Textes

Postface au Temps de la responsabilité (1991)

Frédéric Lenoir avait demandé à Paul Ricœur de conduire une réflexion personnelle à partir d'entretiens réalisés avec Jean Bernard, Simone Veil, André Fontaine, Jacques Delors, Luc Ferry, René Lenoir etc..

pour Le volume Temps de la responsabilité publié par les éditions Fayard en 1991 P.R. a donc rédigé la postface que l'on pourra lire ici:

 

C'est une postface plutôt qu'une préface que je propose au lecteur. Outre que l'avant-propos de Frédéric Lenoir vaut préface, le fait que je me trouve être le seul avec ce dernier à avoir lu l'ensemble des contributions ici rassemblées me laisse pour seule issue de tenter un exercice de réflexion portant sur l'effet très particulier de convergence-divergence produit par la juxtaposition de compétences et de préoccupations aussi diverses que celles qui s'expriment dans ces textes. Trois questions se sont imposées à moi, une fois pris un certain recul par rapport aux textes lus :

1) S'il est vrai que notre époque paraît caractérisée par une demande nouvelle d'éthique, la première question est de savoir quelles situations nouvelles semblent rendre cette demande plus urgente qu'en d'autres temps. Pour répondre à cette question, je m'attacherai aux mutations qui affectent la nature profonde, la qualité de l'agir humain à l'âge présent des sciences, des techniques et de la vie politique.

2) Plutôt que de m'affronter sans transition à la question très controversée, dans ce livre même, du fondement de l'éthique, je donnerai la plus grande place à une réflexion intermédiaire portant moins sur l'explication dernière que sur la formulation spontanée des convictions de nature éthique qui m'ont paru le mieux tenir compte des mutations de l'agir humain évoquées dans le point précédent. A cet égard, l'idée de responsabilité, m'a paru constituer le point focal des convictions susceptibles d'entraîner un large consensus.

3) Sans prétendre trancher entre les solutions opposées apportées par les différents auteurs de cet ouvrage à la question du fondement de l'éthique, je m'efforcerai de dégager de la réflexion précédente quelques instructions concernant la manière de gérer de façon démocratique le différend qui grève inéluctablement l'entreprise de justification dernière de l'éthique.

I. LES MUTATIONS DE L'AGIR HUMAIN

La plupart des contributions ici rassemblées rattachent la résurgence des préoccupations éthiques dont nous sommes aujourd'hui les témoins et les acteurs au caractère inédit, sans précédent, résultant des applications techniques des sciences dans des domaines aussi variés de la vie sociale que ceux que Frédéric Lenoir énumère dans son avant-propos et qu'il répartit en six secteurs : sciences de la vie, environnement, échanges économiques, entreprise, médias, politique. C'est de cette nouveauté que je voudrais prendre la mesure en rattachant la panoplie de mutations en apparence hétérogènes au foyer de l'agir humain que celles-ci affectent.

Je commencerai par le problème de l'environnement, parce que l'échelle des phénomènes en question - échelle tant spatiale que temporelle — signale d'emblée le changement qualitatif de l'agir humain, qu'il sera ensuite plus facile de repérer dans des mutations d'un autre ordre, telles que celles qui procèdent des sciences de la vie.

Qu'ont en effet en commun des phénomènes tels que l'effet de serre, l'atteinte à la couche d'ozone, la pollution de l'eau, les pluies acides, la déforestation tropicale, le stockage de déchets nucléaires, la menace de disparition de maintes espèces vivantes? Ceci : pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, celle-ci est capable d'actions dont les effets dangereux sont de dimension cosmique. Le contraste entre notre époque et celle de la Cité grecque -c'est-à-dire l'époque où la conscience morale a reçu sa première articulation rationnelle - est à cet égard saisissant : l'action humaine se déployait alors à l'abri d'une nature réputée invulnérable, la cité des hommes formant une sorte d'enclave dans les intervalles bien tempérés d'une nature qui pouvait être hostile, mais que l'action humaine ne pouvait altérer de façon durable. A l'âge des techniques modernes, le rapport se trouve inversé : la nature, à l'abri de laquelle l'homme a vécu jusqu'à nos jours, se trouve menacée au niveau des grands équilibres qui ont permis à la vie de se développer et à l'homme d'apparaître à son tour, de subsister et de dérouler son histoire. Du même coup, la même nature qui jusqu'alors nous abritait se trouve désormais remise à la garde de l'homme. Cette mutation peut être tenue pour un changement qualitatif de l'agir humain en tant que capacité d'intervenir dans le cours des choses. Si, pris un à un, les progrès techniques qui ont produit cet effet global ont bien un effet quantitatif, leur effet cumulé revêt une signification qualitative, dans la mesure où c'est le rapport global de l'homme à la nature environnante qui est inversé de la façon qu'on vient de dire. C'est le couple agir-monde habitable qui est devenu qualitativement différent.

Je vois une raison complémentaire de commencer par le problème de l'environnement : par son échelle même, en effet, la mutation en cours constitue directement une demande de caractère éthique. Les phénomènes qui semblaient relever de la simple nécessité, et qui étaient perçus comme destin dès lors qu'ils interféraient avec les projets de l'homme, apparaissent aujourd'hui comme des effets de l'agir humain et de son intervention dans le cours des choses. Or, si l'éthique peut être définie, très en gros, comme une orientation de l'agir humain par des normes, la relation de notre agir avec le monde habitable est immédiatement source de questionnement éthique. Plus précisément, les effets même non voulus de l'intervention de l'homme à l'échelle planétaire posent d'emblée le problème moral ou éthique (comme Frédéric Lenoir, je propose de ne pas tenir compte de la distinction que l'on pourrait faire entre les deux adjectifs) en termes de responsabilité. Ainsi est justifiée à l'avance la priorité que j'accorderai plus loin à l'examen des formes nouvelles que revêt la responsabilité en liaison avec les changements qualitatifs de l'agir humain.

Mais, avant d'aborder ce chapitre, poursuivons le diagnostic des mutations en cours, en gardant pour fil conducteur les changements affectant l'agir humain dans sa nature profonde et ses aspects qualitatifs.

Les mutations liées aux sciences de la vie ne posent pas en apparence un problème comparable à celui que soulèvent les interférences avec l'environnement cosmique, à savoir un problème d'échelle - plus précisément, d'échelle spatiale et temporelle. Et pourtant la manière dont l'agir humain est changé est tout à fait comparable et même, comme on va le voir, étroitement analogue. Qu'il s'agisse de maîtrise de la reproduction, sous les trois aspects que distingue Jean Bernard (contraception, insémination artificielle, fécondation in vitro), ou de maîtrise de l'hérédité par le génie génétique, ou de maîtrise du système nerveux, il s'agit aussi d'un changement d'échelle de l'agir humain, dans la mesure où les techniques issues des sciences de la vie sont à même de modifier l'évolution des espèces - plus exactement de modifier l'humanité en tant qu'espèce. Le terme de révolution biologique, choisi par Jean Bernard, désigne bien quelque chose comme un changement d'échelle par rapport à la révolution thérapeutique qui n'affectait finalement que l'exercice de la médecine dans le rapport à l'individu et non le rapport à l'espèce. Avec la révolution biologique, on peut en effet parler d'un changement de portée de l'agir humain (ajoutons que ce changement de portée s'accompagne aussi d'un changement d'échelle, tant spatiale que temporelle, dans la mesure où toute mutation est potentiellement destinée à atteindre toutes les populations et où les effets s'étendent sur un nombre incalculable de générations). Cette parenté profonde entre les deux séries de mutations s'explique par le fait que la vie, sous son double aspect individuel et spécifique, constitue le premier horizon pour l'homme porteur d'histoire, sur le fond de ce second horizon qu'est la biosphère. Les deux séries de mutations s'enchaînent et s'emboîtent alors, comme le font aussi les horizons eux-mêmes que notre action ne cesse de repousser. Qu'il s'agisse encore là d'un changement qualitatif de l'agir humain, cela résulte du fait que les nouvelles maîtrises de la reproduction, de la génétique, du système nerveux, outre leur caractère cumulatif irréversible, s'exercent dans des zones jadis inaccessibles à l'intervention humaine ; elles interfèrent avec des expériences immémoriales de « passivité », liées à notre être-né, notre être-hérité, notre être-tel (caractère). Ce qui est atteint, c'est le socle vital de l'identité personnelle. Une fois encore, à ce changement qualitatif de l'agir humain correspond une demande de régulation éthique proportionnée à la portée et à l'échelle des interventions considérées. Et cette demande de régulation prend d'emblée figure d'une demande de redéfinition de la responsabilité.

Ce serait assurément forcer les choses que d'imposer aux réflexions sur le développement le schéma d'analyse proposé pour les mutations liées à l'action sur l'environnement et à la révolution biologique. Néanmoins, le fait que René Lenoir puisse déclarer d'entrée de jeu : « Nous changeons d'ère », suggère que, avec le problème du développement, nous touchons à d'autres formes du changement qualitatif de l'agir humain. La « volatilité » - qui résulte de la rapidité croissante des échanges de marchandises, de techniques, d'entreprises, d'idées, d'informations -, l'« individualisme » - qui résulte de la dispersion des anciennes communautés en individus isolés ou regroupés par petits groupes ou tribus - sont bel et bien des altérations profondes de l'agir humain dans sa dimension communicationnelle. C'est pourquoi ces deux périls appellent des choix communs, donc une politique commune, donc une éthique. La parenté n'est pas lointaine entre les mutations liées au développement et celles liées soit aux sciences de la vie, soit au rapport à l'environnement.

D'abord, le développement lui aussi pose un problème d'échelle dans l'espace et dans le temps : il lie le destin des populations du Nord et celles du Sud, et il opère dans la longue et très longue durée. Ainsi excède-t-il la gestion des relations de proximité et de courte ou moyenne durée, caractéristique des politiques nationales.

Ensuite, le développement fait pénétrer l'action publique dans une zone à la fois d'efficacité requise et d'incertitude résiduelle, ce qui, en soi, constitue une mutation de l'agir. La grande différence entre l'idée ancienne de progrès et l'idée relativement nouvelle de développement est que la première était l'objet d'une confiance qui la mettait du même côté que l'ordre cosmique et que le destin biologique, tandis que la seconde est de nature éminemment problématique: le développement peut mal tourner ; les distorsions entre le Nord et le Sud peuvent devenir catastrophiques et le développement du Nord peut être désastreux.

Autre rapprochement : alors que le progrès a été pensé en termes d'accumulation, d'accroissement quantitatif, le développement met en jeu des significations, des valeurs éthiques, lesquelles «ne s'additionnent pas». C'est bien ce transfert du quantitatif au qualitatif qui affecte le plus profondément l'agir humain à l'âge technologique. Et c'est parce que l'agir humain est qualitativement changé que le problème moral est d'emblée impliqué. D'une part, en effet, l'évolution technologique ne va pas de soi - elle demande à être jugée ; et il faut des critères pour le faire. D'autre part, le développement, en tant qu'il affecte l'écosystème, recoupe tous les problèmes rencontrés plus haut sous le titre de l'environnement. Quant à la répartition des biens à l'échelle planétaire, elle pose un problème de justice qui excède la logique marchande. On peut dire, avec Michael Walzer, qu'il y a autant de « sphères de justice » (c'est le titre d'un de ses ouvrages) qu'il y a de « biens à distribuer ». Or, tous les biens ne sont pas des marchandises, c'est-à-dire des choses à acheter et à vendre. Pour la première fois, la communauté internationale est devant le problème de répartir à l'échelle mondiale des biens hétérogènes qui ne sont pas tous de grandeur marchande. C'est là un nouvel aspect de la logique d'incertitude qui introduit le questionnement éthique. Une nouvelle zone de responsabilité se découvre, livrée jusqu'ici aux rapports de force, aux aléas des échanges. L'aveu de dénuement doit ici succéder à la jactance : quand les finalités humaines sont oubliées et que n'est prise en compte que l'utilisation maximale des moyens, le développement s'avère être maldéveloppement. L'absence de normes fait alors partie intégrante du diagnostic. Le développement n'est pas seulement un concept problématique ; ce n'est pas, en outre, un concept éthiquement neutre.

On me permettra de passer rapidement sur les mutations introduites dans le domaine de la communication par les nouveaux médias, et aussi dans celui de moyens d'information et d'éducation aussi anciens que la presse. Les spécialistes consultés sont allés d'emblée aux questions éthiques, celles relatives à la déontologie professionnelle. Il n'est pas sans intérêt, néanmoins, de s'attarder aux changements qui appellent précisément un renouveau du questionnement déontologique. Certains de ces changements sont des corollaires de ceux traités sous le titre du développement. Mise en contact avec le monde entier par l'effet de désenclavement, désoccultation par augmentation de la visibilité des comportements politiques, industriels, culturels : ces phénomènes ne sont pas sans rapport avec ce que l'on a appelé la « volatilité » des échanges. D'autres mutations, il est vrai, sont propres au monde des médias. Mais ils peuvent encore être exprimés en termes d'accroissement de puissance, donc de changement qualitatif de l'agir humain. Parlant des effets pervers de la « médiocratie », André Fontaine et Yves Jaigu ne cachent pas le caractère directif attaché à des images imposées à tous en même temps, ainsi que le caractère clandestin du découpage et de la sélection des tranches d'information, pour ne rien dire de la recherche du sensationnel et de l'émotion. Ici aussi, l'aveu d'un plus grand pouvoir, et surtout d'un pouvoir nouveau, appelle une réflexion éthique appropriée sur ce que devrait être une vraie information. Comme dans les autres domaines parcourus, l'accroissement des moyens risque d'occulter l'interrogation sur les fins que cet accroissement même rend pourtant plus urgente.

Les contributions placées sous le titre « Éthique et politique » nous transportent d'emblée au cœur des préoccupations éthiques, sans consacrer beaucoup d'attention au diagnostic - comme c'était le cas avec les problèmes d'environnement, ou d'application des sciences de la vie, ou avec la question du développement. Il vaut la peine néanmoins de s'arrêter aux mutations du champ politique qui induisent l'interrogation éthique. Jacques Delors note au moins « deux faits » qui servent de préface à sa réflexion éthico-politique. D'un côté, il observe de la part des citoyens un défaut d'intériorisation d'une information surabondante (on retrouve la question des médias); d'un autre côté, il constate la fin de la guerre civile froide, avec la conséquence, qu'il déplore, de l'instauration d'un consensus mou. L'intérêt de ces remarques est de souligner d'emblée le caractère problématique de la démocratie au moment même où elle paraît prendre l'avantage dans la compétition entre systèmes politiques à l'échelle mondiale. La demande d'éthique est directement greffée sur une crise de la démocratie représentative et sur une participation insuffisante des citoyens à la vie publique. Ces remarques, en apparence marginales, prennent toute leur force si on les rapproche de ce qui a été dit sur le caractère problématique du développement : dans la mesure où celui-ci repose sur des décisions politiques, il n'est pas vain de constater que c'est au moment même où le pilotage de l'économie appelle un surcroît de démocratie que celle-ci entre en crise. Ce qu'on appelle «déclin des idéologies» et « montée de l'individualisme » révèle une réalité plus profonde, sur laquelle spéculent maints politologues, à savoir que la démocratie, à la différence des régimes qui tiraient leur autorité d'entités préalables ou supérieures, est sans cesse en train de se fonder. Le paradoxe ici est que la moralisation de la vie politique, dont on reparlera plus loin, se détache sur un fond problématique qui n'est pas tel par accident, mais par constitution. La démocratie est le régime pour lequel le procès de sa propre légitimation est toujours en cours et en crise. Cette crise réagit sur tous les secteurs de la vie sociale énumérés par Frédéric Lenoir dans son avant-propos, dans la mesure où chaque nouvelle zone de pouvoir est aussi une zone de responsabilité, appelant des choix et des décisions, de nature éthique, certes, mais qui seraient sans expression visible et sans force si la puissance publique ne les imposait : qu'il s'agisse de financer la recherche dans les zones sensibles des sciences de la vie, de corriger les nuisances de la technique au plan de l'environnement, ou d'orienter le développement du Nord et du Sud dans un sens plus juste et en tout cas moins catastrophique. Le paradoxe sur lequel débouche cette première suite de réflexions est celui-ci : le politique est le lieu où se focalisent toutes les problématiques parcourues dans tous les autres secteurs ; c'est aussi celui où le caractère problématique qui s'attache aux mutations considérées est redoublé par la problématicité propre au politique en tant que tel.

II. SUR QUELQUES CONVICTIONS COMMUNES

Je voudrais maintenant m'attarder à une question qui, selon moi, fait charnière entre le diagnostic des mutations qui expliquent en partie la résurgence des préoccupations éthiques et l'enquête sur le fondement des valeurs éthiques susceptibles de répondre à l'attente des hommes de science, comme des hommes de terrain. Il ne faudrait pas, me semble-t-il, passer trop vite de la première à la deuxième question, par une sorte de court-circuit, sans qu'on se soit arrêté à ce qui me paraît constituer un point de passage obligé pour la réflexion. Certes, la demande d'éthique présente un trait paradoxal que l'on est tenté de prendre sans délai en compte : à savoir qu'elle se fait la plus pressante à l'époque même où l'éthique est devenue problématique quant à sa justification dernière. On est alors tenté de traiter ce phénomène dans la foulée des réflexions précédentes, comme si la perte de référence objective, de transcendance dans l'ordre moral, constituait une mutation supplémentaire à ajouter à la liste des précédentes, mettant ainsi le sceau définitif de la modernité sur toutes les considérations antérieures. En dépit de son effet de dramatisation, cette sorte de court-circuit dans la réflexion me paraît très dommageable, dans la mesure où l'enquête portant sur le contenu même des assertions de caractère éthique se trouverait indûment sacrifiée à l'examen de la question épineuse de la légitimation dernière de ces assertions. Or, c'est toujours, me semble-t-il, à propos de convictions préalables que l'on pose la question dé fondement.

J'accorde que la conviction, séparée de la justification, laisse le problème moral en suspens. Mais ce régime provisoire suffit à la pratique individuelle et collective. C'est à ce niveau que s'attestent les croyances pour lesquelles le moraliste, le philosophe, le théologien cherchent ultérieurement un fondement. La lecture des présents entretiens m'a confirmé dans cette hypothèse de travail de deux façons différentes. D'abord, j'ai perçu un accord beaucoup plus grand au niveau des convictions qu'à celui de la réflexion fondamentale. Un différend irréductible semble diviser tout au long de l'ouvrage les chrétiens et les agnostiques, et, plus particulièrement, dans les essais terminaux dont je parlerai dans la troisième partie, les tenants d'une éthique de l'altérité singulière et ceux d'une éthique de la communication et de l'argumentation. Mais ce différend ou ces différends ne recouvrent pas des discordances majeures au plan des convictions faisant directement réponse aux questions posées par les scientifiques, les économistes, les politiques. Ensuite — et je dois dire que cette seconde confirmation a été pour moi la plus encourageante -,les réponses des contributeurs se partagent de la façon la plus intéressante et la plus instructive en deux groupes ; et ce partage se fait précisément au plan des convictions. Les uns font appel à un fonds commun durable de convictions qui leur paraît toujours disponible et que n'atteint pas la crise des fondements; les autres mettent l'accent sur des convictions nouvelles, ou sur la formulation nouvelle de convictions anciennes, en réponse aux mutations de l'agir humain à l'âge technique. Pour distinguer ces deux sortes de convictions, je parlerai de « convictions d'arrière-plan » et de « convictions d'avant-plan ». Il en est ici comme dans le défilé d'un paysage; les fonds sont quasi immobiles, tandis que le décor proche paraît se dérouler à vive allure. Je dis tout de suite que les deux postures sont également légitimes : face aux mutations que j'ai dénommées «mutations qualitatives de l'agir humain », on peut soit en appeler aux traits les plus stables de la condition humaine, soit assumer comme un défi la nouveauté même des situations inédites et y répliquer par une reformulation appropriée d'anciens impératifs.

Les convictions d'arrière-plan se ramènent pour l'essentiel à la distinction que Kant a rendue familière entre les personnes et les choses - les premières ayant une valeur et appelant le respect, les secondes ayant seulement un prix et pouvant être manipulées, achetées et vendues. Tout se passe comme si, pour la plupart des auteurs interrogés, cette distinction avait toujours été connue et reconnue, même si elle a toujours été bafouée.

Cette conviction de base admet plusieurs variantes. Ainsi est-il maintes fois affirmé que le qualitatif ne saurait être sacrifié au quantitatif. Le chapitre « Éthique et environnement » abonde en protestations de ce genre ; l'évolution technologique n'obéirait plus qu'à des modèles de croissance exclusivement quantitatifs qui font de l'homme un «être avide d'objets », entraîné dans un processus indéfini d'« équipements » productivistes. Autre variante : ce qui est le plus précieux, est-il aussi rappelé - santé, amitié, beauté, liberté, nature -, ne s'achète pas. Et encore : l'homme poursuit des fins propres qui ne se laissent dériver d'aucun calcul de moyens ; le déficit éthique si souvent déploré consiste précisément en une substitution de la logique instrumentale des moyens à la pondération des fins.

Quant à la bioéthique, elle ne dit pas autre chose, tant qu'elle s'en tient aux convictions d'arrière-plan ; c'est le cas des quatre règles énoncées par Jean Bernard : respect de la personne unique, irremplaçable ; respect de la connaissance ; responsabilité des chercheurs ; refus du lucre. Jacques Testart, qui, tout comme Jean Bernard, a beaucoup à dire sous la rubrique des impératifs d'avant-plan, s'en prend avec vigueur à l'implacable logique de l'efficacité, à l'enchaînement irréversible des techniques ; ainsi déplore-t-il le traitement de l'œuf humain comme matériau dans les entreprises de sélection eugénique positive.

L'économiste ne parle guère différemment lorsqu'il oppose à la vieille idée de progrès l'affirmation que la quête des valeurs échappe à tout progrès qualitatif. Les valeurs éthiques, note René Lenoir, ne s'accumulent pas : « Le plus grand progrès de l'époque, c'est la fin de l'idée de progrès. » C'est cette mise à nu qui suscite la résurgence des valeurs éthiques. Ici, l'auteur n'hésite pas à affirmer, au terme d'une longue fréquentation des pays du Sud, qu'il existe à ses yeux des valeurs universellement honorées et respectées, telles que le courage, l'honnêteté, la fidélité, l'hospitalité, la bonté, la miséricorde. On ne peut imaginer plaidoyer plus décidé en faveur des convictions d'arrièreplan, quitte à réserver un sort distinct aux valeurs nouvelles des sociétés du Nord — comme la tolérance et la laïcité, qui relèveraient de ce que j'appelle les « valeurs d'avant-plan », dans la mesure où elles répondent à des mutations de l'agir humain survenues plus récemment dans la sphère politique.

Mais aucun des auteurs interrogés ne s'en tient à cette réassertion des valeurs d'arrière-plan. Très vite ceux-ci sont confrontés à la nécessité de donner une réponse appropriée à la nouveauté des défis attachés à ce que j'ai résumé sous le titre des « mutations de l'agir humain ». Les quatre règles rappelées par Jean Bernard inclinent déjà vers ce qu'on appelle, dès les premières pages, les « situations inédites » auxquelles l'homme est aujourd'hui confronté. Leur correspondent les quatre questions auxquelles René Lenoir ne trouve « pas de réponse claire et satisfaisante », à savoir : « Selon quels critères juger, et éventuellement baliser, l'évolution technologique ? » Quel comportement tenir « vis-à-vis de la nature, de l'écosystème, notre patrimoine commun»?

Sur quoi fonder la justice des sociétés humaines ? « Et enfin, la plus importante de toutes, celle qui commande toutes les autres : quel rapport y a-til encore entre l'abondance des biens, la nature de ces biens, et ce qui est bon pour l'homme, c'est-à-dire la satisfaction de ses besoins matériels, sociaux, culturels, spirituels ?... Le PNB mesure seulement la croissance de la production marchande, mais la mesure de la répartition des biens et des aspects qualitatifs de la vie sociale exige d'autres instruments. » On voit comment le recours à des convictions d'arrière-plan relativement stables et quasi universelles ne se maintient qu'au prix de leur ajustement à ces situations inédites, marquées par de véritables mutations de l'agir humain.

Je propose de prendre l'idée de responsabilité pour guide dans le paysage mouvant des convictions d'avant-plan, celles qui ambitionnent de répondre aux situations inédites évoquées plus haut.

Partons de la remarque plusieurs fois esquissée ci-dessus qu'à des maîtrises nouvelles correspondent des responsabilités nouvelles. Mais nouvelles en quel sens ? Ici se dessine un thème commun à la plupart des auteurs, à savoir l'appel pressant à l'exercice de la mesure, de la retenue, voire de l’abstention d'agir (Jacques Testart). On ne saurait sous-estimer l'importance de cette volte-face dans l'éthique même de l'agir, si on compare cette proposition à l'éthique sousjacente à l'idéologie du progrès. Là où l'on envisageait une croissance illimitée, une extension sans fin des connaissances et des applications pratiques du savoir, entraînant un développement lui-même sans bornes de l'éducation morale du genre humain, les moralistes d'aujourd'hui se mettent soudain à penser en termes de limites à poser et imposer.

Or, c'est bien l'idée de responsabilité qui constitue le lieu privilégié de cette mutation au niveau des convictions d'avant-plan. Malheureusement cette idée de responsabilité, si souvent alléguée, est rarement analysée pour elle- même dans le discours contemporain. Son entrée tardive dans le vocabulaire technique de la philosophie morale explique en partie ce défaut d'analyse. Défaut majeur : on a trop facilement confondu responsabilité et imputabilité, si l'on entend par imputabilité la procédure par laquelle on identifie l'auteur d'une action, son agent. La responsabilité se décline alors au passé : on recherche qui est à la source de telle ou telle chaîne de changements dans le cours des choses et on isole un ou plusieurs agents humains que l'on nomme et que l'on déclare responsables. Cette conception, que j'appelle «minimale», de la responsabilité est déjà riche d'implications, bien qu'elles ne soient pas à la hauteur du problème posé par les mutations de l'agir humain à l'âge de la technique. Retenons au moins une implication de l'idée de responsabilité- imputation qui nous met sur la voie d'un développement plus intéressant. Se tenir pour responsable d'une action passée, c'est être prêt à en rendre compte, au double sens de la justifier et d'en payer le prix en termes de dommages, de torts, de nuisances. Par là, l'idée de responsabilité, d'abord tournée vers l'action passée, commence à se diriger vers le futur, celui des conséquences prévisibles dont on assume la charge. Mais la condition nouvelle faite à la responsabilité à l'âge technologique demande une orientation plus franchement dirigée vers un futur lointain qui dépasse celui des conséquences prévisibles. On entre véritablement dans la perspective requise par les mutations de l'agir, si l'on part d'un trait négligé dans l'analyse antérieure. Il y a responsabilité, en un sens spécifique, si l'on fait intervenir l'idée d'une mission confiée, sous la forme d'une tâche à accomplir selon des règles. Le langage ordinaire porte la trace de cette nouvelle composante, quand il parle de la responsabilité comme d'une charge que l'on assume, d'un poids que l'on prend sur ses épaules. Cette idée de mission confiée va nous conduire très loin et nous porter à la rencontre des problèmes spécifiques dont il est traité dans ce livre.

L'implication la plus immédiate est celle-ci : la mission la plus délicate qui puisse être confiée à un agent qui s'en déclare responsable pour l'avenir, c'est la protection de quelque réalité fragile, périssable. Je rencontre ici l'analyse que Hans Jonas propose dans Le Principe responsabilité, récemment traduit au Cerf par Jean Greisch. Selon cet auteur, nous sommes aujourd'hui responsables du futur le plus lointain de l'humanité, bien au-delà de l'horizon borné des conséquences prévisibles d'une action déjà faite; l'enjeu de ce futur lointain, c'est la perpétuation de l'histoire humaine. Jonas voit là un nouvel impératif qu'il formule ainsi : « Agis de telle sorte qu'il existe encore une humanité après toi et aussi longtemps que possible. » L'impératif est nouveau par rapport à la simple idée de respect de la personne, en ce sens qu'il excède une éthique de la proximité, scellée par le souci de réciprocité. La responsabilité, à l'âge technologique, s'étend aussi loin que le font nos pouvoirs dans l'espace et dans le temps, et dans les profondeurs de la vie. Et nous ne connaîtrons jamais les descendants qui pourraient nous demander des comptes. La responsabilité est alors sans réciprocité assignable. Seconde suggestion de Jonas : cette humanité future, remise à notre garde, est essentiellement fragile ; elle est le périssable par excellence. On objectera que l'homme a toujours été mortel et l'a toujours su. Certes. Mais le fait nouveau est que l'homme est maintenant devenu dangereux pour l'homme; il est devenu dangereux pour lui-même en mettant en danger la vie qui le porte et la nature à l'abri de laquelle il découpait jadis l'enclos de ses cités. De ce corollaire important de l'idée de mission confiée découle sans retard le second que voici : si l'homme est devenu le périssable par excellence, la maxime principale de la morale devient l'exercice de la mesure, de la retenue, voire de l'abstention d'agir. Nous rejoignons ici le thème commun à la plupart des intervenants et le plus opposé à l'idée du progrès. Hans Jonas peut nous aider à formuler le lien entre cette nouvelle maxime et la considération du périssable. Ce lien est fourni par l'idée de dangerosité. Or, le danger appelle légitimement la peur : une peur réfléchie, dont Jonas fait l'objet d'une « heuristique de la peur », qui s'exprime en particulier par une prise en compte des nuisances, dégâts, destructions possibles, même si leur occurrence est improbable. C'est à travers cette série de considérations que l'idée de responsabilité se porte au-devant des mutations sans précédent qui affectent l'agir humain à l'âge des techniques.

Tous nos auteurs, il est vrai, ne se situent pas dans les perspectives « cosmiques » qu'on vient de dire et ne lient pas de façon aussi étroite la responsabilité aux idées de dangerosité et de fragilisation liées à ces perspectives. Le lecteur n'aura pas de peine à discerner dans les réponses de nos auteurs deux emplois de l'idée de responsabilité en apparence très éloignés de celui que suscite la réflexion sur l'environnement et sur les applications des sciences de la vie.

Le premier se rencontre dans le cadre de l'enquête sur « Éthique et entreprise ». Le plaidoyer en faveur de l'éthique de responsabilité paraît se rattacher à l'idée classique d'imputation, telle que nous l'avons caractérisée plus haut. Une précision intéressante s'y ajoute toutefois, qui donne à réfléchir. Elle tient à l'opposition qui est faite entre logique de la responsabilité et logique de l'obéissance (François Guiraud). En un sens, cette opposition fait suite à celle, familière depuis Kant, entre autonomie et hétéronomie. A ce sens traditionnel s'ajoute toutefois l'idée neuve que c'est dans une cellule définie par la finalité de l'efficacité - l'entreprise -que la responsabilité doit être cultivée, à la fois comme une composante de l'efficacité (« pour être efficaces les hommes doivent être responsables ») et comme une réponse à la demande d'autonomie des individus eux-mêmes. L'entreprise est alors traitée à la fois comme une institution particulière à finalité économique et comme un lieu privilégié de culture et de croissance personnelle. C'est ce double statut qui, à mon avis, rend vulnérable, voire équivoque, l'éthique des affaires : le danger n'est-il pas que l'appel à la responsabilité individuelle reste une ruse subtile de l'idéologie productiviste, en particulier lorsque cet appel est couplé à la demande d'adhésion à des valeurs d'entreprise définies au sommet ? Nos auteurs offrent ici un contre-argument, précisément en opposant la logique de la responsabilité à celle de l'obéissance, dont le règne pourrait se perpétuer de façon dissimulée sous le couvert du serment d'allégeance dans lequel s'encadre volontiers l'appel à la responsabilité. Sans doute l'éthique de la responsabilité n'a-t-elle jamais fini de s'opposer à l'éthique de l'obéissance. Si c'est le cas, place doit être réservée dans l'éthique d'entreprise, tentée par l'irénisme, à l'idée de conflit - de conflit négocié, certes, mais néanmoins de conflit : non seulement entre les individus et entre les composantes hétérogènes conjuguées dans l'entreprise, mais au niveau même des finalités en jeu. La finalité de l'entreprise, nous rappelle-ton, « est de faire coopérer les hommes en vue de produire des biens et services pour satisfaire des besoins en rémunérant partenaires et actionnaires » ; autre est la finalité des personnes elles-mêmes qui, jusque dans le travail, poursuivent un projet singulier d'accomplissement.

L'idée de responsabilité, telle que l'éthique des affaires la précise, peut- elle s'accorder avec celle que suscite une réflexion sur l'environnement et sur l'application des sciences de la vie ? Se bornera-t-on à attribuer à la différence d'échelle entre les domaines considérés la différence des significations attachées à l'idée de responsabilité? Après tout, il pourrait n'exister entre celles-ci qu'une ressemblance de famille, comme le dit Wittgenstein de maints concepts prétendument univoques. La thèse est tout à fait plausible. Les valeurs ne sont pas des essences platoniciennes, surtout celles qui relèvent de ce que j'appelle les « convictions de premier plan ».

On peut néanmoins, sans faire violence à l'expérience, suggérer l'idée d'un échange et d'un enrichissement mutuel entre les significations successives attachées à l'idée de responsabilité en fonction de la diversité de ses domaines d'application. La définition de la responsabilité par la protection du périssable confié à notre garde, définition inspirée par Jonas, ne s'applique pas seulement à la biosphère, mais, de proche en proche, au cercle plus restreint de l'économie mondiale et du développement, et finalement à l'entreprise qui apparaît elle-même comme une chose fragile à protéger et à faire croître ; l'idée de mission confiée fait ainsi le lien entre toutes les échelles d'emploi de l'idée de responsabilité. En sens inverse, l'idée classique de responsabilité, au sens d'imputation de l'action à un agent tenu pour comptable de ses actes, si elle trouve dans le cadre de l'entreprise un lieu d'application privilégié, s'étend de proche en proche, à travers la problématique du développement, jusqu'à la sauvegarde de l'environnement. Celle- ci ne revêt un sens éthique que dans la mesure où chaque individu se découvre auteur, à un titre ou à un autre, des changements de grande ampleur qu'il serait tenté d'attribuer à des forces qu'il ne contrôle pas. L'élargissement de la sphère d'intervention humaine entraîne celui de la responsabilité elle-même au sens précis d'imputabilité. C'est sous cette condition que la nature tout entière peut être dite remise à notre garde. Si de tels échanges "de significations sont possibles, c'est parce que l'impératif « nouveau » de responsabilité formulé par Hans Jonas ne se substitue pas à l'idée classique de responsabilité au sens d'imputation, mais, en la précisant et en l'enrichissant, la porte à la rencontre des mutations de l'agir humain à l'âge de la technologie.

Une seconde paire d'opposés, cette fois entre éthique de conviction et éthique de responsabilité, vient troubler la belle ordonnance de nos concepts. A première vue, cette opposition est irrecevable. Comment la responsabilité pourrait-elle relever de l'éthique, si elle n'exprime pas une conviction ? Et qu'est-ce qu'une conviction qui ne rend pas responsable, en l'un ou l'autre sens qu'on vient de dire? Et pourtant cette polarité touche à quelque chose d'essentiel. Et ce n'est pas par hasard si c'est dans des entretiens avec des hommes politiques qu'elle entre en scène. L'exercice du pouvoir en effet est, comme on le sait depuis l'Antigone de Sophocle, le lieu d'un conflit tragique entre le côté « idéalisant » de la conviction morale et le côté « pragmatique » de l'engagement politique. A cet égard, la tragédie grecque est bien relayée dans notre culture par la fameuse opposition, qu'on lit dans la Phénoménologie de l'esprit de Hegel, entre la « belle âme » et le « héros de l'action ». Confronté à son tour à des pacifistes peu soucieux de l'impact politique de leurs convictions et très peu attentifs aux prérogatives ultimes du politique, à savoir le monopole en dernière instance de l'usage de la violence légitime, Max Weber ne pouvait éviter de redonner vie à la vieille dialectique, elle-même rajeunie par Hegel. Ce n'est pas tout : le lieu du conflit n'est pas tant le glissement, menaçant jusque dans l'État de droit, du pouvoir à la violence que dans la pratique hautement démocratique de la négociation. C'est là, plus que dans les opérations de police, que des alternatives se creusent et que des compromis prennent figure de compromission. De quelque façon que les politiques résolvent ce genre de conflit - et les politiques auraient bien tort soit d'en émousser l'arête, soit de s'en déclarer exempts —, il faut le tenir pour bien réel pour autant qu'il dérive directement de ce que j'appelle ailleurs le paradoxe politique, à savoir la conjonction fragile dans le politique entre la forme (Constitution, État de droit) et la force (naissance dans la violence et remanence de la violence dans l'exercice du pouvoir). C'est pourquoi nous ne pouvions rencontrer ce genre de perplexité tant que nous traitions seulement de maîtrise technique, et pas encore de pouvoir politique. C'est là que se perpétue ce que l'on peut bien appeler un «tragique de l'action», qu'une conception trop irénique du retour de l'éthique tendrait à méconnaître. Or, le dilemme ici pointé ne reste pas cantonné dans la sphère politique ; il se propage dans les autres sphères du pouvoir d'agir, dans la mesure où les choix de modération, de retenue, voire d'abstention, recommandés par la « nouvelle » responsabilité, sont des choix politiques : attribution de crédits, orientation de la recherche, nomination à des positions d'autorité, etc. Où l'on retrouve la négociation, les compromis... et la compromission. Le politique, après tout, n'est pas une sphère à part ou supplémentaire, mais le lieu de cristallisation de la décision à l'échelle de ces communautés historiques que sont les Etats-nations. Les mêmes problèmes se poseront au niveau d'instances supra-étatiques, européennes ou mondiales.

La question se pose alors de coordonner ce nouvel emploi de l'idée de responsabilité avec les précédents. A y regarder de près, l'espèce de scandale que suscite l'opposition entre éthique de conviction et éthique de responsabilité s'explique par un changement de vocabulaire qui concerne davantage la conviction que la responsabilité. Par « conviction », on entend ici non plus l'engagement intime de la personne -engagement inhérent à toute prise de position éthique -, mais une invocation « idéaliste » de valeurs morales, sans égard pour les conséquences, sans égard plus particulièrement pour celles qui affectent le destin des êtres confiés à notre garde en raison de leur caractère périssable. C'était bien le cas avec les âmes romantiques que fustigeait Hegel; ce l'était aussi avec les militants pacifistes qu'affrontait Max Weber. Ce pourrait l'être quelquefois aujourd'hui avec tels écologistes peu soucieux des effets économiques et sociaux de leur conviction, comme le déplore ici même Simone Veil. Or, il faut l'avouer, il y a dans l'idée de valeur, détachée de celle de mission confiée, donc amputée du dévouement effectif à une cause, une tendance au prêche, à la rhétorique, à l'invocation verbeuse, aussi répétitive et compulsive qu'impuissante, comme le rappelle ici même Marie- Colette Boisset, psychanalyste. A cet égard, il faut entendre la voix discordante de Jacques Ellul, déclarant sains ambages qu'il n'y a plus d'éthique ; que l'âge technique marque préciseraient l'occultation du problème éthique, dans la mesure où le phénomène technique a ses lois propres de développement qui excluent la distinction entre le faisable et le permis. La première riposte éthique, selon Ellul, serait alors de se savoir non libre : seul celui qui aurait fait cet aveu pourrait reprendre le problème à la base et demander pour quoi nous sommes libres. Or, il est remarquable qu'à ce stade de sa méditation Ellul ne se présente pas en désespéré. Il parle lui aussi de la nécessité de poser des bornes, de faire appel à la responsabilité à l'égard de l'autre. Il lui revenait ainsi de rappeler que c'est à des hommes non libres que l'éthique s'adresse; que l'aveu de la non-liberté est préalable à toute assertion de valeurs. C'est à la lumière de ces rudes avertissements que l'on peut comprendre la dérive de l'idée de conviction, sous le couvert de la prétendue éthique de conviction. Mais l'idée de responsabilité, coupée de son côté de celle de conviction, n'est pas non plus à l'abri d'une dérive dangereuse : elle se confond alors avec celle d'efficacité à tout prix ; c'est qu'elle a été dépouillée de ce qui l'enracine le plus fortement dans la conviction, à savoir l'obligation de porter secours au périssable.

Reste que le politique se révèle être le lieu d'un conflit spécifique, où conviction et responsabilité figurent sous les aspects tronqués qu'on vient de dire. Cette structure conflictuelle, où la responsabilité paraît s'opposer à la conviction, est ce qui distingue le politique de tous les autres lieux où se fait entendre la demande d'éthique.

III. EN QUÊTE DE FONDEMENTS

C'est à dessein que j'ai ajourné aussi longtemps que je l'ai pu la question des fondements de l'éthique, pour deux raisons, première raison : il m'a paru que c'est au niveau des convictions éprouvées ou, comme dit John Rawls, des convictions « bien pesées » (considered), plutôt qu'à celui de la réflexion seconde tournée vers leurs fondements ultimes, que s'esquissent les réponses qu'on vient de dire à la demande d'éthique posée par les scientifiques et les politiques. Cette hypothèse de travail explique, d'une part, mon insistance sur la distinction entre convictions d'arrière-plan et convictions d'avant-plan ; d'autre part, mon traitement de l'idée de responsabilité en tant que pivot et point focal de ces convictions. Seconde raison : dans une société démocratique, ces convictions, prises au plan de leur effectivité culturelle, présentent une convergence forte, alors même qu'elles admettent des démarches fondationnelles gravement divergentes. Je dis bien : « dans une société démocratique ». Car c'est la démocratie elle-même qui se trouve ainsi définie par la capacité à endurer un conflit fondationnel sérieux, dans la mesure où celui-ci, loin d'affaiblir l'engagement des citoyens au niveau des convictions effectives, contribue à forger, à ce niveau précisément, ce que John Rawls appelle « consensus par empiétement » (overlapping consensus). La question posée dans l'avant-propos : « Comment penser l'éthique à l'âge démocratique? », concerne directement le statut même de la démocratie ; une démocratie, faut-il dire, est pluraliste dans la mesure où elle admet une fondation elle-même pluraliste pour des convictions largement consensuelles. C'est le cas des démocraties occidentales qui reposent sur l'entrelacs de plusieurs héritages hétérogènes : judéo-chrétien, gréco-romain, humaniste (de la Renaissance aux Lumières). Ce tissage de comportements éthiques conflictuels/consensuels est ce qui distingue l'Europe et l'Occident du reste du monde : comportements éthiques conflictuels en amont, consensuels en aval. C'est pourquoi je ne chercherai aucunement à atténuer les dissonances entre les trois philosophes ici consultés. C'est pourquoi aussi je me permettrai de me considérer moi-même comme l'un des philosophes interrogés.

La thèse de Luc Ferry satisfait assurément à l'exigence de fondement, dans la mesure où le processus d'argumentation marque une rupture avec les intérêts individuels, ou, comme il dit, exprime la capacité de l'homme de « s'arracher à ses déterminations particulières ». En ce sens, l'argumentation fonctionne comme une instance transcendante, mais non extérieure à l'autonomie individuelle. Le problème est alors de savoir si d'une simple procédure on peut dériver des contenus. Luc Ferry réplique que le choix procédural de la discussion « engage un certain nombre de principes quant au contenu. Il engage une certaine ontologie philosophique », concernant l'aptitude même de l'homme à entrer dans l'éthique de la discussion.

Ne faut-il pas aller plus loin et remettre en chantier l'idée de tradition ? Une chose est la Tradition, érigée en principe absolu d'autorité, une autre les traditions en tant que véhicules historiques des convictions. Or, l'éthique de la discussion ne peut elle-même faire l'économie de ce second concept de tradition. Car, qu'est-ce que les individus peuvent en fait apporter à la discussion, sinon des convictions qu'ils soumettent au jugement de l'autre — convictions qui deviennent alors des convictions bien pesées ? Et qu'est-ce que discuter, sinon chercher à convaincre? A l'opposition trop entière entre tradition et argumentation, il faudrait peut-être substituer la complémentarité conviction/argumentation. Le recours ultime à la simple procédure de discussion et à ses critères universalistes retrouve alors sa crédibilité : ramenée au rôle de mise à l'épreuve des convictions, la procédure de discussion se révèle même être un bon révélateur du caractère ultimement conflictuel de la problématique fondationnelle. Ce sont bien des différends que la discussion rend plus aigus. L'éthique de la discussion ne reste-t-elle pas finalement trop tributaire de l'histoire du rationalisme occidental pour prétendre à un statut meilleur que celui d'universel prétendu, que seule la confrontation avec des cultures très différentes de la nôtre pourrait transformer un jour en universel reconnu? Or, c'est à peine si cette confrontation, concrètement universelle, a commencé à l'échelle planétaire. Luc Ferry n'est pas loin de reconnaître les limites d'une fondation purement procédurale lorsqu'il pose, avec une grande honnêteté intellectuelle, la question (qu'il appelle «de second degré ») du sens du sens ; celle-ci lui suggère une lecture de la religion qui ne la réduirait ni au statut de la superstition ni même à celui de la tradition. En proposant d'« aménager ce nouveau statut du religieux à l'intérieur d'un univers qui l'exclut», il entre avec générosité en discussion avec les deux autres philosophes consultés.

Marie-Dominique Philippe accorderait sans doute que l'anthropologie et l'ontologie des Grecs, dont il fait un large bilan, ne répondent plus à notre interrogation dans la situation d'éclatement éthique rappelée par Luc Ferry. C'est pourquoi il fait retour à ce que j'ai appelé le « plan des convictions communes», et plus précisément aux convictions d'arrière-plan. C'est à ce niveau de profondeur qu'il discerne ce qu'il appelle une « expérience fondamentale », celui d'un homme qui découvre sa capacité d'aimer un autre homme. Or, dit-il, « on est responsable à l'égard d'un autre homme qu'on aime ». Cette expérience vaut fondement à l'égard précisément du sens de la responsabilité dont nous avons fait si grand cas. Mais pour notre philosophe cette expérience ne porte pas sur un universel, mais toujours sur une singularité. C'est ce qui l'oppose fondamentalement à Luc Ferry. Le modèle est ici celui de l'amour d'amitié, qui atteint « l'autre en lui-même et pour lui-même dans sa propre altérité, tel qu'il est et non parce qu'il nous aime ». A cet égard, la liberté et le jugement apparaissent comme des corollaires de l'amour d'amitié et non comme des propriétés primitives. Cela dit, la religion n'est pas fondatrice au sens où l'est l'expérience de l'amour d'amitié. Elle approfondit plutôt les relations humaines en les enracinant dans le sentiment de « dépendance radicale à l'égard d'un être premier, créateur de ce qui en lui est source de toute sa vie, de sa propre autonomie personnelle : son âme spirituelle». Dès lors la religion n'entre pas en compétition avec la non-religion, pour ce qui concerne le fondement de l'éthique : « car si au fond on respecte l'homme à cause du Transcendant, on ne le respecte pas pour lui-même ».

Si débat il devait y avoir entre Luc Ferry et Marie-Dominique Philippe, il ne porterait pas - ô paradoxe - sur la place du religieux dans l'économie d'une éthique radicale, mais sur le rôle respectif de l'argumentation, avec sa visée universalisante, et celui de l'amitié, avec sa visée singularisante.

C'est enfin la force du texte magnifique d'Emmanuel Lévinas de situer la naissance de l'éthique au point de rupture avec tout un régime de pensée celui-là même qui régit, selon lui, la « tradition de la philosophie occidentale » -, régime qui se résume dans le terme d'être, le mot étant pris au sens verbal pur, «comme un processus d'être ou événement d'être ou aventure d'être ». C'est sous ce régime que la préoccupation de soi, poussée jusqu'à la violence envers l'autre, fait obstacle au premier geste éthique, celui de se- vouer-à-l'autre. Emmanuel Lévinas peut bien parler ici d'«événement éthique» pour dire cette rupture de l'indifférence par quoi la responsabilité d'autrui transcende la préoccupation d'être. Une seule évocation biblique : le psaume 110 (111), 10 : « Principe du savoir : la crainte de Jahvé ; bien avisés tous ceux qui s'y tiennent. Sa louange demeure à jamais. » Mais Emmanuel Lévinas ne dit point que tout le monde doive confesser la crainte de Jahvé pour penser et vivre selon l'éthique. L'éthique se fonde dans l'événement éthique de sa propre naissance, qui est aussi sa rupture avec le régime de l'être. Resterait à montrer quelles formes la responsabilité d'autrui doit prendre dans les contextes nouveaux créés par les maîtrises nouvelles, et parfois effrayantes, évoquées tout au long de ce livre. C'est ici peut-être que les notations de Hans Jonas pourraient relayer celles d'Emmanuel Lévinas.

Au total, la section réservée dans cet ouvrage à l'interrogation philosophique mérite bien le titre qui lui a été donné, celui de «Prolongements philosophiques». Que l'on parle, avec Emmanuel Lévinas, d'« événement éthique », pour dire la rupture entre l'autre et l'être, ou qu'avec Marie-Dominique Philippe on appelle « expérience fondamentale » l'amour d'amitié, ou que l'on privilégie, avec Luc Ferry, la visée universaliste propre à une éthique de la discussion, on ne perd à aucun moment de vue les convictions de la conscience commune qui gravitent autour de l'idée de responsabilité. Ces convictions, si elles sont non seulement éprouvées mais bien pesées, ne sont pas privées de toute instruction concernant le passage à la question du fondement.

C'est d'abord la hiérarchie entre convictions de premier plan et convictions d'arrière-plan qui appelle de tels prolongements ; ces dernières ne laissent pas d'induire une certaine anthropologie qui ne se borne pas à dire avec Rousseau que la nature de l'homme est de ne pas avoir de nature : on se rappelle l'énumération que fait René Lenoir des vertus qui lui paraissent d'une grande stabilité à travers le temps et l'espace et qui permettent à l'homme de reconnaître l'autre homme à ses dispositions éthiques fondamentales.:Ensuite, l'analyse que nous avons proposée de la responsabilité, plus ou moins dans le sillage de Hans Jonas, renvoie à l'idée d'un mandat à la fois extérieur et supérieur à l'homme, lequel se trouve ainsi investi d'une mission, chargé d'une tâche à accomplir, principalement par égard pour le périssable. La responsabilité, intériorisée en sentiment de responsabilité, comporte alors un élément de passivité ou, si l'on préfère, de réceptivité, non dénué de vertige et d'angoisse, qui renvoie à un horizon de sens, à quelque chose comme un règne des fins, par rapport auquel, comme Kant l'avait compris, l'homme se reconnaît à la fois instituant et institué. Il vient un moment de la réflexion où s'efface la distinction entre extériorité et intériorité, transcendance et immanence, autonomie et hétéronomie. L'enjeu reste certes l'autoréalisation de l'homme, mais sous le signe du manque et de l'inaccomplissement ; c'est pourquoi cette tâche est ressentie comme confiée par un autre. C'est à partir de là, à mon avis, que les interprétations divergent concernant cet horizon d'obligation et d'instauration. La philosophie, selon moi, peut aller jusqu'à ce nœud où mandat d'en haut et autoréalisation coïncident, sans qu'elle puisse trancher entre une interprétation religieuse, voire spécifiquement juive ou chrétienne - une interprétation rationaliste, où la raison pratique serait à elle-même son propre horizon de sens -, ou quelque interprétation nietzschéenne-heideggérienne où l'être que nous sommes s'appellerait lui-même du fond de lui-même. Ici se partagent et s'affrontent les options dernières. L'appartenance à quelque chose comme un ordre éthique, à la fois supérieur et intérieur, est ouvert au conflit des interprétations. La démocratie est le lieu politique où ce conflit peut se poursuivre dans le respect des différences.

Paul Ricœur