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Sortir du cauchemar français, Romain Goupil
LE MONDE du 28.09.2015



J’ai entrevu à la télévision un maire français en costume barré d’une écharpe tricolore froissée, lèvres pincées, visage émacié, débitant d’une voix nasillarde à un réfugié syrien interloqué : « Monsieur, vous n’êtes pas le bienvenu ici… »

J’ai lu l’interview d’un écrivain, penseur, professeur d’une « université populaire » nous expliquant comment faire le tri d’une manière savante entre les damnés de la terre, en appliquant la préférence nationale contre les migrants.

J’ai vu le succès délirant d’un ouvrage qui est le parfait manuel de liquidation des principes et des droits conquis depuis 1789, nommé Le Suicide français (Eric Zemmour, Albin Michel, 2014). C’est en réalité un meurtre à l’encontre de l’idée de la Liberté.

Mots après mots, discours après discours. De livres en émissions sur ces livres, ils assènent à l’infini leur équation de haine : étrangers = immigrés = sans papiers = clandestins = indésirables = délinquants = terroristes. L’étranger est un terroriste qui s’attaque à notre mode de vie, notre religion, notre culture, notre modèle social, nos traditions culinaires et vestimentaires.

Il est un « fardeau insupportable », une menace, un risque, qu’il est légitime de repousser coûte que coûte, avec les sections d’assaut idéologique du Front national. Il faut des remparts, des donjons, des frontières. Une France forteresse contre la grande « invasion ».


« Bobo humanitaire »

Je fais un cauchemar. Un immeuble est en feu, d’immenses flammes s’échappent dans un fracas de verrières explosées dévastant la façade entourée de volutes de fumée âcre, cris, hurlements, panique des enfants aux étages, fenêtres noircies, des silhouettes enflammées. J’entends les suppliques des voisins. Certains s’agrippent aux gouttières… Tous implorent les secours, les vieillards hurlent…
Imaginons que des intellectuels de l’idéologie française sont dans la rue, au pied de l’immeuble. Ils regardent la catastrophe sans bouger. Ils discutent, analysent, pèsent et soupèsent, pour ne pas être « tyrannisés par l’urgence » ou « otages de l’émotion ».

Responsables et conséquents, ils débattent : « Qui a mis le feu ? », « Qu’allons-nous faire après ? », « Avec quel argent les nourrir, les vêtir ? », « A la place de qui ? », « Contre qui ? », « Les sauver, n’est-ce pas être l’esclave du politiquement correct ? », « un réflexe de bobo humanitaire »… Non soumis à la « bien-pensance », ils détournent fièrement le regard.

Ô mon frère giflé par un policier grec, Ô mon ami jeté à terre par les croche-pieds d’une cameraman hongroise, Ô toi électrocuté sous les caténaires de l’Eurostar, Ô compagnons morts congelés entre les cylindres d’acier d’un train d’atterrissage, Ô camarades broyés entre les essieux d’un semi-remorque à Calais, Ô âmes noyées, étouffées dans les fonds de cale, accrochées aux filets de la pêche au thon, naufragées, échouées dans votre Méditerranée, Ô vous happés par les trains, écrasés par les conteneurs.

Idéologie rance, moisie

Nous vous devons à chacun une minute de silence. Vous êtes 31 000 depuis dix ans à être morts d’espérance. Mais eux bavassent encore sur « l’appel d’air », alors que 71 d’entre vous sont morts asphyxiés dans un camion de 14 m². Ils continuent de parler de « fuite d’eau » devant le corps du petit Aylan. Cauchemar d’écouter ces auxiliaires de la pire pensée identitaire et sécuritaire qui se nomment aujourd’hui « souverainisme ». « Appel à un Front de libération nationale pour nous libérer de l’euro et de l’Europe libérale » : ce front unique avec les nostalgiques de l’Organisation armée secrète (OAS), les admirateurs de Vladimir Poutine et les fans de Dieudonné est un front de haine.

Je continue mon cauchemar et prends connaissance de l’appel à un meeting de soutien pour le néodissident Michel Onfray à la Mutualité. Un meeting contre la « bien-pensance ».
Nos nouveaux « résistants » ne sont ni des idiots utiles, ni des ratés manipulés, ni des imbéciles. Ils sont bien pires : convaincus, instruits et habiles orateurs, ils ont un agenda idéologique. Mon cauchemar précisément.
Ce cauchemar, c’est cette réalité. Il se met en place depuis très longtemps dans mon pays une idéologie rance, moisie, perpétuelle référence à une France du repli qui nous étouffe progressivement.