὅτε δὲ γέγονα ἀνήρ, κατήργηκα τὰ τοῦ νηπίου.

Quand j'étais enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant ; mais lorsque je suis devenu homme, j'ai aboli ce qui était de l'enfant.

13.12

Βλέπομεν γὰρ ἄρτι δι’ ἐσόπτρου ἐν αἰνίγματι, τότε δὲ πρόσωπον πρὸς πρόσωπον: ἄρτι γινώσκω ἐκ μέρους, τότε δὲ ἐπιγνώσομαι καθὼς καὶ ἐπεγνώσθην.

Car maintenant nous voyons dans un miroir, obscurément, mais alors nous verrons face à face ; maintenant je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme j'ai été aussi connu.

13.13

Νυνὶ δὲ μένει πίστις, ἐλπίς, ἀγάπη, τὰ τρία ταῦτα: μείζων δὲ τούτων ἡ ἀγάπη.

Maintenant donc ces trois choses demeurent : la foi, l'espérance et la charité ; mais la plus grande est la charité.