Bloc-Notes
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Laurent Joffrin
Stop à la réac academy
Libé 4 octobre 2015

 

Ils sont les faux martyrs, les faux exclus, les faux parias, les faux dissidents et, au bout du compte, les faux prophètes. Soi-disant ostracisés, ils occupent les écrans, les studios, les tribunes des journaux, les unes des magazines, des devantures des libraires. Ils se disent pourchassés, mais on les voit partout. Les dix jours qui viennent de s’écouler dans l’éphémère temps médiatique furent une sorte d’acmé, d’apocalypse cathodique, d’orgasme réactionnaire. Onfray le soir, Debray l’après-midi, Polony au petit-déjeuner, Ménard au déjeuner, Finkielkraut au souper, Elisabeth Lévy au pousse-café, Morano toute la journée et Zemmour à tous les repas. Quelle indigestion ! Ciotti les singe, Estrosi les copie, De Villiers les imite, Dupont-Aignan leur fait écho, Wauquiez les paraphrase et Sarkozy s’en inspire. S’il y a une pensée unique, c’est la leur.

 

Mais au fait, quelle pensée ? C’est là qu’on arrive aux choses sérieuses. Quand on fait de la propagande, répétition vaut démonstration. Vieux routiers des micros et des éditos, ils ont assimilé la recette des démagogues : répétez sans cesse les mêmes mensonges, ils deviendront vérité. Ils jouent donc sur tous les tons quelques leitmotivs qui finissent par saturer l’air du temps : sus au «politiquement correct», craignons le déclin, méfions-nous des étrangers, fermons les frontières, à bas l’Europe, pleurons l’ancienne culture, glorifions le peuple français abandonné par les élites, fustigeons les bobos, sonnons le tocsin devant la montée de l’islam, penchons-nous avec amour sur l’identité française malheureuse. Les instruments sont différents, de la grosse caisse au pipeau, de la flûte à la crécelle, des grandes orgues au triangle. Mais l’orchestre joue à l’unisson. Relisez les livres, révisez les éditoriaux, réécoutez les diatribes audiovisuelles: toujours vous tomberez sur l’une de ces ritournelles qui tiennent lieu de philosophie.

Bien sûr, leur succès a des causes qu’on aurait grand tort de négliger : les erreurs du progressisme, les mauvaises réponses de la gauche et, surtout, les difficultés sociales et d’intégration rencontrées par la société française, qui ont jeté une partie des classes populaires dans le désarroi. Mais leurs analyses et leurs réponses égarent l’opinion. Ce sont de bons propagandistes et de mauvais bergers, qui montrent une seule direction, celle de l’intolérance. Voici donc les cinq commandements des ennemis de l’avenir, qu’il faut connaître pour mesurer le danger qui nous menace, celui d’une immense régression politique.

 

Le politiquement correct tu dénonceras


C’est la ruse d’origine, le masque universel, le déguisement à tout faire. Bien sûr, on a raison de dénoncer les conformismes, de réfuter la langue de bois ou la langue de guimauve. La pensée automatique est un péché contre l’esprit et la bienséance ne saurait servir de méthode, qui cache pieusement les vérités dérangeantes pour imposer des idées toutes faites, plus ou moins généreuses. C’est entendu, la gauche a eu grand tort (il y a vingt ans) de sous-estimer l’insécurité, de croire que l’immigration ne poserait aucun problème ou que l’Europe libérale serait une protection contre les effets de la mondialisation. Qui le conteste aujourd’hui ? La gauche, d’ailleurs, le dit-elle encore ?

 

Aussi bien, est-ce le seul conformisme à incriminer ? Croit-on vraiment que la droite ou l’extrême droite n’ont pas aussi leurs automatismes de pensée, leurs croyances douteuses, leurs préjugés ? Pourtant, de ceux-là il n’est jamais question. Et pour cause : la dénonciation du «politiquement correct», la critique de «la bien-pensance» n’ont qu’une seule fonction : délégitimer les idées progressistes sans même en débattre. Au lieu d’avancer à visage découvert, de dire clairement qu’on est conservateur, traditionaliste, nationaliste ou antimusulman, on prend un détour, on joue au billard. On dénonce le «politiquement correct» de l’adversaire sans jamais se démasquer. On ne défend pas le racisme, on accuse l’antiracisme, comme l’a encore fait Alain Finkielkraut qu’on interrogeait sur la lamentable sortie de Nadine Morano à propos de la France «de race blanche». On ne dit pas qu’on veut refuser l’entrée en France des réfugiés chassés par les guerres du Moyen-Orient. On dénonce «l’émotion bien-pensante» de ceux qui plaident pour l’accueil. On n’attaque pas directement la masse des musulmans. On accuse d’irénisme et de boboïsme ceux qui prêchent la tolérance entre les religions. On ne dit pas qu’on veut fermer les frontières - c’eût été trop fruste - on déplore la naïveté du «sans-frontiérisme».

Au fond, qu’est-ce que le «politiquement correct» dans leur bouche ? Les idées de droits de l’homme, d’égalité, de liberté et de fraternité que nous autres progressistes cherchons - maladroitement, on veut bien le concéder - à mettre en pratique. A Rousseau, on opposait qu’il était candide, à Condorcet qu’il n’était qu’un faiseur de système, à Hugo que son romantisme l’abusait, à Jaurès qu’il était un rêveur, à Blum qu’il était naïf, à Camus qu’il philosophait pour les classes terminales, à Mendès qu’il était trop confiant dans la rectitude des hommes ou à Stéphane Hessel qu’il ne savait que s’indigner. Tous ceux-là, et bien d’autres étaient, justement, «politiquement corrects», dénoncés, avec d’autres mots, par les mêmes réactionnaires. Pourtant, en voulant une société meilleure, plus juste et plus libre, ils avaient raison. Et si c’est cela être «bien-pensant», eh bien nous en sommes !

L’effacement de l’identité française tu déploreras


On a raison de défendre son identité, d’aimer son pays, d’éprouver un attachement pour la terre qui vous a vu naître. Mais pourquoi faut-il que cela soit désormais sur le mode de la nostalgie, de la peur ou de l’affrontement ? Comme si on ne pouvait pas être français et ouvert sur le monde, enraciné et voyageur, patriote et européen !

La France vient du fond des âges, son histoire est riche, sa littérature respectée, sa langue et ses monuments universellement admirés. N’importe quel voyage en France impressionne par le génie de l’architecture, la diversité des paysages, le nombre de ses manifestations culturelles. Sixième puissance économique du monde, la France traverse la crise avec difficulté, mais sa personnalité profonde demeure. Des difficultés, des drames ? Il y en a beaucoup, de toutes sortes. Dans de nombreux quartiers, dans les villes et les cités, la cohabitation des différences est souvent dure, amère, et même violente. Qui le nie ? Libération, tout récemment, titrait sur «l’apartheid social» qui divise les banlieues. Qui sous-estime ces réalités ? Problèmes aigus, problèmes lancinants, problèmes démoralisants. Mais on prend la partie pour le tout. On confond les cités où l’on a entassé les immigrés avec le pays dans son ensemble, qui est là, solide, pérenne et qui sera là dans un siècle. A force d’étendre ces inquiétudes justifiées à l’identité même du pays, on pratique la métonymie volontaire, qui prend la minorité pour la totalité. L’intégration des groupes différents, musulmans ou autres, se fait dans la douleur, pour des raisons sociales autant que culturelles. C’est l’évidence. Mais qui peut croire sérieusement que 10% de musulmans, chiffre maximal selon les statistiques, puissent changer en profondeur l’identité des 90% qui restent, alors même que la méfiance instinctive envers l’islam - malheureusement - est largement partagée ? En s’appuyant sur des difficultés réelles mais partielles, on prédit la chute du vieux pays. Epouvantail pour lecteurs déprimés et pour électeurs angoissés…

A moins bien sûr - c’est le point clé - de défendre une version fixe, immobile, agressive, de l’identité nationale, une identité pure que le moindre mélange viendrait corrompre, alors même que la France, au moins depuis Clovis, ou même Vercingétorix, fut toujours mélange, apport de l’étranger et synthèse de plusieurs influences. Il y a plus de mots arabes dans la langue française que de mots gaulois… Quel manque de confiance en soi-même ! Quel rejet paniquard de la différence ! Quelle trouille ! On se dit patriote et on ne croit pas en la France ! C’est l’éternelle paranoïa du nationaliste : on craint l’Italien avec Zola, le juif avec Dreyfus, l’Allemagne avec «Herr Jaurès», le bradeur louche avec Mendès et maintenant l’Arabe ou le musulman, qui menaceraient l’intégrité française. Et on a le front de présenter ces jérémiades vieilles de deux siècles pour une pensée neuve !

L’emprise de l’islam tu stigmatiseras


L’islam, c’est la grande affaire. C’est l’obsession autour de laquelle tournent nos penseurs passéistes : ils ont peur des musulmans. Voilà la triviale banalité qu’ils camouflent sous de subtiles circonvolutions. «Plaidoyer pour l’enracinement», «identité malheureuse», «suicide français», «pays menacé», «grand remplacement», «communautarisme», «soumission», «menaces sur la laïcité»… Il n’est question, dans toutes ces dissertations, simplistes ou érudites, que d’une seule chose : l’islam. En phase avec une opinion inquiète, la pensée de droite tape sur le même clou jusqu’à l’infini. Personne, au demeurant, ne niera les difficultés rencontrées dans ce domaine. Les minorités intégristes doivent être combattues sans rémission, le terrorisme pourchassé et ses tueurs emprisonnés. Les musulmans dans leur masse doivent respecter les lois laïques et faire l’effort de s’intégrer à la vie française. Dans leur grande majorité, d’ailleurs, ils le font. Les pressions exercées par certains d’entre eux sur la majorité pour qu’elle adopte un mode de vie conforme à la charia sont insupportables.

Mais si l’on veut être pertinent, réaliste, pourquoi nier que dans beaucoup de cas, l’intégration marche ? Les exemples sont innombrables. Les Français de culture musulmane sont partie prenante, à beaucoup d’égards, de la vie nationale. Quelques-uns sont ministres, PDG, artistes de renom, savants ou écrivains. Va-t-on les distinguer par leur religion que, souvent, ils ne pratiquent pas ? Seraient-ils de mauvais Français ? Et ces ouvriers de culture musulmane, ces employés, ces fonctionnaires, ces policiers, ces soldats qui vivent leur vie dans la République, dont ils épousent de toute évidence les idéaux, parce qu’ils y croient et parce qu’ils les protègent ? Serait-ce une minorité dangereuse ? Une cinquième colonne ? Volontairement ou non, les intellos réacs ne cessent de le sous-entendre. Ils s’inquiètent de l’unité du pays, mais s’emploient à le diviser. L’islam a droit de cité en France : c’est la loi de la République. Il faut encourager ce mouvement, pour jouer justement l’intégration, et donner toute leur place à ces citoyens dont les apports enrichiront la culture française, ce qui évitera, au passage, toute convergence de la masse musulmane avec la petite minorité intégriste qui nous révulse. La laïcité, c’est la tolérance.

Du peuple méprisé tu seras le héraut


C’est la thèse la plus agaçante, la plus révoltante même. Dès lors qu’on refuse de placer la question identitaire en tête des priorités, on mépriserait le peuple français. Cette accusation outrageante se double évidemment d’attaques au-dessous de la ceinture : le progressisme ne peut être le fait que d’une élite qui se goberge ou de bobos coupés du monde. Mais que savent-ils de nos vies ou de nos ascendances ? De quel droit s’érigent-ils en héros de la classe ouvrière ? Travaillent-ils au fond d’une mine ? Dans une usine ? Dans un centre d’appels ? Ils sont souvent plus riches que les gens qu’ils critiquent et habitent pour la plupart au centre de Paris. Quelle est cette usurpation ? Que savent-ils vraiment du peuple ? Que font-ils pour lui ?

C’est le fond de la question : la politique qu’ils suggèrent en brandissant une identité menacée serait, selon eux, plus favorable aux classes populaires. Mais quelle politique ? En fait, il y en a qu’une : restaurer les contrôles aux frontières, réduire le nombre des immigrés par l’expulsion, instaurer une préférence nationale. Bien sûr, ils ne le diront pas : ce serait se commettre dans l’arène politique. Mais il n’y a pas d’autres conclusions à leurs raisonnements qui sont ceux du nationalisme le plus traditionnel depuis Barrès ou Maurras.

C’est là que la démagogie éclate : croit-on que le peuple français trouverait soudain un remède au chômage, à l’exclusion, à la stagnation du pouvoir d’achat, à la souffrance au travail, à l’angoisse pour l’avenir, si l’on réduisait de deux ou trois millions le nombre des personnes d’origine étrangère en France ? Ou si l’on arrêtait toute immigration ? Bien sûr, il faut réguler les flux migratoires, traiter la question des ghettos urbains, rassurer les classes populaires sur leurs acquis et leurs protections. Mais défendre le peuple français, cela consiste-t-il à prendre les étrangers pour boucs émissaires ? C’est pourtant ce qu’on fait quand on martèle à longueur de journée la nécessité de défendre à tout prix l’identité du pays, judéo-chrétienne et blanche, comme le dit Nadine Morano, à qui nos intellos réacs trouvent évidemment toutes les excuses. La Suisse, les pays scandinaves, les Etats-Unis, le Canada sont des pays d’immigration. Le chômage y est bien moindre que chez nous et le pouvoir d’achat des classes populaires nettement supérieur. Le Japon est l’un des rares pays où l’immigration est très faible, sans doute à cause de son insularité ou bien en raison de traditions nationales. Ce pays se débat dans une crise sans fin. La solution est évidemment ailleurs : trouver les voies d’une politique de redressement économique qui fasse reculer les inégalités et serve le peuple. Si les élites sont contestées ou rejetées en France, c’est d’abord parce qu’elles ont été incapables de la mettre en œuvre et qu’en conséquence le peuple s’est senti abandonné. C’est pure démagogie que de lui faire croire que les étrangers en sont les responsables et que tout irait mieux s’ils partaient.

De l’Europe, tu diras toujours du mal


Nous arrivons au dernier mantra. Comme des cabris, les intellos réacs sautent sur leur chaise en criant «à bas l’Europe, à bas l’Europe, à bas l’Europe !» La politique menée par l’Union, on l’a écrit souvent dans Libération, est beaucoup trop orthodoxe. Elle a plongé le continent dans la stagnation économique et le chômage de masse, même si, après sept ans de crise, plusieurs pays voient leur situation s’améliorer. En appliquant une austérité brutale, l’Union a aggravé la crise et heurté de plein fouet les classes populaires. C’est seulement quand le président de la Banque centrale a relâché la bride que l’économie européenne a commencé à se rétablir, très lentement. Constatant ce fait, que beaucoup à gauche dénoncent avec justesse et virulence, les plus articulés de nos intellos nationalistes proposent de quitter au plus vite la zone euro. Cette politique serait-elle plus favorable au peuple ? Rien ne le prouve. Les pays restés hors de la zone euro ne se portent pas mieux, en moyenne, que ceux qui y sont. Les classes populaires sont-elles plus heureuses en Grande-Bretagne qu’en Allemagne ? Non. Le peuple français serait-il plus heureux en dehors de l’Europe ? Rien ne le démontre. Il serait débarrassé de «l’horrible dictature bruxelloise», admettons. Mais ce serait pour se retrouver en tête à tête avec les marchés, qui ne sont guère plus tendres. Aléxis Tsípras, placé devant ce dilemme, alors même que l’Europe lui a imposé une médication terrible, a préféré rester en Europe : le peuple grec l’a réélu. Cet indice ne fait-il pas réfléchir ? Haro sur le baudet européen ? Les vraies raisons de la crise sont en France, non à l’extérieur. Retrouver les bases d’une politique progressiste, à la fois réaliste et sociale, solidaire et efficace : c’est la seule voie du salut. C’est le défi qui est lancé aux forces du progrès, réformistes ou radicales, qui croient encore aux valeurs républicaines et qui ont compris que les contorsions cathodiques de l’intelligentsia réactionnaire ne mènent nulle part, sinon à la régression identitaire et à la fermeture nationaliste.