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Créer … ne pas avoir honte et surtout ne pas tricher

Un documentaire ce soir sur la 3 consacré à Brel. C'est une rediffusion. Je lui avais consacré une page à ce moment.

L'art du documentaire me plaît assez : ravauder une histoire - celle d'un homme ou d'un événement - avec des bribes d'archives, plus ou moins fertiles ou cohérentes et tenter de les faire entrer dans la logique de sa démonstration, quand bien même elles eussent été enregistrées pour d'autres ambitions ou démonstrations, a quelque chose de l'agilité, parfois de l'escroquerie ; de la récréation en tout cas.

Et puis, ce qui m'a frappé aujourd'hui ces passages où l'homme parle de son art où je retrouve la même métaphore artisanale que chez Mauriac, Serres, ou Conche.

L'art, une affaire de corps, de geste … et pourtant non ! Puisqu'il évoque la nécessité de se débarrasser de son corps quand il écrit

Lui rabote sa planche

 

Qui n'a écrit sur le sujet ? ce n'est pas le mystère de la création qui m'intéresse ici ; ni plus sa nécessité que sa contingence ; ni plus sa fragilité que même son irrésistible emportement. Mais le geste.

En un autre sens, la cause est la forme et le modèle des choses, c'est-à-dire leur raison d'être, qui fait qu'elles sont ce qu'elles sont, avec toutes les variétés de genres que les choses présentent. Par exemple, la raison d'être de l'octave c'est le rapport de deux à un ; et d'une manière générale, c'est le nombre, avec les parties différentes qui composent le rapport.
Aristote

Le rabot est outil ancien apparu dès l'âge de fer : plus récent, certes, que le métier à tisser, il appartient néanmoins à ces outils qui esquissent ces gestes simples et répétitifs qui firent l'essence de la technique, ces gestes si anciens qu'ils nous semblent presque innés. Des gestes de la main qui d'une matière brute, informelle ou mal dégrossie dessinent courbes, rainures et moulures. La théorie des quatre causes d'Aristote se formula peut-être à partir du geste du menuisier car, oui, la technique est mise en forme ; est, à proprement parler in-formation.

Notre rapport si ambigu à la geste créatrice vient peut-être de là : la matière est virtuelle, ne passerait à l'acte, ne serait actuelle que sous l'impulsion de la forme, de l'idée. Le privilège accordé à l'abstrait, à la pensée de l'acte trouve-t-il ici son origine ou bien cette théorie est-elle déjà l'effet de ce primat ? Comment savoir ? Disons, en tout cas, que le créationnisme judéo-chrétien ne fit qu'amplifier la chose.

Ce qui rend d'autant plus émouvante cette prédisposition de l'artiste ou de l'intellectuel à souligner combien son œuvre est affaire d'artisanat. Nos outils ont toujours été le prolongement de nos mains ; ils le sont désormais aussi de notre imagination, de notre mémoire et tendent parfois sans que nous en prissions compte à se substituer à nous. L'intelligence même se pique d'être artificielle ! soit ! C'est au reste affaire de fiction que ce grand phantasme d'une humanité détrônée par ses propres créations. De Frankenstein à 2001 Odyssée de l'espace … Que ici ou ailleurs - chez les managers, experts en tout genre, dans le monde de l'entreprise la tendance y est très forte sinon hégémonique - il y ait fascination aveugle devant les prouesses des techniques et les avancées scientifiques m'étonnera toujours parce que même, professionnellement, si on se trouve embarqué dans une logique de l'efficacité, je m'étonnerai toujours qu'on se réjouisse de se voir progressivement supplanté par la machine même si l'on peut toujours se consoler en se disant que ce fût la part la plus intéressante qui nous échût encore. Cette passion trouble à se laisser détrôner se retrouve d'ailleurs jusque dans ces théories biologiques, psychologiques ou sociologiques outrageusement influencées par le pragmatisme anglo-saxon, cette étonnante satisfaction un peu veule à se croire entièrement déterminé par les circonstances, les gênes ou l'environnement, comme s'il n'y eût plus qu'à se laisser paresseusement entraîné par le flux ravageur m'indispose, où je vois la marque de l'époque - et ce en violent contraste avec l'affirmation rageuse de la liberté d'un existentialisme des années 60, par exemple.

Que l'on vît dans l'art la seule voie où l'humanité de l'homme eût encore droit de cité et de puissance ; qu'on y entendît la voix même de l'être a tout pour me réjouir.

Oui bien sûr il y a, dans tout ceci, du travail, de la sueur, de l'effort et parfois même de la souffrance - ces fameux 90% de transpiration pour 10 % d'inspiration de V Hugo - mais il y a plus, qui change tout, l'instrument en œuvre, la pauvre chose, de pâte matérielle contrefaite, en flux tout d'esprit enfiévré ; l'inerte en vivant. D'aucuns le nomment génie ; d'autres encore don : ce sont mots pour avouer simplement ce que l'on ne comprend pas. Brel dit miracle pour ce qui unirait idée de texte et de musique. C'est suggérer simplement que la création artistique ne s'enseigne, transmet ni ne répète où elle échappe au registre du savoir-faire pour entrer dans l'espace anguleux et mystérieux du sens.

Celui-ci prend des matériaux épars - arrachés souvent à l'enfance, ce n'est pas faux - mais ce peut être tout aussi bien au rêve ou à la réalité ; les combine, décompose ou recompose, parfois les deux en même temps. Mais ce qui importe c'est ce geste pétri d'intention et de sens ; ce tour de main qui ne cherche aucune utilité, efficacité ou performance, mais une émotion, une couleur, un regard ou une rencontre.

Où l'art s'installe de plain-pied en morale car il est affaire d'intention : Kant le dit pour le devoir ; on pourrait utiliser les mêmes termes et arguments pour l'art. L'objet importe peu, finalement. Il peut être joliment ciselé ou patiemment orné, rien n'y fera qu'il ne demeurât outil si l'on considère en lui cette finalité seulement, qu'en dehors de lui il autorise. Non, l'œuvre se veut regard, rencontre ; don. Si rien ne se donne qui excède toute mesure et déborde les bordures de l'objet ou le tempo de la mélodie, si rien ne s'offre, qui excède toute reconnaissance possible, alors rien ne vaut ni ne tient ; ne prévaut ni ne se maintient. Ce qui fait l'œuvre tient autant dans l'intention de l'artiste que dans le regard du spectateur ; du récipiendaire.

Le génie humain réside en ceci, en cette extraordinaire capacité à n'en pas rester à ce que l'objet impose qui est jeté là ci-contre mais à le métamorphoser par la seule puissance de nos intentions, désirs, volontés. Mais où cette puissance quitte les rives de la technique pour accoster du côté de l'être c'est en ce lieu fragile comme une presqu’île ou un isthme où l’impératif du besoin, de l'usage, de l'utilitaire cède le pas ; où pour quelques instants, précieux comme ces larmes que l'on écrase furtivement à la naissance de ses enfants, on oublie la pesanteur et la vulgarité ; on cède aux lueurs de la grâce.

Je ne reconnais, au fond, qu'une seule ligne de séparation : celle qui existe entre l'art de qualité et l'art sans qualité ! Mais, tandis que l'on trace maintenant des lignes de séparation entre juifs et non-juifs, même là où l'attitude politique des intéressés ne donne lieu à aucune objection, que ces traits sont tirés de façon théorique et implacable, on finit par oublier l'autre ligne de séparation, décisive, celle-là, entre la qualité et l'absence de qualité
W Furtwangler 11 avril 1933, Frankfurter Allgemeine Zeitung,

Il est de grandes œuvres ; d'autres moins ! Mais la première ligne de partage est entre ce qui relève de l'art et ce qui appartient au technique -quand bien même cette distinction est assez tardive. Je ne parviens pas à oublier cette curieuse mais détestable polémique avec Goebbels : insignifiante en elle-même, elle traduit néanmoins ce que toute instrumentalisation de l'art est dangereuse. Le grand chef d'orchestre wagnérien eut tort de demeurer en Allemagne et d'accepter de diriger sous des drapeaux à croix gammée - c'était là faire preuve de grande pusillanimité ; sur le fond, néanmoins il avait raison. L'art n'a rien à voir avec les circonstances, les événements même si son expression peut être amenée à les utiliser. Le Guernica de Picasso ne tient pas sa valeur de l'actualité, c'est tellement évident pour tout le monde. Ainsi, ce qui demeure troublant, reste de pouvoir faire du beau avec du laid. Autant dire que l'esthétique n'est pas affaire de ressemblance ou de reproduction du réel. Mais de regard ; de perspective ; de sens assigné. La représentation est étrangère à la reproduction : ceci vaut pour l'œuvre comme pour la langue.

« Je trouve que c'est mal élevé d'être exhibitionniste ;
que si on se met à tricher en plus, de l'erreur on passe à la faute »

Avoir quelque chose à dire ! je m'étais déjà interrogé sur cette expression que l'on utilise souvent pour justifier une vocation, une trajectoire, une mission que l'on s'attribue - parfois avec orgueilleuse prétention. On y précise rarement, soit dit en passant, ce quelque chose que l'on eût à dire. Peut-être vaut-il mieux. L'œuvre n'emprunte pas les sentiers de la vérité et de l'évidence ; se méfie des certitudes des potentats ou des ambitions des philosophes. Elle dit la peur du noir, l'effroi devant le sentier qui s'efface dans la brume ; l'angoisse d'être au monde ; l'inquiétude de se perdre mais celle tout aussi puissante de croire s'être trouvé. Tout ce qui, de vivant, en nous, se meut et nous meut.

L'œuvre ne dit jamais le monde mais ce dernier à l'aune d'un regard, d'une sensibilité, d'une émotion. Une perspective, une mise en scène : l'objectif dans la langue de la subjectivité. Et quoi ? La vie, simplement ! Car finalement, avons-nous jamais affaire à des abstractions, à des généralités ? Ne faisons pas le cuistre : la chose est tellement évidente depuis la Critique de la Raison Pure ; derechef ! Cette impossibilité à saisir jamais la chose en soi peut être envisagée tant du côté de l'objet que du sujet. Elle dit d'une part l'impossibilité pour nous d'atteindre jamais la connaissance absolue et définitive. Est-il nécessaire d'écrire tant mieux ! Elle dit aussi l'impossibilité pour nous de sortir de notre propre sensibilité. Nous rêvons d'absolu et d'universel. Mais c'est par le singulier que nous demeurons humains !

Dans ce délire de fatuité techniciste, dans l'impérialisme irrésistible des expertises, des certitudes, dans la victoire détestable des recettes qu'on cherche à nous vendre pour des idéologies d'avenir, je sais et y persiste, que seul l'art demeure la voie étroite de l'humain.

J'aurais sans doute aimé, et m'y suis parfois essayé, raconter des histoires plutôt que décortiquer des idées ou des concepts. Il me surprend de songer qu'une philosophie qui racontât des histoires est ce dont nous aurions le plus besoin, où Orphée, Panoptès, Baucis et Léto tinssent les rôles principaux, qui ont tant à nous dire même s'il peut sembler surprenant que l'humanité se révélât mieux au voisinage du divin. -

Oui, les bribes d'enfance composent inlassablement nos mots d'adultes et nos hésitations de vieillard. Autant dire que, paradoxalement, quoiqu'il s'agisse de don et de générosité, le risque demeure, immense et constant, du narcissisme ; de l'égocentrisme en tout cas. Aller chercher aux tréfonds de son âme ces borborygmes intimes et idiosyncrasies si rapidement vulgaires et tenter de les dessiner en universels relève, oui, de la gageure ; de l'impudeur ; et parfois, mais si rarement du chef-d'œuvre, miraculeux.

 

quelqu'un est là, avec ses idees, ses goûts, ses humeurs, les conditions d'une vie ordinaire, et chaque semaine, il réagit à l'Histoire telle qu'elle se fait sous son regard. Cet affrontement de l'individuel et de l'universel, c'est tout le Bloc-Notes.
Mauriac, Introduction Bloc Notes 1953

Mauriac l'avait vu : oui, d'entre l'individuel et l'universel, l'œuvre tisse sa toile à mi chemin entre affrontement et dialogue mais avec une résistance arachnéenne admirable. D'où cette propension parfois ridicule au narcissisme dont il se moquait qui est peut-être le prix à payer : il faut bien que le regard demeure celui, profondément incarné, de quelqu'un qui est et sans doute souffre d'être : non pas au sens trivial de la petite angoisse existentielle mais en celui plutôt métaphysique où être, cessant d'être une évidence, pose incessamment question et fuit comme le ferait un tuyau percé … Car il n'est en définitive question que de ceci : de liens qui se nouent ou de tissus qui s'effilochent.

A deux reprises, Brel évoque l'impératif moins de l'honnêteté que de la décence. Il n'a pas honte ; ne se prostitue pas trop, déclare-t-il ; essaie d'éviter la faute : l’indécence de s'étaler aux yeux du public … pour rien ; juste pour la vanité. Cette crainte de l'indécence, qui n'est pas pudeur mais souci d'élégance ou de courtoisie, je l'a connais bien pour en avoir fait, sans m'en rendre compte, un précepte transmis à mes filles : combien de fois dus-je leur répéter qu'elles devaient avoir souci de n'avoir jamais honte de leurs actes et de pouvoir se regarder dans la glace sans rougir ? Exigence intime, morale mais esthétique aussi : la distinction aime à suggérer plutôt qu'à étaler avec ostentation. Il y a donc bien deux lignes, dures et impérieuses entre quoi s'insinue l'exigence du beau et le souci de l'être : en deçà de la première, le trivial, le mal dégrossi, ce matériel qui ne vaut que pour ce qu'il rapporte ou permet ; au delà de la seconde l’étalage obscène, complaisant ou vaniteux.

Entre les deux, la sueur et, peut-être, cette volonté de donner au delà de toute mesure, à s'en évanouir (Brel) ou à en mourir (Proust). Ni plus l'être que le beau ne supportent les demi-mesures.

Création

 

Lorsque nous concevons un Dieu créateur, ce Dieu est assimilé la plupart du temps à un artisan supérieur. (…) Ainsi, le concept d'homme, dans l'esprit de Dieu est assimilable au concept de coupe-papier dans l'esprit de l'industriel; et Dieu produit l'homme suivant des techniques et une conception, exactement comme l'artisan fabrique un coupe-papier suivant une définition et une technique. L'existentialisme athée que je représente, est plus cohérent. Il déclare que si Dieu n'existe pas, il y a au moins un être chez qui l'existence précède l'essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être c'est l'homme ou, comme dit Heidegger, la réalité humaine.
Sartre

Sartre avait vu que dans l'acception techniciste de la création, il y avait déni de liberté. C'est au reste dans la même logique qu'il s'en prit à Mauriac : le fameux Dieu n'est pas un artiste ; M Mauriac non plus. Créer n'est pas avoir la maîtrise totale sur son œuvre ; ce serait même plutôt le contraire. Pour qu'elle soit vivante, encore faut-il qu'elle échappe aux mains, à l'esprit et à l'emprise de son auteur? Ce dernier peut l'augmenter mais jamais ni la réduire ni l'enfermer.

C'est de vie dont il s'agit ici ; du contraire de l'assassinat ordinaire, que nous commettons quotidiennement, sans même en avoir conscience pour prix de notre survie. Ici tout ce qui est autonome, s'abaisse en objet inerte et disponible ; là, au contraire, d'un rien, une tache de couleur, une courbe, un peu d'encre ou un bloc de pierre, l'embrasement miraculeux, inespéré qui laisse loin en profondeur de nos oublis la pesanteur de la matière. Voici que chante le marbre ; que dialoguent couleurs et courbes ; que s'ornent les mots … que surgit l'émotion. Bien sûr du travail, mais de l'engagement surtout qui n'autorise ni désinvolture ni négligence/

Cette création que peint Jérôme Bosch en panneau extérieur du Jardin des délices ne cesse de me troubler : sur fond presque uniforme de grisaille, le monde créé est une sphère fermée comme si rien ne pouvait l'atteindre de l'extérieur où seuls inter-agiraient, au-dessus, ce ciel et ces nuages de noir menaçant et en-dessous, cette eau de grisaille désespérante ; une île, quelques arbres ; rien d'autre ni animaux, ni humains. La vie pas encore surgie ou déjà engloutie. Au dessus, à l'extérieur, dans la partie supérieure, un personnage que j'imagine vieillard, minuscule en tout cas, assis un livre à la main. Dieu. Rien de majestueux ou de tempétueux … on est loin du Créateur aérien et dominateur de Michel-Ange : immobile, il se contente de regarder, presque étranger à sa propre œuvre. Le texte, réparti sur les deux panneaux reprend le Psaume 33
Car il dit, et la chose arrive ; il ordonne, et elle existe.
Quoniam ipse dixit et facta sunt ipse mandavit et creata sunt

Comme dans le texte de la Genèse, l'accent est mis sur l'immédiateté entre la Parole et l'acte que rien ne vient distinguer et où se lit la puissance divine mais suggère par là-même non pas tant l'indifférence mais la transcendance absolu qui fait Dieu laisser le monde se déployer sans plus intervenir jamais. La création, ici, se résume à la Parole initiale et à la parole répétée et transcrite - la Loi ; pas même un doigt pointé. A l'aisance près - l'artiste n'a rien de divin et peine à faire surgir la vie - il en doit aller de même en esthétique : que l'auteur augmente son œuvre et ses récipiendaires … mais qu'il s'efface sitôt après. Une fois achevée, l"œuvre cesse de lui appartenir et ne se maintient que dans les désir et regard des récipiendaires.

Le secret réside en ceci : l'artiste n'est pas un maître contrairement à la dénomination que certains se laissent attribuer. Un serviteur au contraire, de son œuvre. Le desservant d'un office qui le dépasse de toute part.

Celui-ci a su s'effacer quand il le fallut. C'est tout un art.

En s'excusant déjà de n'être pas plus loin …

En art, tout du moins, il n'est pas de création ex nihilo : la mélodie est peut-être inédite ; les notes qui la composent, non. L'artiste est tisserand : le beauté se survit en l'élégance de son geste, en la discrétion de qui s'efface humblement sous ce geste.