Palimpsestes

* À la suite de sa participation aux travaux de la Commission Hessel sur les étrangers en 1996, Paul Ricœur a rédigé ce texte, à la demande de Stéphane Hessel.
Ce texte, partiellement publié en 1996, a été repris dans son intégralité dans la revue Esprit, (La pensée Ricœur) (2006) mars-avril, p.264-275.

La condition d'étranger

Paul Ricœur

 

 

La distinction de base : « étrangers » contre « membres »

AVANT d'aborder les différences de statut légal et de conditions concrètes qui différencient les étrangers entre eux, il faut mettre en place la fragmentation d'un type spécial, produite par l'histoire, qui fait que l'humanité n'existe nulle part comme un seul corps politique, mais se présente au regard partagée entre des communautés multiples, constituées de telle façon que certains humains leur appartiennent en tant que membres, tous les autres étant des étrangers. Cette distinction de base n'est pas à confondre avec la paire amis/ennemis, qu'une certaine philosophie politique monte en épingle. Ce dernier rapport s'inscrit dans une problématique bien délimitée, celle de la guerre et de la paix. Avant celle-ci, il y a l'opposition entre l'appartenance et la non-appartenance à une communauté historique, l'État-nation, pour nous Français. Dans ce couple, un seul terme est « marqué », la qualité de membre, le second ne l'est pas, celle d'étranger. Nos dictionnaires énoncent sans ambiguïté la dissymétrie propre à cette distinction de base « étranger, dit le Robert : qui est d'une autre nation ; qui est autre en parlant d'une nation ». Dit simplement : est étranger qui n'est pas de « chez nous » — qui n'est pas l'un des nôtres. Rien n'est dit par là concernant ce que l'étranger est pour lui-même, « chez lui » — ni non plus concernant les rapports d'alliance, de neutralité ou d'inimitié régnant entre « nous » et « eux ». Cette contrainte du lexique va bien au-delà des mots ; le vocabulaire prend en acte ceci : si — comme on y reviendra — nous ne savons pas qui nous sommes, nous sommes censés savoir à quoi nous appartenons, de quelle communauté nous sommes membres. De cette présupposition tacite résulte qu'avant toute tentative pour remplir la case vide du mot étranger, nous avons pour tâche de tirer au clair, autant que faire se peut, la nature de cette appartenance par rapport à laquelle la condition d'étranger est d'abord définie par défaut. Il ne faut pas craindre de s'attarder à l'aspect juridique du problème. À ce niveau quelque chose est dit, qui lève une partie du voile du non-dit qui pèse sur la compréhension que nous avons de notre appartenance comme membre à la communauté nationale, et par ricochet sur la représentation que nous nous faisons de l'étranger.


Une première observation s'impose : si nous nous plaçons du point de vue de la justice distributive1, le bien en quoi consiste l'appartenance à une nation n'est pas un bien que nous distribuons entre nous : nous le possédons déjà ; c'est aux autres que nous l'attribuons, et cela souverainement. Certes, il est écrit dans la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 : « Tout individu a droit à une nationalité », et encore : « Nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité ». Mais ce droit à..., comme d'autres droits à..., ne peut être sanctionné faute d'être adressé à un obligataire précis, responsable de l'honorer. Pour éclairer ce point, plaçons-nous un instant au point de vue d'un étranger qui souhaite et demande à être admis parmi nous — à recevoir la nationalité française. La première découverte qu'il fait est que l'admission d'un étranger à notre nationalité (et à notre citoyenneté, dirons-nous un peu plus loin) est une décision souveraine des autorités politiques de l'État considéré. En définitive, rien n'est plus absolu que la souveraineté reconnue aux États d'attribuer ou de refuser leur nationalité. Or, à quoi cet étranger demande-t-il à être admis ? Restons au plan du droit, réservant pour une réflexion ultérieure la question de la compréhension que nous avons du sens même de notre appartenance déjà acquise.


Pour notre propos, deux ou trois notations suffiront : en droit international privé, la nationalité se définit ainsi : « Appartenance juridique d'une personne à la population constitutive d'un État2. » À la notion de population se joint celle de territoire, donc de frontières comme limites de juridiction des autorités publiques, politiques et judiciaires. Ces trois notions d'État, de territoire et de population sont ainsi si étroitement liées que l'appartenance à la population constitutive de l'État équivaut à définir la substance d'un État par cette population : les Français, les Anglais, etc. En ce sens un État indépendant se construit lui-même en définissant sa population, ses « ressortissants ». Plus délicate est la relation entre nationalité et citoyenneté3 ; dans la tradition républicaine et jacobine qui est la nôtre, les deux notions tendent à se recouvrir, sans s'identifier toutefois ; la citoyenneté consiste dans le lien juridique qui rattache une personne physique à un Etat déterminé ; c'est à ce lien que sont attachés des droits civiques et politiques, dont le principal est celui de participer au pouvoir politique, à titre d'électeur ou de candidat éligible aux différentes consultations électorales. Mais même chez nous, nationalité et citoyenneté ne coïncident pas totalement, dans la mesure où tous les nationaux ne sont pas des citoyens : les, mineurs, les malades mentaux, les condamnés à certaines peines, ne jouissent pas de droits électoraux ; en revanche, seuls chez nous les nationaux sont citoyens : ce qui n'est pas partout le cas, comme dans les pays où les étrangers résidants sont admis selon certaines règles à participer aux élections locales. Ce ne fut pas non plus toujours le cas chez nous : sous la Révolution, certains étrangers furent traités comme étrangers-citoyens. Dans l'état actuel du droit en France4, est citoyen le national considéré en tant que titulaire de droits civiques et d'une parcelle de la souveraineté nationale. Cette équation, en réservant aux nationaux la jouissance et l'exercice des droits civiques, achève de transformer l'idée nationale en mécanisme d'exclusion à l'égard des étrangers. Dès lors qu'aucun principe de droit international n'impose aux Etats d'accorder des droits politiques aux étrangers, l'incapacité politique des étrangers résidants reste en France, selon le mot d'un de nos grands juristes, « une règle absolue qui ne souffre aucune exception5 ». Pour compléter le tableau juridique, il faut ajouter que pour ceux qui sont déjà membres, l'appartenance nationale est devenue un état de la personne, comme le nom, la filiation, le sexe, le lieu et la date de naissance. À vos cartes d'identité ! la distribution de l'appartenance à votre nation est déjà faite. La barrière juridique entre les nationaux et les étrangers est étanche. L'étranger est non seulement celui qui n'est pas des nôtres, mais qui n'est pas autorisé à devenir l'un de nous du seul fait qu'il le souhaite ou le demande. Il ne peut l'exiger. Et le pays par rapport auquel il est étranger peut souverainement lui refuser l'admission. Il est même des circonstances ou des pays où cette admission peut être annulée avec une souveraineté égale, sous forme d'expulsion ou, pour certains pays, de bannissement. Le caractère discrétionnaire de l'admission à la nationalité, l'absence de limites à la souveraineté de l'acte politique d'accueil, ne font que souligner avec la plus extrême rigueur l'absence de symétrie à l'intérieur du couple membre/étranger.

Mais ce qui reste le non-dit de cette analyse purement juridique de la condition d'étranger, c'est la nature de la compréhension que nous avons de nous-mêmes en tant que membres appartenant à telle communauté nationale. Or c'est en nous interrogeant sur cette compréhension de notre appartenance propre que nous allons être conduits à donner une première fois un contenu à ce terme non marqué d'étranger. Nous ne pouvons avancer dans la compréhension que nous avons de notre « chez nous » sans nous faire une représentation quelconque de ce que peut signifier pour l'étranger d'être « chez lui ». Nous ne pouvons éviter cette épreuve de la compréhension, dans la mesure où les choix souverains de l'État qui nous représente ne peuvent être faits qu'en accord avec ce que les membres actuels de la communauté comprennent être le sens de leur appartenance déjà acquise ou encore en accord avec ce qu'ils souhaiteraient que cette appartenance devienne. Or la possession préalable de ce bien, dont nous avons dit que nous ne le distribuons pas à nous-mêmes, définit le cadre à l'intérieur duquel s'exerce la justice distributive portant sur tous les autres biens sociaux : biens marchands ou non marchands. Or il faut bien avouer que la compréhension que nous avons d'appartenir à tel pays, telle nation, tel État, ne repose sur aucune raison claire et transparente ; à vrai dire, il ne s'agit pas de raisons, je veux dire de motifs que nous pourrions soutenir par des arguments si un contradicteur venait à nous demander de nous justifier d'être français plutôt qu'anglais ou allemands. À cet égard, ce serait une grave erreur d'interpréter en termes de contrat la volonté de vivre avec tels compatriotes et concitoyens. Si la notion de contrat social a une place à ce niveau communautaire, c'est au plan de la constitution, au sens du droit constitutionnel, lequel présuppose une communauté rassemblée, discutant dans une situation parfaitement irréelle, imaginaire, de la meilleure façon de se gouverner. Cette difficulté s'attache à la notion rousseauiste de Contrat social et à l'hypothèse construite par John Rawls, dans Théorie de la justice, d'une condition « originelle », rendue sensible par la fable du « voile d'ignorance ». La compréhension que nous avons d'appartenir à la même communauté nationale est une compréhension partagée, nourrie par une histoire incarnée dans des mœurs, manifestée par des façons de vivre, de travailler et d'aimer, et soutenue par des récits fondateurs qui instaurent notre identité. La conversation ordinaire est le niveau du discours dont relève cette compréhension, lorsqu'elle est dite. Mais le plus souvent notre vouloir vivre ensemble demeure dans le non-dit. Il est même si enfoui, qu'il ne vient à la surface que lorsqu'il est contesté par la dépréciation de soi, menacé par la discorde civile, voire « défait » par la défaite militaire ou la révolution.
Or, c'est précisément à ce niveau de clair-obscur que l'étranger commence à sortir de son anonymat ; pour rendre raison de notre identité collective nous avons besoin de nous comparer avec les autres ; c'est alors que sortent en vrac nos préjugés, nos caractérisations sommaires, voire nos jugements appréciatifs et nos éloges ; du moins, l'étranger a cessé, le temps d'une comparaison, d'être le terme non marqué du couple membre/étranger. La compréhension de nous-mêmes ne sort du non-dit et ne commence de s'expliciter qu'en se fai-sant comparative, différentielle, oppositive. Nous essayons même d'imaginer la compréhension que les autres prennent d'eux-mêmes, de nous figurer ce à quoi peut bien ressembler d'être anglais, allemand... Nous éprouvons de la sympathie, de l'indifférence, de l'hostilité. Nous approuvons ou désapprouvons les rapports d'amitié, de neutralité, d'hostilité que nos Etats entretiennent sur la scène internationale. Bref, nous doublons la politique extérieure de notre pays par des sentiments capables de parcourir la gamme entière de la proximité et de la distance affective. Faisant un pas de plus, nous prenons conscience du fait que ce que certains documents internationaux officiels appellent « la famille humaine » n'existe que politiquement fragmentée, comme le vérifie la carte des religions, des cultures, des ethnies et, de façon particulièrement surprenante et instructive, comme on le dira plus loin, la diversité des langues sur laquelle méditait Wilhelm von Humboldt. Notre imagination peut même nous conduire jusqu'à nous représenter nous-mêmes comme faisant partie d'une communauté quelconque, parmi toutes les autres. Vue de partout et de nulle part, notre patrie nous apparaît dans un éclair comme autre que les autres. Au terme de cet aléatoire parcours dans l'imaginaire, l'équation initiale se renverse : notre pays apparaît à son tour comme le terme non marqué du couple membres/étrangers. C'est à ce niveau que la mémoire d'avoir été soi-même étranger, comme y conviennent des textes fameux de la Bible hébraïque, vient auréoler de bienveillance la déclaration selon laquelle nous sommes tous des étrangers les uns par rapport aux autres.

L'étranger « chez nous »

Cette imagination qui fait de nous-mêmes l'étranger de l'étranger échappe au fantastique lorsqu'elle est mise à l'épreuve du devoir d'hospitalité dont nous allons maintenant parcourir quelques figures bien réelles. Celles-ci correspondent à trois situations que l'on peut classer dans un ordre de tragique croissant : « l'étranger chez nous », c'est d'abord le visiteur de plein gré ; c'est ensuite l'immigré, plus précisément le travailleur étranger qui réside chez nous, plus ou moins contre son gré ; c'est enfin le réfugié, demandeur d'asile, qui souhaite le plus souvent en vain d'être recueilli chez nous. Cette dernière occasion d'hospitalité relève proprement du tragique de l'action, dans la mesure où l'étranger y assume la posture du
« suppliant ».

L'étranger comme visiteur

Cette figure pacifique — au double sens qu'elle rend visible un état de paix et qu'elle multiplie l'esprit de paix — revêt elle-même bien des aspects, depuis le touriste qui circule librement sur le territoire du pays d'accueil jusqu'au résidant qui se fixe en un lieu et y séjourne. L'un et l'autre illustrent l'acte d'habiter ensemble, partagé entre nationaux et étrangers. Cette figure de l'étranger rappelle l'importance des catégories de territoire et de population pour la consistance du statut de membre de la communauté nationale. C'est cette dimension de la condition de membre que l'étranger est autorisé à partager. Sans devenir citoyen, le visiteur jouit des facilités de la liberté de circuler, de commercer ; il partage certains biens sociaux de base, tels que sécurité, soins médicaux, voire éducation. On doit certes mettre cette condition agréable au compte de la mondialisation des échanges. Mais celle-ci serait sans effet sans la pratique de ce que Kant appelle précisément, dans le Projet de paix perpétuelle, « droit de visite » et où il voit un corollaire bien fondé du Droit cosmopolite. L'argument de Kant mérite d'être cité en entier : « Il est ici question non pas de philanthropie, mais du droit. Hospitalité (Wirthbarkeit) signifie donc ici le droit qu'a l'étranger, à son arrivée dans le territoire d'autrui, de ne pas y être traité en ennemi. » Il s'agit « d'un droit de visite, le droit qu'a tout homme de se proposer comme membre de la société, en vertu du droit de commune possession de la surface de la terre sur laquelle, en tant que sphérique, ils ne peuvent se disperser à l'infini ; il faut qu'ils se supportent les uns à côté des autres, personne n'ayant originairement le droit de se trouver à un endroit de la terre plutôt qu'à un autre ». Kant résume l'énoncé de ce droit dans le concept « de l'hospitalité universelle 6 ».


Ce droit de visite du voyageur ou du résidant étranger est loin de se réduire à une simple curiosité. Il est tout simplement révélateur de l'essence même de l'hospitalité que le Robert définit ainsi : « Le fait de recevoir quelqu'un chez soi, en le logeant éventuellement, en le nourrissant gratuitement. » La définition du Robert semble privilégier le couvert et le vivre ; j'aimerais y ajouter la conversation. Non seulement parce que c'est à ce niveau, comme on l'a dit plus haut, qu'accède au langage la compréhension d'abord tacite que le membre a d'appartenir à la communauté, mais parce que c'est à ce niveau d'échange de paroles que la dissymétrie initiale entre le membre et l'étranger commence à être concrètement corrigée. À cet égard, on ne saurait porter trop d'attention au phénomène de la traduction d'une langue dans une autre comme modèle d'« égalisation des conditions », comme aurait dit Tocqueville. L'acte de traduire opère au niveau de la dispersion des langues, symbole de la dispersion des peuples. Ne parle-t-on pas de l'enseignement des « langues étrangères » ? Si la traduction constitue un modèle pour la rencontre de l'étranger, c'est dans la mesure où, dans son fonctionnement même, elle consiste en une véritable hospitalité langagière, le locuteur de la langue d'arrivée se portant au niveau de la langue d'origine du texte qu'il va en quelque sorte habiter pour le traduire, afin de recevoir en retour dans sa langue le message traduit. Voilà une belle illustration de l'hospitalité universelle célébrée par Kant, et qui confère une valeur prophétique au droit de visite, en tant que parabole vivante de la paix perpétuelle. Répétons : « Hospitalité signifie ici le droit qu'a l'étranger, à son arrivée sur le territoire d'autrui, de ne pas y être traité en ennemi. »

L’étranger comme immigré

C'est, bien évidemment, à la condition de travailleur étranger qu'il est fait ici référence, condition désignée ailleurs par le terme de Gast-arbeiter ou Guest workers. Il y a certes d'autres immigrés que les travailleurs étrangers, entre autres les réfugiés admis au bénéfice du droit d'asile dont on parlera plus loin, ou à titre de secours d'urgence à l'occasion des déplacements forcés de populations et des migrations de masse suscitées par la violence de l'histoire. Mais dans le langage ordinaire, dans celui des syndicats, de l'administration et des politiques, c'est bien de travailleurs étrangers qu'il s'agit lorsque le discours public porte sur les émigrés. Et surtout ce sont ceux-là qui suscitent les problèmes que l'on va dire. Il ne faut pas oublier en effet comment s'est constituée cette catégorie de visiteurs forcés. C'est le besoin de main-d'œuvre peu qualifiée, dans des postes de travail généralement pénibles, qui est à l'origine de ce flux migratoire de grande amplitude. C'est donc le travail, nécessité ordinaire de la vie économique, qui spécifie cette catégorie d'étrangers « chez nous ». Nous ne sommes plus dans le cycle de la liberté de choisir, comme avec les visiteurs de plein gré, mais dans le royaume de la nécessité, plus précisément celle de survivre et de faire vivre des familles géné-ralement restées là-bas au pays. La vie de cette sorte d'étrangers est tracée par d'autres acteurs économiques et politiques qu'eux-mêmes. Certes, ils habitent l'espace protégé de l'État d'accueil, ils circulent librement et sont des consommateurs comme nous, les nationaux ; une part de leur liberté est due à leur participation comme nous à l'économie de marché ; une autre part résulte de leur accès, dans certaines limites, à la protection de l’État-providence ; ils détiennent des droits syndicaux et bénéficient en principe des mêmes droits au logement que les nationaux ; mais ils ne sont pas des citoyens et sont gouvernés sans leur consentement. S'ils sont appelés ailleurs des « hôtes », c'est que ce ne sont pas des immigrants à la recherche d'une nouvelle résidence et d'une nouvelle citoyenneté. Ils sont censés retourner chez eux, leur contrat terminé et leur visa expiré. Le droit au regroupement familial leur est compté ; ils sont les premiers à souffrir de la ségrégation par le logement ; le rattrapage culturel est difficile pour eux-mêmes, s'il l'est moins pour leurs enfants ; la question de leur liberté de culte reste non résolue, même si elle n'est pas fermée ; la résidence étant liée à l'emploi, leur position est <