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4) Ecouter sereinement, presque religieusement, le chant du monde

 

1 Que signifie achever ? 2 le presque rien des terminaisons 3 l'épuisement de l'être 4 écouter le chant du monde suivant

 

 

Il faut revenir à ce récit des augures : il n'est de récit ancien qui ne débute par un vol d'oiseau porteur de signal divin ; de consécration par survol de colombe dispensant sa grâce ; ou de comètes traçant dans la nuit le chemin vers la promesse accomplie. Notre humanité surgit toujours des interstices dessinées par les anfractuosités du monde : les anges passent moins que le sens. Il suffit d'écouter. Nos routes ne s'achèvent pourtant pas sitôt les migrateurs passés mais parfois nous oublions de lever les yeux au ciel et ce ne sont plus seulement les signes qu'alors nous désapprenons de décrypter ; mais les dieux que nous cessons d'entendre.

Le monde nous parle et qu'importe si ce sont les dieux qui s'adressent à nous par son entremise ou simplement notre entêtement à vouloir débusquer du sens à tout ce qui nous approche.

Là serait le seul terme - radical : que le monde cesse de nous regarder et de nous parler.

Si augures et achèvement sont les deux bornes de l'être et qu'il soit vrai qu'ils se rejoignissent à la fin en cette boucle qu'on nomme l'être, alors il n'est pas improbable que l'un fût l'avers de l'autre.

Au aurores c'est nous qui scrutons le ciel ; au crépuscule n'est-ce pas au contraire le soleil couchant qui nous épie ? Au soir couchant, invariablement des abysses de notre mémoire remontent ces vieux récits qui à la fois enchantèrent et effrayèrent notre enfance. Où quelqu'un l'archange ou un autre nous jauge, pèse et laisse passer ou non. Bien sûr, l'image est naïve et si sottement rattachée à ces vieilleries théologiques qu'à l'instar de l'enfer, du paradis et du purgatoire nous avons rejetées dans l'arrière-cour des accessoires inutiles et dépareillés. Pourtant disent-elles autre chose que Sartre quand il énonce que les morts sont la proie des vivants ? Au soir tombé quand l'oiseau de Minerve est supposé s'envoler, quand advient le moment de la réflexion et du jugement, comment ne pas se demander ce que demain le monde gardera de nous ; l'image que nous laisserons auprès de nos proches.

L'inscription qui sera faite de nous dans le grand livre de la vie. Voici ce que veut dire être regardé par le monde.

Je ne sais ce qui serait pire : une inscription détestable ou pas d'inscription du tout. Que le monde cesse de nous regarder. Et les dieux de s'intéresser à nous.

Je sais, pour l'avoir entendu évoqué par certains rescapés, le désarroi absolu ressenti à l'idée qu'au moment le plus fort de la destruction Dieu eût détourné le regard et laissé l'humanité seule face à elle-même et ses démons. C'est ceci qui nous fait le plus peur et que nous récusons de mille et une manière, chacun la nôtre, tentant ici de laisser une trace, une œuvre, un témoignage non tant pour quérir l'éternité que pour conserver quelque lueur à notre mémoire.

Exister est faix qui s'impose à nous mais ne saurait avoir d'autre sens que celui que nous parvenons à lui donner ; autre que celui surgissant du dialogue nourri avec le monde. On peut toujours se gausser de l'absurde à quoi nous sommes condamnés et exciper de notre angoisse pour vaquer ailleurs ; nous vautrer dans le vulgaire ou nous acharner à embellir le monde, il reste ceci que le monde témoigne de nous, porte en sa chair, en sa terre, les marques, griffures et blessures que nous lui infligeons.

As-tu augmenté le monde ? ou l'as-tu seulement empesé de tes balourdises, vaines obsessions et délétères convoitises ? De quelle pesanteur es-tu coupable ? de quelle grâce fus-tu incapable ? La langue le dit : témoigner c'est être martyr. C'est en tout cas commencer à laisser s'achever les choses et en accepter l'augure que de se poser la question.

C'est celle du jugement à défaut de celle de la sagesse.

Accomplir : au contraire de l'épuisement, la plénitude.

Tout est accompli : c'est bien l'une des sept paroles prononcées - l'avant dernière .

Expression fréquente dans le Nouveau Testament où il importe que le Message porté soit à la fois entendu comme radicalement nouveau sans cesser jamais de demeurer la réalisation de ce qui fut annoncé ; de la promesse.

Je ne suis pas venu pour abolir mais pour accomplir (Mt, 5, 17)

Même si c'est ici un autre verbe qui est utilisé - πληρῶσαι·qui a plutôt le sens de remplir, de compléter ou, s'agissant du temps, d'accomplir c'est-à-dire de réaliser, on retrouve le même sens que dans τελεω - réaliser, s'acquitter, amener à achèvement. Idée que l'on retrouve dans le vollbracht utilisé ici dans la Passion selon St Jean.

 

Ὅτε οὖν ἔλαβεν τὸ ὄξος ὁ (N ὁ → [ὁ]) Ἰησοῦς, εἶπεν, Τετέλεσται: καὶ κλίνας τὴν κεφαλήν, παρέδωκεν τὸ πνεῦμα. Lors donc que Jésus eut pris le vinaigre, il dit : Tout est accompli. Et baissant la tête, il rendit l'esprit. Jn, 19, 30

Que voulait-il dire ici en affirmant l'accomplissement ? Qu'il lui importait d'aller jusqu'au bout de sa mission ? de faire la volonté du Père et non la sienne propre ? ou au contraire que tout avaitété prévu, dès les origines et que cette mise à mort même fît partie des volontés divines ? C'est ici tout l'enjeu, ambigu, de l'interprétation chrétienne de la Passion qui ne saurait être un moment du salut sans avoir été sinon voulu en tout cas accepté et intégré ainsi aux plans de la miséricorde divine. A moins d'entendre la Passion comme un échec, la mise à mort comme une incroyable rebuffade et cet accomplissement comme une coupe désormais pleine puisque tout ce qui a pu être fait aura été tenté. Mission ratée mais accomplie, en somme.

Accomplir, ainsi, n'est pas seulement achever ou mettre un terme à quelque chose c'est le parachever, l'amener à la plénitude sinon à la perfection. Bien sûr, dira-t-on, l'idée même d'accomplissement ainsi entendu télescope absolument l'idée de liberté puisque laisse entendre qu'il ne puisse y avoir de chemin autre que celui qui fût tracé dès les origines ni de destination autre que celle prescrite de toute éternité. Voici bel et bon essentialisme qui eût fait frémir Sartre mais est-ce bien ainsi qu'il faut l'entendre ?

Reprenons ! Veut-on prétendre que tout soit terminé et qu'il nous faille demain poser nos plumes et pinceaux, éteindre nos désirs, fermer la porte à double tour ? je l'ai écrit : je ne crois pas que rien se termine jamais ou que quelque chose de cette petite musique intérieure que nous nous entêtons à distiller et faire entendre s'éteigne jamais. Mais c'est, sans prétention mais à l'imitation du messager, de l'ange, aller jusqu'au bout de ce que l'on peut encore. C'est aller au terme, non pas absolu, mais de ce qui est possible, de ce qui vous est possible. N'est-ce pas exactement ce que suggère M Conche qui, considérant son dernier ouvrage, son Héraclite comme il dit, et estimant qu'il ne pourrait sans doute pas mieux faire, se demande s'il ne serait pas temps d'arrêter les frais.

J'aime assez, chez lui, ce double regard à la fois sans illusion mais délicieusement assuré de lui-même qui est posé sur son âge et son œuvre : accomplir c'est cela même. Aller au bout des choses. J'aime assez qu'un des sens grecs soit justement de s'acquitter comme on le ferait d'une dette ou d'un serment qu'il faille honorer. J'ai longtemps cru que, pour notre bonheur, la perfection était inaccessible réenclenchant ainsi sempiternellement la mécanique du désir et de la vie. Je le crois toujours. La perfection, certes, est hors de portée, mais pas le parachevé ; pas l'accompli. Il y a quelque chose de triste sans doute dans la vieillerie qui relève du dénuement contraint et, bientôt, des forces débilitantes. Mais une puissance extraordinaire que plus rien ne peut plus contraindre : passé un certain âge, on n'a décidément plus rien à perdre ; les jeux sont faits et les destins noués. Il y a donc tout à gagner. Tout redevient possible qu'il faut tenter jusqu'à épuisement. Celui-ci se croit en éternité en ses livres. Eh ! pourquoi pas ? en serait presque à se joliment plaindre de n'avoir eu que 95 ans ! Il a raison.

Autre manière de dire la parabole du talent ! Où se joue ce qu'exister signifie, implique ; impose. Évoquer notre existence, comme je le faisais tout-à-l'heure, ainsi qu'un embarcadère jonché de cadavres ou une aventure grevée de trahisons peut sembler abusif ou inutilement pathétique. C'est pourtant de ce constat d'une triste affaire à nous imposée, dont nous ne sommes maîtres ni du début ni de la fin, qui n'a aucun sens, d'autre en tout cas que celui que nous voulons bien ou pouvons lui donner, c'est de cette cruelle évidence qu'il faut brousser chemin. Comme d'un legs qu'on nous fit et qu'il faudra bien restituer, fructifié de préférence. Comme d'un serment qu'on prêta autrefois et que, sous peine d'inauthenticité, il faudra bien honorer.

Je sais bien la question naïve qui demeure néanmoins incontournable. Comment rendre cette existence supportable ? Échapper à la chose, à la réification ; à la mauvaise foi. J'ai toujours aimé ce passage de Sartre pour ce qu'il nous obligeait à nous considérer nous-mêmes comme des œuvres ; à nous inventer ; à nous augmenter parce que précisément nous ne nous réduisions ni à notre condition matérielle ni à nos héritages culturels. J'ai toujours aimé ce passage de la lettre aux Galates pour le refus qu'elle suppose de confondre identité et appartenance ; j'ai toujours aimé ce passage de Bataille pour avoir vu combien l'homme est l'être d'un double refus.

Qu'avons-nous fait de notre talent ? On peut parader à l'envi ou verser dans le sarcasme facile, je sais que sans forfanterie, l'on cède toujours à la question ; d'autant plus volontiers que l'on s'approche du terme. On a fait des enfants et ce reste grande joie de les savoir mais leurs vies n'emplissent plus la nôtre depuis longtemps. On a fondé une famille, comme on dit, mais quand bien même leurs fondations n'eussent pas déjà cédé, au mieux elle ne ressemble plus en rien à ce qu'elle fut autrefois ou qu'on la rêva d'être. On a exercé un métier qui au mieux vous plut ; au pire vous aliéna ; que de toute manière l'on est condamné à abandonner. On a amassé au gré des circonstances quelques biens ou quelque fortune mais ceci compte pour si peu. On se regarde et le chemin parcouru et le temps passé ou perdu … Comment ne pas se demander si l'on n'a pas par mégarde perdu ce trésor qu'on vous avait confié ; cet enthousiasme qui faisait votre force ; ou, pire, encore trahi cet idéal qui vous chevillait au corps ?

Alors oui, prendre le parti, sinon de l'artiste, du moins de l'artisan et se souvenir que le coupe-papier n'est tel que parce que conçu préalablement, par un ingénieur, un artisan, un rêveur peut-être même. Celui-ci a enrichi la matière en lui conférant une forme, une idée. Il l'a augmentée. Il est pour cela auteur. Alors oui, ne jamais omettre que nous ne pouvons faire autrement pour nous-mêmes que d'ainsi nous augmenter ; inlassablement ; avec l'énergie de l'espoir. Telle est la leçon de Conche et qu'il ait pu la tenir mieux encore du fait de son heureuse longévité lui donne du piment mais ne change réellement rien à l'affaire.

Rien ne s'arrête jamais que nous ne le voulussions ! rien que ceci que nous aurions abandonné, négligé ; cessé de désirer ; rien que ceci à quoi nous aurions renoncé.

Je ne connais en conséquence qu'une fin - si elle est possible : l'anémie du désir ; la langueur du cœur. A l'approche du soir, tout subitement vous paraît indifférent. Voici le piège de la mélancolie. Les vieux chrétiens avaient un mot pour cela : l'acédie. Parce qu'elle ronge tant le désir des choses que celui des êtres jusqu'à l’Être lui-même. Jusqu'au souvenir du désir …

C'est à ce moment que débute la terminaison. Que personne ne vienne plus vous en extirper, ni propre ni prochain ; ni espérance ni émotion ; que nulle voix ne vous interpelle plus et que même Dieu eût définitivement tourné le regard … alors oui ! Ceci est fin.

Mais je n'ose imaginer une telle noirceur ! une telle victoire des ténèbres. Ne le peux ni ne le veux. Ne le dois surtout.