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3) L'épuisement de l'être

1 Que signifie achever ? 2 le presque rien des terminaisons 3 l'épuisement de l'être 4 écouter le chant du monde  

 

 

Quand donc tout ceci a-t-il bien pu commencer de s'achever ?

Celui que l'on quitte se retrouve seul mais celui qui quitte l'autre, même s'il le fait pour retrouver un tiers, laisse tant derrière lui qu'à sa manière, lui aussi demeure seul.

Je regarde ma vie s'écouler et j'y entrevois des phases se découper et quand bien même les frontières qui les séparent sont floues et vraisemblablement définies a posteriori, elles demeurent claires : le temps de l'enfance ; l'interstice trouble de l'adolescence qui n'a d'autre souffrance que de vous faire passer d'une rive à l'autre ; celui, adulte de la maturité ; celui, enfin qui se profile, fier et menaçant, de la vieillesse. Je réalise que chacune de ces phases se sera soldé par un abandon. Abandon de la mère d'abord et de toute cette part d'enfance qu'elle symbolise, qui remontera bien plus tard des abysses mais que l'on engloutit si avidement ; de ses illusions, espérances et vanités ensuite ; de ses amours parfois, volontairement ou non ; de ses puissances, vertus et capacités qui se dérobent une à une comme pelures d'oignon … Cet embarcadère-là est jonché de cadavres et la traversée pour se nommer vie ressemble bien souvent à un enfer ! D'entre ceux que nous négligeons et ceux que nous oublions, ceux qui font de même avec nous, notre route est une bien troublante odyssée sur fond d'une Leçon de Ténèbres. Mais en même temps que d'écrire ceci, avouer pourtant ne pas y croire totalement … La route pour difficile qu'elle soit, pour douloureuse qu'elle nous surprenne d'être parfois, n'en est pas moins inéluctable, désirable ça et là, joyeuse aussi ; émouvante et roborative … ceci seul qui nous préserve de ce rien que nous ne savons ni admettre ni concevoir.

Mais l'oubli enfin qui nous rend tolérable cet entassement obscène de négligences, de trahisons ; cette tragique fatalité qui nous contraint à devenir injuste pour seulement survivre.

περὶ δὲ τὴν ἐνάτην ὥραν ἀνεβόησεν ὁ Ἰησοῦς φωνῇ μεγάλῃ, λέγων, Ἠλί, Ἠλί, λιμὰ σαβαχθανί; Τοῦτ’ ἔστιν, Θεέ μου, Θεέ μου, ἵνα τί με ἐγκατέλιπες;
Et environ la neuvième heure, Jésus s'écria d'une voix forte, disant : Eli, Eli, lamma sabachthani ? C'est-à-dire : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?
Mt, 27, 46

Même le Christ ! Des sept paroles prononcées sur la croix, celle-ci est la plus troublante. La dernière, bien sûr ; prononcée d'une voix forte mais un cri d'effroi, de plainte plus que de reproche qu'on n'eût pas supposée de la part du divin, assuré de lui-même et de son retour prochain au Père. Je ne veux retenir aucune des interprétations avancées qui me parurent toutes rabaisser le divin et, d'une piteuse vanité, hausser l'humain jusqu'à l'enflure. Ce n'est au reste pas la dimension théologique qui intéresse ici. Sachant qu'il ne saurait se concevoir nul écart, divergence ou opposition entre Père et Fils ; que par ailleurs ce dernier à maintes reprises énonça être venu pour accomplir et non abolir ; qu'enfin il serait inconcevable que la promesse faite de si longtemps et répétée encore en Malachie, que la Loi donnée et l'Alliance nouée et à maintes reprises renouvelée, se solda par une désertion en rase campagne.

Tout dans ce récit participe du lien …que vient faire ici l'abandon qui participe du délitement ?

Voici en réalité affaire de passage, de transition : dans cette eschatologique mission où l'Envoyé du divin est assigné de combattre le diable, par où il dut s’aguerrir et tremper ses forces pour savoir résister en milieu hostile, le Christ n'est en cet instant précis où il va rendre l'âme, plus protégé par rien … même plus par ce corps épuisé souffrances et de meurtrissures. Dans le désert il avait pu tout affronter ; ici plus rien ne sert de rempart. Tout à l'heure quand il aura quitté son enveloppe matérielle il pourra à nouveau resplendir de sa divine puissance et de sa lumière consumer les moindres manigances diaboliques mais pour l'instant il demeure démuni.

Ici non plus rien de définitif : évidemment la mort n'est qu'un passage. Demain, il réapparaîtra dans sa splendeur demeurée intacte. Voici qui aide à comprendre. Non il n'est peut-être jamais de fin - au sens en tout cas où nous l'entendons - pas plus au demeurant qu'il n'est de début radical. Ne demeurent que transitions, transactions ; passages et pèlerinages.

Nul ne termine jamais rien mais se contente de partir. Et s'il s'inquiète c'est de ne pas savoir de quel bagage s'encombrer. Qu'il se rassure : il en portera toujours trop.

L'impétueux et intrépide adolescent trop anxieux qu'on lui dispute la place qu'il convoite et la reconnaissance nécessaire, s’ébroue, se précipite et manque souvent de chuter. A l'autre extrême, on se retourne pour mesurer le chemin parcouru et les places occupées qui attisent ambitions et convoitises. Ici on ne vous attend plus ; là pas encore ! Exister c'est expirer entre ces deux bornes également désagréables mais bien plus engageantes que l'illusoire plénitude qu'une pseudo-maturité vous laisse accroire. En réalité, de passage toujours, éternel voyageur, errant par prédilection ou par culpabilité, nous n'avons ni n'occupons nulle place et devrions nous réjouir de ne le pouvoir plutôt que de nous en lamenter. Partis depuis si longtemps, pour un si long voyage, ayant changé à de si nombreuses reprises d'attelage et croisé de si divers compagnons de route, nous nous savons devoir accoster un jour ici, mais devoir repartir invariablement car il n'est pour nous d'autre terre ici que provisoire où enterrer nos illusions et dépouilles.

comme il faudrait que tu t'aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation !
Nietzsche

Dès qu'un homme est né, il est assez vieux pour mourir affirmait Heidegger … Oui en réalité tout a commencé de s'achever dès le début comme si augures et funérailles n'étaient que les deux faces d'une identique tension, d'une peur semblable ; … du désir. Le poids le plus lourd, estimait Nietzsche ; pas si sûr ! Oh bien sûr il faudrait que nous fussions moins négligents et prissions au sérieux nos existences mais après tout n'y aurait-il pas quelque chose de roboratif à savoir que nos parcours n'eussent pas été de toute éternité de furtifs égarements ne pesant pas plus que plume au vent et ne laissant pas plus de traces que patte de colombe ?