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Marc Crépon, «la gauche est doublement responsable»
Robert Maggiori

 

Libé 4 octobre 2015
Pour le philosophe le terrain de la croyance en des idéaux et des valeurs de fraternité et de solidarité a été déserté.

 


«Le succès des intellectuels identitaires est d’abord le signe que des valeurs qui ont longtemps contribué à fédérer ce qu’on appelait alors "le peuple de gauche" ont perdu leur force mobilisatrice. L’"identité" a pris la place de la fraternité, de la "solidarité" avec les déshérités, les réfugiés contraints de fuir leur pays - autant de mots qui avaient jadis le pouvoir de mobiliser les foules, parce qu’ils étaient l’objet d’une croyance. L’"identité", c’est une croyance de substitution, pauvre, fragile et réactive. Mais c’est aussi un déni facile de l’histoire et de l’existence plus que jamais composite de la population, une pensée simplifiée. Il n’est pas interdit de parler de l’identité, mais il faudrait alors savoir reconnaître et admettre son caractère constitutivement hétérogène, le fait qu’elle implique plus d’une origine, plus d’une provenance, plus d’une culture et plus d’une religion. Ainsi les intellectuels identitaires ont-ils en commun de partager un ressentiment contre le réel et contre l’histoire, une aigreur du temps qui se laisse parfois contaminer par un esprit de vengeance.

«Mais les intellectuels ne sont pas seuls. Ce ressentiment, il est compréhensible qu’une partie de la population, fragilisée dans ses convictions, exposée à toutes les formes d’insécurité qui sont leur lot quotidien, le partage. Il faudrait savoir l’adoucir, sinon le corriger. Mais quand les conditions d’existence se durcissent, le discours le plus réactif, le plus simplificateur, le plus éloigné des complexités d’une société en pleine mutation, a le plus de chances d’emporter le suffrage des électeurs.

«Il existe néanmoins une autre raison. Les intellectuels ne sont jamais seuls, ils ne pensent pas hors d’un contexte politique et médiatique très déterminé. Et ce qui caractérise notre temps est depuis longtemps ce qu’on pourrait appeler la contamination du lien (redoutable) entre sécurité et identité. Et en effet, le terrain sur lequel prospèrent ces discours identitaires et sécuritaires a été préparé depuis longtemps. Tant qu’il était l’apanage de l’extrême droite, son succès était nécessairement limité. Mais dès que les autres formations politiques se sont mises à braconner sur ses terres délétères, en faisant des "étrangers" une cible de substitution, les barrages ont cédé.

«Bien sûr, l’évolution de la société française explique beaucoup de choses. Ce qui a évolué, c’est le regard apeuré qu’elle porte sur elle-même. Pendant des décennies, son caractère multiconfessionnel, entre judaïsme, christianisme et islam, n’était pas (ou n’était plus) vécu par la société comme un problème politique majeur. La question de l’"identité", que la mémoire des guerres avait rendue taboue, n’était pas au centre des débats. Il a donc fallu qu’apparaisse comme une menace ce qui jusqu’alors n’était perçu comme tel que de façon très marginale. Aussi s’est-il produit, d’années en années, ce qu’on pourrait appeler la "sédimentation de l’inacceptable", qui est grave. Sans doute, le spectacle des désordres du monde et l’état de sidération dans lequel nous ont plongés les attentats terroristes se prêtaient-ils à l’instrumentalisation politique de la peur.

«La vérité appartenait pourtant aux distinctions éclairées et au refus de toute diabolisation, à la pensée critique, donc. Mais c’est tout l’inverse que cherche et que produit le discours identitaire. Loin de faire le choix des Lumières, il privilégie les simplifications, qui flattent sans doute les émotions négatives, aussi compréhensibles qu’elles soient, mais contribuent surtout à entretenir la confusion. C’est la clarté, la mesure, la distance, la raison qui sont absentes de ce discours.

«La responsabilité de la gauche est double. Parce que la question de l’identité est étrangère à ses valeurs, elle a tardé à s’en emparer, elle a surtout renoncé à opposer au poison des identifications une autre conception, plus ouverte, plus généreuse, conforme à sa tradition, de l’"identité française". Elle n’a pas su rappeler à temps à ses électeurs désorientés les principes autour desquels depuis toujours le "peuple de gauche" s’était rassemblé. Il n’y avait pourtant rien à renier - et tout à réaffirmer, à consolider. Il importait (et il importe toujours) de réenchanter la politique. Voilà sa deuxième responsabilité. Elle a déserté le terrain de la croyance (non de la croyance religieuse), mais de la croyance dans des valeurs et des idéaux, abandonnant les électeurs désabusés entre les mains d’idéologues chagrins qui, après avoir renié les idéaux de leur jeunesse, leur font croire au pire : une identité monocolore, fantasmatique et xénophobe.»