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Imaginer ...

Parce que, peut-être, il n'y aurait que deux voies, dont l'une, invariablement passerait par l'image. Qu'en fin de compte la querelle des iconoclastes n'aura pas été seulement une controverse abstruse de théologiens obtus ou l'ultime dérive de dogmatisés fanatiques. Qu'il est toujours un moment où, tel Pascal, ou Parménide, l'on se trouve à la croisée de deux voies et qu'il faut bien, à la fin, en choisir une.

Ils ne sont pas si nombreux que cela ces philosophes qui surent faire simultanément œuvre de raison et œuvre esthétique : Sartre s'y essaya mais sa prose - Les mots mis à part - est souvent pénible à lire ; Rousseau s'essaya à la musique mais son Devin du Village ne sera jamais mieux qu'une charmante mais bien trop niaise bluette ; je dois bien en omettre quelques uns mais non décidément ils sont bien rares. Diderot et surtout Montaigne dans des registres très différents me paraissent être les seuls à sortir du lot. Nietzsche peut-être encore pour sa musique - mais Zarathoustra sûrement non à cause de son ton trop insupportablement lénifiant.

Est-il seulement sentier qui sache serpenter le long de la ligne qui sépare ces deux univers ? Je ne sais ; l'ai cru ; l'ai cherché.

Autour de la ligne

Un soir de 1654, cette ligne, Pascal la vit. Curieux texte que ce Mémorial que Pascal coucha sur un parchemin soigneusement plié et camouflé dans la doublure de son pourpoint. Curieux texte que celui-ci qui semble avouer une rupture, une Révélation, mais si intime que nul ne dut jamais la voir, même pas lui qui sans doute pouvait de ses doigts sentir la présence de ce document dans sa vêture, mais plus jamais la relire.

Pascal, Mémorial
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L’an de grâce 1654.
Lundi 23 novembre, jour de saint Clément pape et martyr et autres au martyrologe.
Veille de saint Chrysogone martyr et autres.
Depuis environ dix heures et demi du soir jusques environ minuit et demi.
Feu
Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob,
non des philosophes et des savants.
Certitude, certitude, sentiment, joie, paix.
Dieu de Jésus‑Christ.
Deum meum et Deum vestrum.
Ton Dieu sera mon Dieu.
Oubli du monde et de tout hormis Dieu.
Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Évangile.
Grandeur de l’âme humaine.
Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu.
Joie, joie, joie, pleurs de joie.
Je m’en suis séparé. ------------------------------------------------------
Dereliquerunt me fontem aquae vivae.
Mon Dieu, me quitterez‑vous -------------------------------------------
que je n’en sois pas séparé éternellement.
----------------------------------------------------------------------------------
Cette est la vie éternelle, qu’ils te connaissent seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé J.-C.
Jésus-Christ. --------------------------------------------------------
Jésus-Christ. ----------------------------------------------------
je l’ai fui, renoncé, crucifié
Je m’en suis séparé, ----------------------------------------------------
Que je n’en sois jamais séparé ! -------------------------------------
Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l’Évangile.
Renonciation totale et douce.
Etc.

Feu ! Qui barre la ligne comme s'il était un avant et un après et que ce fût précisément cet aveuglement-ci dont Pascal voulut consigner les ultimes tressaillements. La référence au Dieu d'Abraham, Isaac et Jacob n'est pas anodine, si elle n'est pas rare dans les textes bibliques. Elle dit une promesse, trois fois renouvelée, bien sûr ; elle dit une relation, non pas avec une abstraction ou un rituel renouvelé mais avec une entité individuelle, qui porte un nom, et qui vous appelle. C'est exactement sous ce vocable que se présente Dieu lorsqu'il interpelle Moïse [2]

 L'Éternel vit qu'il se détournait pour voir; et Dieu l'appela du milieu du buisson, et dit: Moïse! Moïse! Et il répondit: Me voici!
 Dieu dit: N'approche pas d'ici, ôte tes souliers de tes pieds, car le lieu sur lequel tu te tiens est une terre sainte.
Et il ajouta: Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob. Moïse se cacha le visage, car il craignait de regarder Dieu.
Ex,3,4-6

Un dieu personnel qui donne son nom - même sous la forme énigmatique du Tétragramme (Qui est) avec qui une relation est possible qui est de crainte et d'amour ; un dieu qui s'engage et vous met en mouvement ; qui fait promesse et tient sa promesse - un dieu d'Alliance.

Tout le contraire de ce que conçurent Platon ou Aristote : l'un n'y considérant que l'Idée dont toutes les autres ne seraient que les déclinaisons dégradées et qui ne serait accessible que pour des élites savamment préparées à cet effet ; l'autre comme un moteur immobile, forme pure qui rendrait tout explicable mais forme tellement abstraite que presque vide. Tout le contraire aussi, même si ce n'est pas forcément à eux qu'il songea, d'un Descartes pour qui Dieu s'avère être une nécessité de la démonstration; une garantie ultime de l'évidence ou d'un Leibniz qui l'imagina comme un calculateur suprême extirpant l'être du néant au gré d'une combinatoire parfaite. Le dieu des philosophes et des savants aide peut-être à penser ; il ne met pas en mouvement; il n'invoque ni ne convoque ; il ne vous appelle pas. Ne meut ni ne produit aucune émotion.

Les dieux grecs ne regardent pas l'homme, leurs yeux sont, sinon aveugles comme le faisait remarquer Hegel, en tout cas extatiques ; il n'y a pas de place pour l'homme dans le nouvel ordre que fonde Zeus. C'est, évidemment, tout le contraire ici.

Dieu appelle, baptise -Βάπτειν - plonge dans l'eau, dans le monde. On a pu voir dans le rituel liquide toutes les flexions de la naissance , purification et mort vers une renaissance ; on peut y voir aussi l'acte par quoi dieu plonge son regard sur le monde, s'y plonge au sens de s'y implique et engage avec l'homme une histoire. Dès lors, nommer l'homme, l'interpeller revient non seulement à le sortir de l'anonymat, signifie surtout la responsabilité engagée. L'histoire ici ne commence pas par une plénitude qu'il n'y aurait qu'à contempler et où l'homme n'aurait d'autre part que, en étant exclu, de la contempler à l'écart, mais par une rencontre, par une demande, par une interpellation. On glisse alors définitivement l de la contemplation à la responsabilité. Qui vous appelle, vous reconnaît comme susceptible d'entendre et appelle une réponse. Celui-là s'engage et n'en attend pas moins de moi.

Entre les deux, un gouffre. Il y va de quelque chose du désir. Non pas du désir humain qui signe un manque mais de la grâce qui signe un don en écart de quoi je ne puis que demeurer, dont je resterai à jamais indigne, défaillant en tout cas, mais qui en tout cas ouvre l'horizon et me propulse au delà de moi-même. L'homme, tout-à-coup devient : l'histoire résolument commence.

« Certitude joye certitude sentiment vue joye »

Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur, c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaie de les combattre.
(L 110)

Bien sûr, certitude apparaît ici par deux fois mais encadrée par joie et sentiment. Cette certitude n'est ainsi pas celle que peut produire l'ordre des raisons, la rigueur de la déduction : elle est, au contraire, cette puisée dans les fondements que seule la Révélation autorise. Pascal le dit ailleurs : c'est sur le cœur que la raison doit s'appuyer ! Ce cœur n'est pas plus siège des sentiments que le désir n'était appétence physique résultant d'un manque. C'est au cœur que s'adresse la grâce, ce cœur qui sent, éprouve, s'émeut et met en mouvement : il est intuition première, ce sur quoi peut s'appuyer la raison mais sans quoi il n'est que froidure et cécité. Deux excès : exclure la raison ; n'admettre que la raison, énonce Pascal ! On le comprend mieux ici. Cela dépasse, de loin, la nécessaire prise en compte de la dimension passionnelle de l'humain ; ceci engage ce qui, de l'esprit, est sensible à la Révélation ; à l'interpellation.

Au delà de l'engagement religieux, et de la question métaphysique, il y a bien ici une ligne de partage qui d'un côté place la raison comme outil, nécessaire et producteur de connaissances, certes, mais comme un outil seulement qui ne saurait être valablement mobilisé qu'après coup - qu'après le coup de grâce que représente la Révélation. De l'autre, l'intuition offerte, seule susceptible de solliciter l'engagement, le mouvement, la vie.

Quelle est l'attitude du savant face au monde ? Celle de l'ingéniosité, de l'habileté. Il s'agit toujours pour lui de manipuler les choses, de monter des dispositifs efficaces, d'inviter la nature à répondre à ses questions. Galilée l'a résumé d'un mot : l'essayeur. Homme de l'artifice, le savant est un activiste... Aussi évacue-t-il ce qui fait l'opacité des choses, ce que Galilée appelait les qualités : simple résidu pour lui, c'est pourtant le tissu même de notre présence au monde, c'est également ce qui hante l'artiste. Car l'artiste n'est pas d'abord celui qui s'exile du monde, celui qui se réfugie dans les palais abrités de l'imaginaire. Qu'au contraire l'imaginaire soit comme la doublure du réel, l'invisible, l'envers charnel du visible, et surgit la puissance de l'art : pouvoir de révélation de ce qui se dérobe à nous sous la proximité de la possession, pouvoir de restitution d'une vision naissante sur les choses et nous-mêmes. L'artiste ne quitte pas les apparences, il veut leur rendre leur densité... Si pour le savant le monde doit être disponible, grâce à l'artiste il devient habitable.
Éloge de la philosophie

Une ligne qui sépare ce qui est connaissable de ce qui est humain et que M Merleau-Ponty avait parfaitement cernée : la raison ne peut fonctionner que du même au même et, pour cette raison, quantifie. Ces qualités, qu'elle rejette, elle les tient pour négligeables : elles ne pèsent pas assez pour rendre la connaissance fausse à la fin.

Cette omission est la ligne elle-même. Que Merleau Ponty l'interprète comme ce qui distingue les sciences de l'art alors que Pascal l'envisage plutôt comme ce qui sépare la raison de la révélation n'est pas étonnant et s'ils n'en disent pas tout à fait la même chose, ils se rejoignent nonobstant. Il y a bien un espace où foi et art se rejoignent : dans cette obsession à prendre à bras le corps ce que la raison, par nécessité, exclue ; dans la certitude où ils se trouvent tous les deux que ce qui constitue notre relation au monde relève justement de l'émotion, de la pulsion, de cette interpellation originaire. La connaissance, si nécessaire et étonnante qu'elle se puisse faire, jamais ne me pousse vers le monde ; au contraire tend plutôt à m'en éloigner dans quelque antre d'anachorète ou autre figure moderne de laboratoire qui lui ressemble étrangement. M'éloigne de l'autre quand je voudrais tant parvenir à m'en approcher.

L'imaginaire comme doublure ; ce qui lui donne l'épaisseur. Nous y voici !

C'est exactement ce qu'énonce Conche dans la voie certaine vers dieu :

Il y a deux voies pour aller vers «Dieu»: la voie du concept, la voie de l'image. Je parlerai d'abord de la voie du concept, ensuite de la voie de l'image, laquelle est la seule voie certaine pour aller vers « Dieu ».

L'image ; encore et toujours. Celle de cet homme fait à l'image de Dieu. A sa ressemblance. (Gn,1-27)

Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. Tu ne te prosterneras point devant elles, et tu ne les serviras point; car moi, l’Éternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punit l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération de ceux qui me haïssent, et qui fait miséricorde jusqu’à mille générations à ceux qui m’aiment et qui gardent mes commandements.
Exode 20, 4-6
On ne peut faire l'économie, dès lors que l'on aborde la question de l'imagination, de s'interroger sur le statut de l'image, encore moins de la tradition biblique qui jeta sur elle un interdit majeur. Il y a en réalité trois reproches majeurs faits à l'image :

Ceci n'a pas empêché le catholicisme, le courant orthodoxe de néanmoins produire de l'image : les deux crises de l'iconoclasme qui agitèrent Byzance avaient des causes autant théologiques que politiques et, sans doute, économiques. Elles aboutirent au schisme mais préfigurèrent aussi, à leur violente façon les deux manières de résoudre les rapports entre pouvoir spirituel et temporel.

De l'image donc : pauvre, assurément, mais pouvant servir de support, d'appui. Mais salutaire en même temps, qui de n'être jamais qu'un point de vue, qu'une vérité parmi d'autres, appelant l'autre pour se compléter, est en même temps appel, certes à la tolérance, mais surtout à l'écoute - qui à sa façon est obéissance.

Voici la seconde manière de voir cette ligne : Conche la signale assez bien, précisant que finalement la question de l'existence ou non de Dieu n'a aucune importance, n'est jamais que théologique et, pour ce qu'elle renferme d'analyse rationnelle, plus facteur de divisions que de rencontre. Est-ce un hasard si parmi les trois manières de longer cette ligne ( l'action ; mais aussi le non-agir, la vertu de la faiblesse) figure la création artistique ?

Je continue de rêver d'une voie mitoyenne qui s'insinuerait d'entre les rigueurs de la raison et les effervescences de l'imagination. Je la sais rare et sans doute inaccessible ; peut-être même n'est-elle qu'un angle mort. J'ai dit ce que création pouvait avoir de métaphysique ; je réalise soudain que regarder l'est tout autant.

Inversons simplement les perspectives et, au lieu de nous lamenter de ce que l'image soit pauvre, tronquée, tâchons d'y considérer quelque agrément. Sans doute est-elle plutôt protectrice. Je n'ai cessé d'être intrigué par l'interdiction faite à Moïse de regarder Dieu en face autant que par l'injonction faite d'avancer pieds nus parce que la terre était là, sacrée. Toutes nos représentations font de la Lumière un synonyme de vérité - Lumière dans certains textes est le nom prêté à Dieu ; au pluriel, on le sait, il désigne le triomphe de la Raison au XVIIIe siècle. Mais cette lumière aveugle, empêche paradoxalement de rien distinguer quand c'est l'ombre plutôt voire l'épaisseur de la nuit qui laisse au contraire percer les lueurs des galaxies, l'effervescence des étoiles. Qu'eût pu voir Thalès s'il n'était tombé dans le puits ?

Tel un écran, l'image nous protège.

De n'être qu'un point de vue parmi d'autres, l'image nous protège d'abord du dogmatisme le plus étroit. De ses conséquences les plus détestables. Il n'est qu'à considérer combien aisément nous imposons, et parfois à juste mesure, sitôt que nous sommes convaincus de l'absolue certitude de nos postures pour admettre que notre finitude est une chance, et l'absolu notre plus grand danger. Assurément nous n'avons ni assez de sagesse et encore moins de grâce pour le supporter fût ce seulement du regard.

Le regard absolu, l'image totale que nous ne parvenons qu'à peine à envisager et que les grands classiques nommaient le géométral, n'est rien d'autre que le regard de Dieu, celui qu'il porte sur le monde parce que lui seul rassemble d'une seule tenure l'ensemble de l'être. Mais en lui se joue la grâce à hauteur de quoi nous peinons à nous hisser. De la promesse sans cesse rappelée, à l'appel du prophète, de la parole originaire au commandement de l'ἀγάπη, je lis promesse de l'être ; je devine l'ouverture ; j'entends l'appel.

L'écran, à l'instar de la fenêtre, à la fois sépare et relie ; à la fois protège et prête au regard ; au danger.

Inverser la perspective revient ici à se dire que l'image serait riche de ce que pauvre ; protectrice de ce qu'offertoire. L'image nous ressemble ; elle est à l'intersection : d'entre l'intérieur et l'extérieur quand elle offre à l'autre les échos ultimes d'un paysage intime ; d'entre la vérité et le mensonge quand elle se pique d'être réaliste alors qu'elle n'est que saisie, toujours originale, d'une conscience qui se cherche ; d'entre grâce et misère quand elle s'offre à l'autre. Elle est écran parce qu'elle en dit vraisemblablement autant sur ce qu'elle donne à entrevoir que sur nous qui la contemplons. Dis moi ce que tu vois, je te dirai qui tu es. Elle révèle autant qu'elle cache mais elle nous révèle.

Il faudrait relire en entier le sermon 32 de Maître Eckhart : ceci d'abord.

Saint Augustin dit que l'âme est si noble et qu'elle a été créée si supérieure à toutes les créatures qu'aucune chose périssable, destinée à disparaître au jour du jugement dernier, ne peut parler à l'âme, ni agir en elle, sans intermédiaire ou sans messager. C'est le rôle des yeux et des oreilles et des cinq sens..Voilà les sentiers par lesquels l'âme s'en va dans le monde et par lesquels le monde, en retour, pénètre dans l'Ame.L'âme est entre un et deux ; elle est bien un intermédiaire qui par un côté touche au sublime et par l'autre incline invariablement au matériel. Non l'un ou l'autre ; les deux en même temps : coincée entre éternité et devenir ; entre grâce et indignité.

Les yeux sont le portail de l'âme, disait-on autrefois : oui, avec les autre sens ils sont bien ce nécessaire médiateur, cet ange qui porte le message, dans les deux sens et fait l'être à la fois pouvoir vivre dans le monde tout en n'en étant jamais tout à fait. Il en tire substance en même temps, au mieux, qu'il l'enrichit, au pire qu'il le souille ou épuise. L'image en est le lieu de passage. Quelque chose comme la tension constante entre l'épaisseur la plus brutale et la grâce la plus digne : ce qui de l'humain signe le devenir. J'aime assez le conseil d'Eckhart de protéger soigneusement ses yeux : la belle image revigore et ennoblit ; les autres souillent ...

Je ne connais pas de plus bel éloge de la nécessité de l'art.

Ceci ensuite ; surtout

Si l'âme pouvait entièrement connaître Dieu, comme les anges le connaissent, elle ne serait jamais venue dans le corps. Si elle était capable de connaître Dieu sans le monde, le monde n'aurait jamais été créé pour elle. Le monde a été créé pour l'âme, afin que l'œil de l'Ame soit exercé et fortifié pour pouvoir supporter la lumière divine. Comme l'éclat du soleil ne tombe pas sur la terre avant d'avoir été, au préalable, atténué dans l'air et répandu sur d'autres choses, parce qu'autrement l'œil de l'homme ne pourrait la supporter, la lumière divine est d'une puissance et d'une clarté telles que l'œil de notre âme ne pourrait la supporter, si notre regard n'était pas affermi par la matière et élevé par les images, dirigé vers la lumière divine et progressivement habitué à elleD'être ainsi à l'intersection, de procéder de Dieu certes, mais de n'être qu'une créature, d'être en chemin sans trop savoir s'il s'agit ici d'un exode ou d'une démarche, l'homme ne peut pas plus regarder son Dieu en face qu'il ne parvient à se contenter de n'être que de ce monde-ci. En chemin, avec cette obsession de faire de cet exode une méthode et de transformer cet exil en retour triomphant.

Ce qui change du tout au tout le statut de la matière : elle qui fut constamment présentée comme un lieu de perdition et de tentation, comme la forme même que revêt la culpabilité humaine, se métamorphose ici, face à une faillibilité avérée, en une incroyable protection. L'image, d'obstacle, se meut en bouclier. L'écran avait bien un double sens. Et l'image, ainsi, cesse d'être cette irrémédiable inclination à la fausseté ou au mensonge pour devenir l'étai par quoi l'âme se peut hisser. En dépit de tout ; de ses faiblesses ; à cause d'elles peut-être.

Je ne connais pas de plus bel éloge de l'image.

Tel est assez noble pour supporter l'appel : celui-ci sera messager. Tel autre assez généreux pour offrir à d'autres les résonances ultimes d'un horizon perdu : celui-là sera peintre ou écrivain.

Je sais en tout cas pourquoi je hante depuis des années églises, temples et synagogues : j'y sais trouver, parfois, le lointain écho d'une ferveur. Elle m'est parfois étrangère ; me paraît quelque fois tapageuse mais dans ces décors parfois trop riches, si outrageusement baroques ou au contraire si ombrageusement austères, je reconnais cette pellicule si fine, si fragile parfois, qui protège de l'ignominie.

L'image, oui, est appel de l'être.

 


1) sur le Mémorial, on lira avec intérêt ceci

2) appel vient de appello (adpello) qui a aussi le sens de pousser, diriger ; pello signifiant mettre en mouvement d'où pulsion est une forme