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Les intellectuels d’aujourd’hui ont perdu toute prise sur notre époque Serge Tisseron

LE MONDE du 06.10.2015

 

 

Dans un moment de l’Histoire traversé par des situations d’une extrême complexité, qui devraient inciter à des efforts d’analyse prenant en compte une multitude d’éléments, quelques polémistes ont décidé de réduire ces réponses à des choix binaires. Leur point commun ? Penser que rien ne va plus. Leur programme  ? Rien de bien clair encore. Leur force ? Transformer ce qui devrait être un débat d’idées en plébiscite sur leur personne : pour ou contre, d’autres diraient  : «  j’aime  » ou «  je n’aime pas  ».

Rien d’étonnant donc que certains journalistes aient vu en eux les remplaçants possibles de politiques de moins en moins crédibles. Car c’est bien aussi de cette manière que ceux-ci posent les problèmes. Eux ont au moins l’excuse de pouvoir dire que la démocratie de l’isoloir les incite à se couler dans ce moule. En revanche, qu’est-ce qui pousse soudain ces penseurs capables, on l’espère, de pensées complexes, à basculer dans le même travers ? Mon hypothèse est que l’évolution du monde leur fait craindre que leurs outils théoriques ne leur soient plus d’aucune utilité pour comprendre celui qui s’annonce. Au lieu d’adapter leurs outils théoriques à ce nouveau monde, ils préfèrent donc tenter de faire en sorte que le monde reste adapté à leurs outils théoriques.

Le monde n’est plus binaire, il est multiple

Car le monde est en train d’échapper aux intellectuels de l’ancien monde. Voilà ce que cette fronde est en train de nous dire, avant que la bascule dans le nouveau n’apparaisse finalement inéluctable à tous. Une sorte de chant du cygne, en quelque sorte. Leurs déclarations fortement médiatiques n’ont pas seulement pour objectif d’attirer l’attention sur leurs petites personnes, bien que cela ne soit pas absent de leurs préoccupations. Elles ont aussi pour objectif de recréer un paysage qui n’existe plus nulle part, celui d’un affrontement binaire. Il faudrait donc être «  pour eux  » ou «  contre eux  », selon une logique qui régale les médias qui se sont toujours fait une spécialité de ce genre de confrontation.

Or le monde a changé. Il n’est justement plus binaire, il est devenu multiple, et fondamentalement instable. Ce ne sont plus seulement les idéologies qui se succèdent à un rythme accéléré, ce sont les situations économiques, politiques et militaires. Les idéologies suivent, s’adaptent, se métissent. Ce ne sont plus elles, et les intellectuels qui prétendent en être les garants, qui impulsent les actions. Aujourd’hui, l’extrême fragmentation des rapports de force entre entité politique ou idéologique rend impossible la délimitation d’affrontements entre des forces clairement identifiées et circonscrites.

En même temps, un grand nombre de problèmes nouveaux surgissent du fait des progrès technologiques qui évoluent à une vitesse exponentielle. L’atomisation des rapports de force et le métissage des idéologies sont d’abord à envisager comme un effet des bouleversements technologiques, de leur intrication croissante, et des nouveaux paysages économiques et politiques qui en surgissent.

Ego surdimensionnés

Il y a dix ans, nous pensions vivre une nouvelle renaissance, nous nous apercevons que nous en vivons une nouvelle tous les cinq ans. En témoigne le développement du Web 2.0 qui accroît exponentiellement les échanges horizontaux entre individus et les espaces dits « communautaires  », ou bien, dans un tout autre registre, le projet Grain qui réunit ensemble des disciplines jusqu’ici jugées totalement hétérogènes l’une à l’autre : la génomique, la robotique, la recherche en intelligence artificielle et les nanotechnologies. Dans ce monde nouveau, le métissage et le communautarisme ne sont pas une option, c’est à la fois le reflet et la conséquence inéluctable de l’évolution technologique.

Or la pensée occidentale, à la différence de la pensée orientale qui valorise l’« impermanence  », est faite pour penser la stabilité. L’appel de Gilbert Simondon à penser la «  métastabilité  », c’est-à-dire la capacité de l’être humain à entretenir lui-même son instabilité pour relancer un devenir permanent, n’a pas été entendu. Trop dérangeant. L’intellectuel du XXe siècle déplacé au XXIe continue à vouloir penser le long terme, la stabilité et les choix binaires qui s’excluent, alors que c’est la dispersion qui caractérise le moment actuel, et la nécessité d’accéder à une pensée du «  à la fois, à la fois  ». En témoigne la façon dont Michel Onfray, lorsqu’il prend quelques mois pour s’intéresser à l’ensemble de l’œuvre freudienne, conclut à la nécessité de la rejeter en bloc. Rien à sauver dans la multitude des concepts et des propositions pratiques proposés par l’inventeur de la psychanalyse.

Le cas de Régis Debray est tout aussi exemplaire. Une logique d’opposition binaire a toujours largement imprégné ses schémas conceptuels autant que politiques, et il est en cela une figure emblématique de l’intellectuel engagé du XXe siècle. Mais, en même temps, il a cherché à y échapper en développant, sous le nom de médiologie, une recherche sur l’impact des technologies, allant jusqu’à affirmer que « nous finissons toujours par avoir l’idéologie de nos technologies ». Hélas ! dans la très longue interview qu’il donne au journal Le Point, cet aspect de sa pensée n’est même pas évoqué, et il finit par affirmer ne voir aucune idéologie de remplacement à celles que les naufrages du XXe siècle ont englouties, aucune nouvelle « religion  » ne pointant son nez à l’aube du XXIe siècle.

« Entrer dans l’avenir à reculons »

Pourtant, il en est une dont les médias nous parlent de plus en plus et dont un nombre de plus en plus important de scientifiques se fait l’écho. Il est vrai que ce ne sont pas des intellectuels sur le modèle du XXe siècle. Ils ne sont pas dans les bibliothèques, mais partagent leur temps entre leur laboratoire et Internet. Et de quoi nous parlent-ils ? De transhumanisme. La preuve que cette idéologie est prête à prendre la relève des précédentes est qu’une opposition binaire la traverse déjà, propre à permettre aux nostalgiques de l’ancien monde d’y retrouver leurs habitudes. Pas besoin de refuser d’être transhumaniste pour exercer sa capacité de choix, puisque nous sommes invités à choisir entre les libertariens partisans d’une accélération rapide du métissage homme-machine, au risque que les innovations ne profitent qu’à quelques-uns, et les démocrates qui insistent sur le fait que le progrès doit bénéficier également à tous. Pour ceux qui tiennent à penser le monde de façon binaire, il sera donc encore possible de s’affirmer transhumanistes « de gauche » ou transhumanistes « de droite » sans plus avoir à se poser la question de ne pas l’être.

Hélas ! les nostalgies d’intellectuels aux ego surdimensionnés qui occupent aujourd’hui les colonnes des journaux ne seraient pas si problématiques si elles n’étaient aussitôt récupérées par ceux qui ont décidé de faire du maintien du passé le levier d’une prise de pouvoir sur l’avenir. «  Prenons garde d’entrer dans l’avenir à reculons  », écrivait Paul Valéry. On ne saurait donner meilleur conseil à nos intellectuels médiatiques. Car leur influence est grande, et leur chant du cygne pourrait nous coûter cher.