Textes

LA CRISE: UN PHÉNOMÈNE SPÉCIFIQUEMENT MODERNE? *
Paul Ricoeur

REVUE DE THÉOLOGIE ET DE PHILOSOPHIE, 120 (1988), P. 1-19

*
Le texte qui suit reproduit les grandes lignes d'une conférence donnée le 3 novembre 1986 à l'aula de l'Université de Neuchâtel, à l'occasion de la collation d'un doctorat honoris causa en théologie, Une version allemande de ce texte a été publiée dans un recueil réunissant les contributions des entretiens 1985 de Castelgandolfo, consacrés au thème de la crise:
K. MICHALSKI (éd.), Ueber die Krise. Castelgandolfo-Gespräche 1985, Stuttgart, Klett-Cotta, 1986, pp. 38-63. Le manuscrit français a été revu et annoté par P. Bühler (NdR).

La question qui nous a fait choisir la notion de crise comme thème de nos réflexions est sans doute celle de savoir si nous vivons aujourd'hui une crise sans précédent, et, pour la première fois dans l'histoire, non pas transitoire, mais permanente, définitive.

Ainsi posée, cette question met en jeu le sens que nous attribuons à la modernité: est-elle elle-même un phénomène sans précédent et excluant tout retour en arrière? La modernité est-elle une cause de la crise généralisée? Ou bien assistons-nous à une crise de la modernité elle-même?

Si telle est bien la question massive qui nous préoccupe, et si tels en sont bien les enjeux, on peut se demander au préalable si une question aussi immense est décidable. Et cela, pour trois raisons.

D'abord, la notion de crise paraît grevée de multiples équivoques: Quoi de commun entre une crise de larmes, une crise ministérielle, une crise des valeurs ou de civilisation? Ce concept-valise n'est-il pas un pseudo-concept? Pour riposter à cette confusion conceptuelle, il a paru approprié de commencer par une revue des usages les moins contestables du terme de crise, c'est-à-dire des concepts essentiellement «régionaux». Une fois identifiés les multiples points d'ancrage de la notion de crise, on sera amené à se demander s'il y a entre les concepts régionaux plus qu'une vague ressemblance de famille.

Seconde difficulté : la question posée par la prétendue crise contemporaine marque le passage de quelques concepts «régionaux» de crise à un concept «global», qui concernerait ce que le sociologue français Marcel Mauss appelait le «phénomène social total»1. Or, celui-ci ne se laisse atteindre qu'à travers les représentations que la société se fait d'elle-même. Cela étant, il n'est pas sûr qu'un consensus peut s'établir dans une société donnée concernant l'identification et plus encore l'estimation des idées-valeurs ou idéologies que véhiculent les représentations susdites.

Troisième difficulté: le phénomène de modernité, évoqué dans la question initiale, ne désigne pas un phénomène social total parmi d’autres, mais notre époque. C'est le sens même du présent qui est ici en cause. Or, le présent est par nature confus, puisque les conflits qui le traversent sont par définition non résolus. Les protagonistes de la crise ou des crises sont alors tentés de surestimer l'originalité de l'époque qu'ils vivent, de la croire — c'est presque une tautologie — sans précédent. Or ce handicap conceptuel est particulièrement défavorable à l'examen qui nous occupe, dans la mesure où tous les concepts régionaux de crise que nous parcourrons dans notre première partie ont au moins ceci de commun qu'ils désignent un phénomène transitoire. D'une manière ou de l'autre, de la crise ou des crises, «on en sort». Or, comment savoir si la crise actuelle, de quelque façon qu'on la caractérise, aura été pour la première fois une crise non transitoire, puisque par définition nous sommes dedans et ignorons le jugement que porteront sur nous les historiens futurs?

Oublions donc provisoirement la seconde et la troisième sources de perplexité et concentrons-nous sur la première, liée à l'extrême polysémie du terme.

I. Quelques concepts «régionaux» de crise

Commençons donc par repérer quelques significations de base, attestées par un usage constant. Il m'a paru qu'on pouvait discerner quatre ou cinq foyers d'irradiation ou points d'ancrage (Einsatzpunkte) de la notion.

Le premier est d'origine médicale. La crise est le moment d'une maladie caractérisée par un changement subit où la pathologie cachée se révèle et où se décide l'issue en bien ou en mal de la maladie. Quatre traits sont à retenir dont nous montrerons la généralisation possible dans la seconde partie. A savoir: a) un contexte pathologique dont le symptôme principal est la souffrance ou le mal-être; b) une rupture dans le rythme temporel de la maladie elle-même, rupture en forme d'accès, d'attaque soudaine; c) l'intervention du regard clinique qui interprète les symptômes et pose le diagnostic ; d) le pronostic d'une issue en forme d'alternative: ou bien l'amélioration ou bien l’aggravation. Ce dernier trait est particulièrement important car, en ajoutant au caractère révélateur de la crise son caractère décisoire, il vise, sous le terme d'issue salvifique ou fatale, un temps d'après-crise, une sortie de crise. Dans l'hypothèse d'une issue heureuse, la crise revêt rétrospectivement une valeur non seulement médicale mais médicinale, comme on dit de telles herbes purgatives.


Un second foyer de significations se laisse discerner au plan du développement psychophysiologique. La crise désigne alors l'état de malaise profond, à la fois corporel et psychique, lié au passage d'un âge de la vie à l'autre. Au lieu que la transformation se produise de façon continue, elle marque une discontinuité entre un équilibre antérieur qui se défait et l'équilibre qui émerge. Ainsi parle-t-on de la crise d'adolescence. Erik Erikson a même étendu la notion à tous les âges critiques de la vie et dénombre ainsi sept phases critiques entre la naissance et la mort. Cette alternance d'états d'équilibre et de phases de déséquilibre est caractéristique de ce second modèle qu'on peut appeler développemental. La parenté n'est pas rompue du premier au second sens dans la mesure où la phase critique est ressentie comme pénible, où elle est relativement brève par comparaison avec les phases de développement continu et où, à chaque phase critique, les symptômes sont révélateurs d'un déséquilibre profond et où une alternative est chaque fois ouverte entre une amélioration ou une aggravation possible. Chez Erik Erikson, chaque phase critique est caractérisée par une alternative spécifique: Confiance vs. méfiance. Autonomie vs. honte/doute. Initiative vs. culpabilité. Industrie vs. infériorité. Identité vs. confusion d'identité. Intimité vs. isolement. Générativité vs. stagnation. Intégrité vs. désespoir2. «Le mot crise», remarque l'auteur, « n'est ici employé que dans un contexte évolutif, non point pour désigner une menace de catastrophe mais un tournant, une période cruciale de vulnérabilité accrue et de potentialité accentuée et, partant, la source ontogénétique de force créatrice mais aussi de déséquilibre»3. Prise en ce sens, toute crise est crise d'identité, sur le chemin des stades de la vie qui tous ensemble constituent le cycle de vie.

3. Le troisième modèle régional peut être appelé cosmopolitique, au sens que Kant donne à ce terme dans ses écrits de philosophie de l'histoire 4. On retrouve le schème antérieur du développement, mais appliqué à l'humanité entière. C'est au niveau de «l'espèce» que le philosophe déchiffre les manifestations d'un «développement complet» des «dispositions naturelles qui visent à l'usage [par l'homme] de sa raison» (2e proposition, p. 28). C'est la suite des générations qui dans ce troisième modèle devient le porteur du processus entier. La crise consiste en ceci que c'est seulement sous l'aiguillon de ce que Kant appelle «l'insociable sociabilité» (p. 31) des hommes que l'humanité développe son aptitude à la société civile et à l'état de droit: « Par cette voie », observe Kant, «un accord pathologiquement extorqué en vue de l'établissement d'une société, peut se convertir en un tout moral» (4e proposition ; p. 32). Cette idée d'accord pathologiquement extorqué préfigure à coup sûr le thème hégélien de la ruse de la raison, qui marquera l'apothéose de l'idée de crise au plan de la philosophie de l'histoire. Mais, auparavant, il convient de marquer les ressemblances et les différences entre le second et le troisième modèle de crise. D'abord, seule la phase ascendante du processus de développement est retenue: le modèle devient ainsi celui du passage de l'état de minorité à celui de majorité. En outre, l'accent qui était mis sur le dynamisme interne réglant la maturation d'un organisme est mis ici sur le phénomène de domination externe, et donc de dépendance à autrui dans l'état de minorité. Minorité est ainsi identifiée à hétéronomie et majorité à autonomie. La crise est le passage de l'une à l'autre. On lit ainsi chez Kant dans la Réponse à la question: qu'est-ce que «les Lumières»? (décembre 1784)5: «Qu'est-ce que les Lumières? La sortie de l'homme de sa Minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c'est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d'autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l'entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s'en servir sans la direction d'autrui. Sapere aude! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières» (p. 46). Ce déplacement d'accent de l'idée d'enfance à celle de minorité entraîne une transformation profonde du rôle de l'éducateur public: celui-ci accompagne moins un développement organique immanent qu'il ne procède à la critique de la situation de domination tenue pour responsable du retard pris par le développement de l'humanité. La crise devient désormais un succédané de la critique, dans la mesure où la philosophie critique elle-même se place dans la position de l'éducateur du genre humain. Mais pareille extension ne se fait pas sans quelques importantes mutations qui s'expriment dans le rapport entre les notions de critique et de crise. Comme R. Koselleck l'a montré dans un ouvrage qui porte ce titre — Kritik und Krise 6 —, l'accent a d'abord été mis par les penseurs prérévolutionnaires sur la critique morale des institutions de domination, et ce n'est que sous la pression des événements que la critique morale du système des institutions est devenue crise politique, c'est-à-dire révolution et guerre civile. Tant que la critique est restée confinée à la sphère morale et n'a pas conduit à une décision politique, le siècle de la critique, note Koselleck, a pu ignorer le concept de crise. Cette issue lui est même restée dissimulée par la représentation du progrès qui, en ce sens, a maintenu l'idée critique dans une certaine cécité à l'égard d'elle-même. On passe de la critique à la crise lorsque l'idée optimiste du progrès sans fin débouche sur la question jusque-là dissimulée de la décision politique. Rousseau est un des témoins et des agents de cette transition. Il écrit dans l'Émile: « Vous vous fiez à l'ordre actuel de la société sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu'il vous est impossible de prévoir ni de prévenir celle qui peut regarder vos enfants». Et encore: «Nous approchons de l'état de crise et du siècle des révolutions»7. Le terme de crise dit ici plus que celui de révolution qui, au XVIIIIe siècle, n'a rien de commun avec celui de guerre civile et désigne un bouleversement dans l'un quelconque des domaines de la vie («Les révolutions sont nécessaires», déclare Diderot, «il y en a toujours eu et il y en aura toujours»8). C'est que le terme de révolution n'a pas encore rompu ses amarres avec la cosmologie; de s'apparenter avec les révolutions célestes, elle tire sa nécessité et sa relative innocuité9. En pénétrant dans la sphère politique, la crise dramatise la critique; elle apporte avec elle sa connotation médicale: son pouvoir révélateur à l'égard d'un mal profond et surtout son effet de décision entre l'aggravation ou l'amélioration: «Nous touchons», dit encore Diderot, «à une crise qui aboutira à l'esclavage ou à la liberté»10. Ce «ou bien... ou bien ... » appartient au moment de pronostic qui suit celui de diagnostic, à savoir la lecture des symptômes. C'est cette alternative entre le despotisme et la liberté qui a permis d'intégrer la perspective de la guerre civile, avec ses aléas terrifiants, dans celle encore rassurante de révolution. Sans doute pareil accueil d'un si grand péril a-t-il été rendu possible par le transfert de la catégorie eschatologique de jugement dernier à la philosophie de l'histoire, elle-même confondue avec la philosophie politique. La menace de la guerre civile revêt alors le caractère d'une action punitive exercée par l'instance critique érigée en tribunal pour les tyrans. L'utopie du progrès se mue en justice immanente. Il est remarquable que ce soit dans la pensée prérévolutionnaire que la jonction ait été opérée entre histoire universelle (Weltgeschichte) et tribunal universel (Weltgericht), — jonction qui inventait à l'avance la Terreur. Le noyau le plus important de l'idée de crise est ainsi préservé, à savoir le caractère non seulement transitoire mais bénéfique de la crise. L'idée de crise permanente, selon cette catégorie, est impensable en raison même du caractère décisoire de la crise: «La liberté», déclare l'Abbé Reynal, « naîtra du sein de l'oppression... et le jour du réveil n'est pas loin » 11. C'est ainsi que l'idéologie du progrès a permis d'intégrer l'idée de crise à une philosophie résolument optimiste de la politique.

Un modèle tout différent de crise est fourni par l'histoire des sciences. Ce modèle épistémologique de la crise est parfaitement exemplifié par l’ouvrage bien connu de Kuhn sur les révolutions scientifiques12. Je ne m'y attarderai donc pas. Comme on sait, le célèbre épistémologue insiste sur le caractère discontinu de l'invention scientifique. Loin de procéder de façon simplement cumulative, le progrès se fait par une série de ruptures séparant deux organisations axiomatiques cohérentes. La rupture se fait lorsque des faits, des expériences ou des connaissances en nombre suffisant refusent de se laisser intégrer dans la synthèse existante du savoir. Il faut alors changer de paradigme. On retrouve, dans ce modèle épistémologique, quelques-uns des traits des modèles précédents: d'abord la discontinuité temporelle, ensuite l'idée d'une alternance d'états d'équilibre et de phases de déséquilibre, enfin l'idée d'une complexification croissante du savoir opérée à travers une série de bonds qualitatifs. Ici aussi, la crise est transitoire. On ne la connaît qu'après coup du point de vue de la configuration axiomatique nouvelle. Toutefois, aucune idée de pathologie, de souffrance ou de malaise n'est attachée à ce modèle de crise, à moins que l'on n'appelle ainsi le désarroi intellectuel dans lequel séjournent les tenants de la synthèse dépassée.
Nous arrivons au concept économique de crise. Je n'ai pas voulu commencer par cet usage pourtant si commun et si dominant de crise, pour ne pas céder à la tendance générale qui est d'en faire l'unique modèle de la crise; je n'ai pas voulu non plus accréditer l'idée que la crise serait non seulement économique mais encore, rigoureusement datée: 1929, et localisée: le Stock Exchange de New York. Mais réagir contre cette double réduction ne dispense pas de l’expliquer. Loin que la crise économique soit à l'égard de toutes les autres crises affectant la sphère culturelle dans un rapport d'infrastructure à superstructure, il faut dire que c'est dans une civilisation comme la nôtre qui, dans sa hiérarchie de valeurs, met l'économie au sommet, que la forme économique de la crise est elle-même érigée en modèle de toutes les crises. On reviendra sur ce point dans la seconde partie consacrée précisément au fait social total et au processus de hiérarchisation des valeurs qui lui est essentiel. Bornons-nous pour l'instant à une schématique description de la notion de crise économique, sans nous interroger sur son rapport avec les idées-valeurs qui sous-tendent la société globale.

Parlant de crise économique, il importe d'abord de maintenir l'usage du pluriel et de parler des crises, afin de prendre en compte «la diversité, la succession chronologique de crises déterminées, discernables et présentant chacune quelques traits qui la distinguent des autres13. L'avantage de ce point de vue descriptif et historique sur le point de vue systématique et proprement économique est de ne pas limiter le regard aux crises du XIXe et du XXe siècle du système capitaliste, afin de faire place aux crises d'ancien type, celles du système économique préindustriel, précapitaliste. En outre, ce point de vue a l'avantage de prendre en compte les contrecoups sociaux, à savoir les souffrances infligées à des grandes masses d'hommes, sans quoi on ne parlerait pas de crise. Comme dans le modèle médical, ce sont toujours des maux ressentis qui servent de révélateur pour des disparités, des inégalités, des contradictions qui affectent le système social dans son entier. Ce sont finalement ces souffrances qui font peser une menace sur tous les autres équilibres et finalement sur l'idéologie dominante, c'est-à-dire la hiérarchie de valeurs par laquelle la société globale se définit.

Le trait empirique le plus visible, celui qui permet de rassembler provisoirement les crises sous un même concept générique, est celui «d'une rupture d'équilibre, d'un craquement suivi d'une chute; chute de l'activité productrice, des échanges, des profits, des salaires, des cours de Bourse; mais montée des faillites, du chômage, des suicides»14. C'est sur ce trajet descendant que les souffrances se déclarent en symptômes, que l'accident conjoncturel devient révélateur de dysfonctions affectant des structures et que les pires prémonitions se font jour. Dans l'économie d'ancien régime, c'était la fluctuation agricole qui dominait le mouvement des prix dans son ensemble (le schéma en a été établi en particulier par C. E. Labrousse 15: sous-production agricole, disettes, méventes industrielles à la suite de l'effondrement du marché de consommation campagnarde, mortalité accrue, mais aussi recul brutal de la natalité), dans les économies mixtes, mi-agricoles, mi-industrielles du XIXe siècle et du début du XXe siècle, les crises (l 873, 1882, 1900, 1907, 1913-14, 1921 ?, 1928?, 1938 ... ) reflètent la domination de l'économie industrielle sur l'économie agricole, l'unification des marchés, la prédominance des biens de production, le rôle croissant du marché financier et du crédit bancaire. Avec la crise de 1929, le déséquilibre n'éclate d'abord ni dans la sphère de la production ni dans celle de la circulation des produits, mais dans celle de la circulation des capitaux. La crise boursière (krach de Wall Street à l'automne 1929) suivie d'une crise bancaire (retrait des dépôts) engendrent une crise commerciale et une crise industrielle. Je n'en dirai pas plus, faute de compétence, sur le phénomène des crises économiques.

 

Je m'arrêterai sur les trois phénomènes qui ont donné lieu à la théorisation des crises. Premier phénomène: autonomisation, d'abord des processus de production, principalement industrielle, par rapport aux autres phénomènes sociaux, ensuite du système bancaire par rapport aux échanges marchands et à la production, enfin des circuits de spéculation. C'est ce phénomène d'autonomisation qui est ressenti par, le public comme une fatalité extérieure, dont Hegel a fait une description prémonitoire dans les Principes de la Philosophie du Droit,16 lorsqu'il oppose le «système des besoins», conçu comme «Etat extérieur», à la reconnaissance mutuelle des citoyens dans la constitution politique d'un Etat de droit; c'est précisément la société qui valorise le plus la couche économique de son existence qui ressent le désordre économique comme un désordre non plus partiel mais total (comment, par exemple, comprendre qu'il y a trop de denrées ici et pas assez là, qu'il faut brûler ici les excédents et mourir de faim là-bas?).

Deuxième phénomène: la périodicité des crises (cycle de Kondratiev, etc.): ce phénomène est peut-être celui qui spécifie le mieux le modèle économique de la crise par rapport à tous les autres et, du même coup, en vertu de la prédominance du phénomène économique dans la hiérarchie des valeurs des sociétés industrielles avancées, tend par extrapolation à devenir un trait générique. En vertu de ce trait de périodicité, «la crise n'est conçue que dans le cadre du mouvement qui l'enveloppe, le cycle, avec les quatre temps de l'essor, de la crise elle-même, de la dépression, enfin de la reprise, et c'est le cycle qui fait problème avec ses vagues courtes et son apparent retour sur lui-même17. Ici non plus, je n'entrerai pas dans les querelles d'école, en y incluant bien entendu l'affrontement entre thèses marxistes et non marxistes. Je m'arrêterai sur certains aspects de la périodicité des crises économiques qui renforcent les ressemblances de famille entre les différents concepts de crise que nous avons parcourus: le fait est que l'histoire économique des peuples paraît n'avancer que par une alternance de processus cumulatifs (lesquels augmentent la vulnérabilité du système en croissance en diminuant sa capacité d'adaptation) et d'épisodes de rupture d'équilibre ; en outre, c'est dans la phase de dépression que se reconstituent les ressources qui permettent la reprise. Par ces deux aspects, les cycles dans lesquels s'inscrivent les crises économiques ressemblent fortement aux cycles de la vie décrits par les psychologues et les psychanalystes. Allons plus loin: la périodicité même des crises économiques entretient paradoxalement l'espoir ; la crise est chaque fois transitoire; il y a chaque fois une sortie de crise.

Le troisième phénomène remarquable que met en relief la théorie des crises est celui de la mondialisation de la crise. Il intéresse notre recherche à deux titres au moins. D'abord, il sert de révélateur à l'égard d'un phénomène sous-jacent, la mondialisation du marché. Or la compréhension de ce phénomène contraint à sortir du cadre limité de l'analyse économique: la mondialisation du marché marque en même temps la mondialisation du phénomène d'autonomisation et de prédominance de l'économie par rapport aux autres composantes de la société globale. Du même coup, ce phénomène ne concerne plus seulement l'économie en tant que telle mais l'idéologie, c'est-à-dire la représentation qu'une société se donne de son fonctionnement global. C'est en effet une idéologie, l'idéologie du libéralisme économique, qui a imposé au monde occidental la représentation des phénomènes économiques «comme séparés de la société et constituant à eux seuls un système distinct auquel tout le reste du social devait être soumis»18. Or cette idéologie, loin d'être «naturelle», est une innovation sans précédent née au XIXe siècle: c'est l'idéologie de la dé-socialisation de l'économie. Une interprétation plus radicale de la crise des années 30 se fait alors jour, qui nous force à porter sur un autre plan l'idée de crise, dans la mesure où «ce que la grande crise des années trente imposa au monde, c'est une re-socialisation de l'économie» (ibid.). Cette considération mène loin, si l'on veut apprécier justement le phénomène de mondialisation de la crise: car celui-ci ne consiste pas seulement dans l'extension géographique d'un désordre purement économique, mais dans la mondialisation de la crise de l'idéologie sous-jacente à cette autonomisation et à cette prédominance du marché. Dans la mesure où marché et idéologie du libéralisme économique ont partie liée, la mondialisation du marché a des contrecoups sociaux radicalement différents selon les cultures. Le libéralisme économique étant devenu une des composantes de ce qu'en Occident on a appelé la modernité, la crise économique signifie pour l'Occident la crise de sa modernité; du même coup, ce que l'Occident exporte, à l'occasion de la mondialisation de la crise et du marché, c'est la crise de la modernité elle-même définie en termes occidentaux. Or, dans la même période, le reste du monde ne s'est pas défini par l'idéologie du libéralisme économique; c'est pourquoi, en frappant de plein fouet ces cultures, la mondialisation du marché les a toutes contraintes à se redéfinir en fonction non seulement de la crise économique, mais de la crise de l'idéologie qui a fait du marché un facteur autonome. La crise se déplace ainsi du plan économique au plan des représentations du phénomène social global19.

Seconde incidence du phénomène de mondialisation de la crise sur notre investigation conceptuelle: en s'étendant géographiquement, la crise économique met en jeu, outre des facteurs culturels idéologiques, une dimension proprement politique. Cela est particulièrement vrai de la crise de 1973-74. En plus du caractère proprement économique par laquelle elle diffère de celle de 1929 -caractère sur lequel je n'ai pas de compétence-, elle diffère de celle-ci précisément par son incidence politique: alors que la crise de 1929 frappait une économie encore autonomisée, la crise de 1973-74 atteint les politiques étatiques de riposte à la crise. Si l'on suit l'analyse de Karl Polanyi dans La grande transformation 20, le capitalisme libéral, sous sa forme pure et dure, déjà moribond en 1939, a été enterré sans cérémonie par le fascisme ; ce sont des économies mixtes-,à des degrés différents-qui sont frappées par la crise qui traîne depuis plus de 10 ans ; du même coup, l'opinion publique la ressent moins comme une crise économique proprement dite que comme une impasse des politiques étatiques de riposte à la crise, comme un échec de la sortie politique de la crise. C'est pourquoi la crise dans laquelle nous sommes encore est ressentie comme plus radicale, dans la mesure où le politique (I'Etat plus précisément) est plus intimement lié à la société globale que l'économique et où aussi il n'existe pas d'Etat mondial de même taille que la crise. En se mondialisant, la crise économique sert ainsi de révélateur multiple: à l'égard de la perte de confiance des opinions publiques dans leurs dirigeants et à l'égard de la contradiction entre la dimension nationale des Etats et la dimension internationale de la crise (le traitement de la dette mondiale est à cet égard un bon révélateur de ce besoin et de ce manque).

De toutes ces manières, la crise économique, bien qu'elle ne fournisse pas à elle seule la définition du concept de crise, communique avec des phénomènes de plus grande amplitude qui contraignent l'analyste à transporter la réflexion au plan du phénomène social global.

II. Critères pour un concept de crise «généralisée»

On a évoqué dans l'introduction les difficultés que rencontre l'effort pour passer des quelques concepts «régionaux» de crise à un concept de crise «généralisée», qui serait ce qu'on appelle crise de société. Il faudrait, a-t-on rappelé, pouvoir parler ici en termes précis de la société en tant que tout, ou, pour reprendre l'expression de Marcel Mauss21, du «fait social total». Cette approche holiste exige que l'on puisse appréhender la configuration d'idées et de valeurs à travers laquelle une société se comprend.

On a anticipé plusieurs fois ce point de vue global dans la mesure où chaque concept «régional» suggère une généralisation possible.

Ainsi, le critère médical se laisse généraliser dans la mesure où l'on peut parler du corps social et lui appliquer des caractéristiques pathologiques: la crise de société — si crise il y a — signifierait que le corps tout entier est malade, c'est-à-dire atteint dans sa capacité d'intégration (synchronique) et d'équilibre (diachronique). Il y a toutefois des obstacles à cette généralisation. Le corps social est-il plus qu'une métaphore? Et cette métaphore n'estelle pas dangereuse en raison de ses connotations organicistes (les cellules d'un organisme, rappelle Max Weber, ne pensent pas!)? Et si l'on parle de pathologie sociale, quel est le médecin habilité à poser le diagnostic et le pronostic?

Le critère pédagogique se laisse également assez bien généraliser; on a pu appliquer à un peuple, voire à l'humanité entière, comme Kant dans sa vision cosmopolitique de l'histoire, l'idée de développement avec ses corollaires, ceux de minorité et de majorité-, c'est alors que le modèle de la crise d'identité, dont parlent les psychologues, les psychanalystes, les pédagogues, est utile pour éclairer la crise de société. Toutefois, ici encore, le modèle pédagogique de la crise perd une partie de sa pertinence dans la mesure où, comme on l'a dit, l'on ne retient que l'idée d'une maturité sans vieillissement ni mort, comme on voit avec l'idée de progrès. La notion de cycle de vie perd ainsi de sa pertinence. Enfin, si on privilégie jusqu'à l'isoler l'accès à la maturité, le processus ne met en lumière qu'une téléologie de la croissance et fait paraître la crise comme univoquement bénéfique. La possibilité de décadence est ainsi éludée à trop bon compte.

 

Le critère politique invite à une généralisation d'un autre ordre: ce qui est ici en question, c'est le besoin de légitimation que suscite le fait politique; en créant dans le fait social une différence entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent, l'institution politique, qu'elle soit charismatique, traditionnelle ou rationnelle, pour reprendre la typologie de Max Weber, engendre une problématique inéluctable, celle du pouvoir ou de la domination (Herrschaft); c'est cette structure qui demande à être légitimée; la crise, en ce sens, est une crise de légitimité; or pareille crise constitue bien une crise de la société dans son ensemble, dans la mesure où l'Etat est, selon l'expression d'Eric Weil dans sa Philosophie politique, l'organisation d'une communauté historique («Organisée en Etat, la communauté est capable de prendre des décisions »22). C'est cette capacité décisoire de la société globale qu'entame une crise éventuelle de légitimité. Mais alors on est renvoyé de la politique à l'éthique, dans la mesure où la légitimisation du pouvoir renvoie à la configuration axiologique par laquelle la société se définit. La question sera plus loin de savoir s'il est possible de s'approcher directement de ces idées-valeurs dont la société se fait une représentation sous forme d'idéologie.

Le critère épistémologique n'est pas le moins riche en potentialités de généralisation: la Krisis de Husserl — La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale23 — est ici la meilleure introduction au problème. Husserl distingue expressément des crises internes à une science — celles dont nous avons parlé dans le vocabulaire kuhnien du changement de paradigme — la crise des fondements, laquelle n'est pas épistémologique mais transcendantale, en ce sens qu'elle atteint la justification dernière des savoirs. La gigantomachie, qui met aux prises le transcendantalisme et l'objectivisme, culmine selon Husserl dans la crise contemporaine suscitée par l'impuissance à répondre à la demande de justification dernière, voire par le refus de poser la question. A cet égard, un livre comme celui de Rorty 24, qui condamne toute l’entreprise fondationnelle, serait interprété par Husserl à la fois comme un symptôme et une ratification de la crise des fondements. Cette idée d'une crise des fondements a assurément un pouvoir de généralisation égal à celle de la crise d'intégration d'équilibre, ou à celle de crise d'identité ou encore à celle de crise de légitimisation. Toutefois, cette généralisation rencontre aussi sa limite: c'est la question de savoir comment la question de la justification dernière du savoir s'intègre à l'ensemble des idées et des valeurs qui sous-tendent le phénomène social total. Certes, la philosophie est au centre de ce phénomène, dans la mesure où elle est typiquement occidentale et donc un agent de la modernité en Occident25. A ce titre, on peut dire qu'elle structure la mémoire de l'Europe, en tant que l'Europe n'est pas une région du monde mais, comme le veut Husserl, une «Idée». On peut toutefois douter que la philosophie ait réussi à engendrer, en Europe même, la «société transcendantale» capable d'exercer la fonction «archontique» que lui assigne Husserl. Du même coup, on peut aussi se demander si l'européocentrisme implicite aux propos de Husserl échappe à l'arrogance d'une société particulière. Et si une naïveté pire que l'arrogance n'affecte pas l'autodésignation du philosophe occidental comme «fonctionnaire de l'humanité». Ces questions non résolues rendent difficile l'entière généralisation du modèle épistémologique élevé par Husserl au rang de modèle transcendantal.

On a anticipé une dernière fois l'approche holiste qui permettrait de cerner le concept de crise de société avec le modèle économique de crise. On a observé en effet que les phénomènes d'unification, d'extension, d'émancipation du marché pouvaient aussi bien être tenus pour la cause ou pour l'effet d'autres changements, en particulier au niveau des mentalités, aussi longtemps qu'on s'en tenait à un point de vue simplement causal; dès que l'on passe à un point de vue structural, leur appartenance à la configuration d'idées et de valeurs caractéristique de la société moderne prise comme un tout apparaît plus évidente et en même temps plus étroite. Plus précisément, l'exaltation ( l'idée de marché caractérise un aspect important de cette configuration, par la place qu’elle tient dans la hiérarchie des valeurs des sociétés modernes. Une percée décisive se fait en direction du phénomène social total: c'est la société en tant que tout qui, à l'époque moderne, se définit par l'autonomie du marché étendue aux dimensions du monde. C'est son idéologie qui veut que tout soit, effectivement marchandise.

Les remarques qui précèdent montrent à la fois qu'une approche holiste est légitime (on ne comprend jamais un phénomène social qu'en relation avec tous les autres dans une perspective plus structurale que causale) et qu'elle reste très indirecte et incomplète. Bien que «généralisés», nos critères «régionaux» ne se recouvrent pas complètement: — crise organique du corps social, — crise d'identité dans la croissance sans vieillesse des sociétés et du genre humain entier, — crise de légitimité liée au phénomène de domination, — crise «transcendantale» des fondements, — crise de l'économie et plus encore de l’idéologie du libéralisme économique. Le besoin se fait sentir de chercher un modèle englobant capable de coordonner ces esquisses imparfaites de «généralisation». On est alors tenté de passer à l'extrême contraire et d'opposer à l'approche analytique et fragmentaire, une approche directement holiste. On peut trouver un encouragement en ce sens dans les philosophies existentielles qui rencontrent la notion de crise comme une structure permanente de l'humana conditio.

Ainsi, dans la tradition de Max Scheler, chez Paul Landsberg et chez Emmanuel Mounier, la conception militante de l'homme engagé fait une large place au conflit, à la rupture, au risque et, en ce sens, à la notion de crise. Ainsi, chez Paul Landsberg, la personne est-elle dépeinte sous des traits dramatiques, comme déchirée entre les forces de la vie qui la tirent vers une extase noire et les forces spirituelles qui la tirent vers une extase supérieure. La crise est l'entre-deux, constitutive du courage d'exister. C'est moins la personne que le processus de personnalisation, en tant que conquête de la singularité et de la différence, qui tient en germe toutes les figures partielles de la crise que nous avons pu rencontrer. Il y a crise parce que l'homme n'a pas naturellement une «place» dans le cosmos, pour faire allusion au titre fameux de Max Scheler: La place de l'homme dans le cosmos26. Cette place, il ne la trouve que par une opération hiérarchisante qui découvre — autant qu'elle crée — un ordo qui n'est pas un cosmos naturel. Or cette activité hiérarchisante ne va pas sans un jugement de préférence, une crisis, qui tranche dans la confusion pulsionnelle. Percevoir une situation comme crise, dirai-je dans la ligne de Landsberg et de Mounier, c'est ne plus savoir quelle est ma place dans l'univers, ne plus savoir quelle hiérarchie stable de valeurs peut guider mes préférences, ne plus distinguer clairement mes amis de mes adversaires. L'engagement est alors le seul moyen de discerner un ordre de valeurs capable de me requérir — une hiérarchie du préférable —, en m'identifiant à une cause qui me dépasse. L'engagement est ainsi la source d'une conviction — terme également hégélien — qui constitue pour la personne la véritable sortie de crise.

Le point décisif pour la suite de notre réflexion est que c'est dans la structure temporelle du processus de personnalisation que réside le nœud de la crise. L'engagement est cet effort dirigé vers la formation de l'avenir humain : la crise naît ainsi au carrefour où l’engagement est en lutte avec la tendance à l'inertie, à la fuite, à la désertion.

C'est ce rapport entre temporalité et crise qu’un autre penseur, peu favorable par ailleurs à la philosophie existentielle, Eric Weil27, a très bien mis en lumière dans son analyse de la catégorie de personnalité. La personnalité est ce moment de la logique du sens où l'homme qui «s'interprète soi-même», «se constitue comme centre d'un monde qui est celui de sa liberté. Il est valeur absolue, source de valeurs: personnalité» (p. 283). Ainsi définie, la personnalité marque l'exaltation du conflit qui oppose le vouloir être soi-même aux valeurs des autres. Ce conflit intériorisé devient crise: «La libération par la création se fait ainsi dans la crise (crisis) qui est à la fois vue discernante et jugement. Je (avenir présent) me (passé présent) regarde et me juge» (p. 294). Dès lors, il faut dire que « la personnalité est toujours dans la crise; toujours, c'est-à-dire à chaque instant, elle se crée en créant son image qui est son être à venir» (p. 303). Ce n'est pas par hasard si Eric Weil cite ici (p. 290) le Faust de Goethe: « Was du ererbt von deinen Vätern hast, erwirb es, um es zu besitzen ». Certes, Eric Weil ne s'arrête pas là et soumet cette revendication de l'homme rebelle «au discours unique et absolument cohérent dans lequel il disparait en tant que personnalité» (p. 319), afin de retrouver la liberté concrète de l'action sensée et d'accéder ainsi à la catégorie de «l'œuvre» (p. 345). Celle-ci marque, chez Eric Weil, la sortie de la crise, comme tout à l'heure, chez Paul Landsberg, l'était l'engagement par identification à une cause. Il reste que, aussi transitoire soit-elle, la traversée de la crise caractérise nécessairement un itinéraire humain et que le nœud de la crise réside dans l'affrontement du futur au passé dans le processus de personnalisation.

En dépit de l'appui que notre méditation trouve dans ce concept existentiel de crise, on ne saurait toutefois se satisfaire d'une généralisation si complète que la notion de crise redevient le concept passe-partout contre lequel nous nous défendons depuis le début. Nous avons atteint, dans notre argumentation, ce point que Platon, dans son ironie, caractérisait ainsi dans le Philèbe: à ceux qui font trop vite «multiple», nous nous sommes borné à riposter en faisant trop vite «un». Ou encore, pour imiter cette fois Kant, à un concept trop «court», nous avons substitué un concept trop «Iong». En noyant le concept de crise dans une anthropologie philosophique valable en toutes saisons, nous l'avons dépouillé de toute valeur discriminante: or, si tout est crise, rien n'est crise. En bref, de la dispersion, nous sommes simplement passé à la confusion.

Quel chemin du « mixte », quelle pensée de la « mesure » nous fera franchir la distance qui sépare des concepts trop dispersés de la crise d'un concept complètement indifférencié? L'analyse qui précède contient néanmoins une indication qu'il faut maintenant exploiter, à savoir le lien entre crise et temporalité (ou temporalisation). Si, en effet, on transpose au plan de la conscience historique ce qui a été dit sur le plan de la personne, on rencontre une structure à la fois universelle et déterminée susceptible de fournir un concept de crise qui conserve les traits universels, intemporels (ou transtemporels) de l’analyse antérieure, tout en les orientant vers une caractérisation précise de la modernité. Cette structure est celle que R. Koselleck propose dans Vergangene Zukunft28. L'approche est celle d'une sémantique des concepts historiques. L'auteur s'efforce d'évaluer les topoi successifs dans lesquels la conscience historique s'est incarnée, à la lumière des rapports entre les deux transcendantaux suivants de la conscience historique: l'horizon d'attente et l'espace d'expérience. Ce sont bien là des transcendantaux en ce sens qu'ils fournissent le cadre à l'intérieur duquel il est possible d'apprécier les écarts variables entre horizon d'attente et espace d'expérience. La différence entre horizon d'attente et espace d'expérience n'est sans doute remarquée que lorsqu'elle est accentuée; c'est en effet ce qui s'est passé à l'époque des Lumières, à la faveur de ces trois thèmes: la nouveauté des temps (n'oublions pas qu'en allemand Neuzeit veut précisément dire modernité), — le raccourcissement des délais qui nous séparent encore du règne de l'humanité adulte, — enfin la docilité de l'histoire au faire humain, sa Machbarkeit. Avec les Lumières, la variation de ce rapport entre horizon d'attente et espace d'expérience a fait l'objet d'une prise de conscience si vive qu'elle a pu servir de révélateur à l'égard des catégories sous lesquelles cette variation peut être pensée. Corollaire important: en caractérisant les topoi de la modernité comme une variation du rapport entre horizon d'attente et espace d'expérience, l'histoire conceptuelle contribue à relativiser ces topoi. Nous sommes maintenant en mesure de les placer dans le même espace de pensée que l'eschatologie politique qui a régné jusqu'au XVIe siècle, ou que la vision politique commandée par le rapport entre la virtù et la Fortune, ou que le topos des «leçons de l'histoire». En ce sens, la formulation des concepts d'horizon d'attente et d'espace d'expérience nous donne le moyen de comprendre la dissolution du topos du progrès comme variation plausible de ce même rapport entre horizon d'attente et espace d'expérience.

Quel concept à la fois général et déterminé de la crise résulte-t-il de ces catégories, non plus anhistoriques comme celles de la philosophie existentielle, mais transhistoriques? Essentiellement ceci: lorsque l'espace d'expérience se rétrécit par un déni général de toute tradition, de tout héritage, et que l'horizon d'attente tend à reculer dans un avenir toujours plus vague et plus indistinct, seulement peuplé d'utopies ou plutôt d'«uchronies» sans prise sur le cours effectif de l'histoire, alors la tension entre horizon d'attente et espace d'expérience devient rupture, schisme. Je penserais volontiers que nous tenons là un concept qui, à la fois, garde quelque chose du concept existentiel trop «Iong» de crise, à savoir son nœud dans la temporalité humaine, et recueille les velléités de généralisation des concepts « régionaux » de crise que je parcours une dernière fois en sens inverse: crise du libéralisme économique, crise des fondements du savoir, crise de légitimité du pouvoir, crise d'identité de la communauté, crise d'équilibre et d'intégration du corps social. Si je les parcours en sens inverse, c'est parce que c'est finalement le critère médical qui sert de discriminant dans une structure historique pourtant dotée d'une grande généralité: la crise est la pathologie du procès de temporalisation de l'histoire: elle consiste dans une dysfonction du rapport normalement tendu entre horizon d'attente et espace d'expérience.

III. Critères pour un concept de crise «moderne»?

La troisième difficulté évoquée dans l'introduction est la plus intraitable: à supposer que l'on puisse caractériser le «fait social total» d'une société éloignée de nous dans l'espace et dans le temps, peut-on appliquer le précédent critère de crise globale à l'époque présente? S'il n'est pas d'histoire du présent, y a-t-il une sociologie du présent ? L'enjeu, ici, c'est bien évidemment ce qu'on peut entendre par modernité, la notion étant prise non seulement comme fait global, mais comme fait présent. Ici, le fait social total doit être délibérément abordé du point de vue des idées-valeurs qui structurent le lien social et de la hiérarchie de ces valeurs, hiérarchie à la faveur de laquelle une thématique dominante peut englober les valeurs adverses maintenues au second plan. Mais ces idées-valeurs ne se laissent saisir qu'à travers des idéologies, c'est-à-dire des représentations du fait social global elles-mêmes formées soit dans des groupes dominants, soit dans des groupes subordonnés, soit dans la conscience de personnalités éminentes dotées d'un rare discernement des enjeux en cours. On voit tout de suite la difficulté, Une société n'est pas transparente à elle-même; c'est aussi ce que signifie le terme d'idéologie. Une idéologie opère «dans le dos» ou si l'on préfère «derrière la tête» des individus de la société considérée. Si donc une société ne se connaît pas elle-même, la difficulté ne peut être tournée partiellement que de deux façons, soit en interprétant le présent comme le terminus ad quem d'une évolution venue de loin: on lit alors le présent avec recul ; soit en l'interprétant par comparaison avec celui d'autres sociétés: c'était déjà la méthode des Lettres Persanes de Montesquieu et c'est aujourd'hui celle de l'anthropologie comparative; on lit alors le présent avec distance. Un penseur comme Louis Dumont dans ses Essais sur l'individualisme29 combine les deux méthodes.

Or, il faut bien dire que les résultats sont assez décevants: même sous la double condition du recul et de la distance, on peut douter qu'une seule clé herméneutique suffise pour interpréter le présent. L'état actuel de la discussion le confirme. En fait, plusieurs interprétations de la modernité sont en compétition. Passons-les rapidement en revue:

1°) L'individualisme, selon Louis Dumont, serait ce qui distingue la société moderne de la société traditionnelle, qui est pour lui à la fois la société lointaine, celle de l'Inde des castes par exemple, et la société ancienne, celle que le christianisme a commencé à miner du dedans. Par individualisme il entend l'idéologie qui tient l'individu pour la valeur supérieure à celle du groupe, de la classe, du peuple, bref supérieure à l'entité sociale globale. Le libéralisme économique ne serait qu'une variante de cet individualisme. Mais notre anthropologue tempère son évaluation en notant que l'idéologie dominante englobe son contraire, à savoir les valeurs de la société traditionnelle, comme le montre la défaite du libéralisme économique pur et dur que Karl Polanyi30 voit enterré par Hitler, et comme l'attestent également les multiples variétés d'économie mixte suscitées par la crise de 1929. Dumont décide alors d'appeler postmodernes ces idéologies mixtes. On arrive à ce résultat curieux que la société moderne, issue de la crise de la société traditionnelle, est devenue à son tour le lieu de la crise, ce qui explique le recours à l'idée de postmodernité. On se demande alors si la véritable crise n'est pas l'hésitation de notre société entre société traditionnelle (récessive), société moderne (dominante) et société postmoderne (à l'état prospectif ou embryonnaire).

2°) C'est à un jugement du même type qu'aboutit l'Ecole de Francfort, à l'époque d'Adorno et d'Horkheimer: si l'on identifie la modernité avec l'Aufklärung, alors la crise résulte des promesses non tenues de l'Aufklärung. C'est autant la crise de la modernité elle-même que celle que la modernité a engendrée: elle consiste essentiellement en ceci que la rationalité moderne, en devenant rationalité instrumentale, a épuisé son potentiel de libération. Seule reste possible une théorie critique qui développe une dialectique négative, c'est-à-dire le grand refus des effets pervers de la rationalité. Une fois encore, on s'interroge sur la postmodernité, qui est la crise même de la modernité.

3°) Une appréciation plus radicale de la tendance dominante de notre temps vient de Nietzsche et de sa définition de la modernité par le nihilisme. Le nihilisme, c'est la perte de valeurs, la « dévaluation » des valeurs suprêmes, c'est-à-dire, pour l'essentiel, des valeurs liées au christianisme, interprété lui-même comme un platonisme pour le peuple. Cette dénonciation prend d'abord appui sur la critique rationaliste de la tradition — par exemple dans Aurore et dans le Gai savoir —, puis livre le rationalisme lui-même à la violence de l'accusation: les rejetons les plus remarquables du rationalisme, comme la démocratie et le socialisme, sont alors replacés dans la lignée chrétienne avec toutes les autres expressions de la morale des «faibles». Il en résulte que Nietzsche, apparaît comme un penseur antimoderne, qui met la modernité dans le même sac que son vieil adversaire, la chrétienté. L'humanisme antireligieux apparaît ainsi comme un palliatif impuissant au déracinement résultant du déclin de la chrétienté parce qu'il puisait sans le savoir ses forces dans le fonds de valeurs qu'il combattait. C'est ainsi qu'il faut comprendre que, dans la mouvance post nietzschéenne, on associe la mort de l'homme à la mort de Dieu. Dans la mesure où l'humanisme agnostique ou athée est tenu pour être un rameau du tronc traditionnel platonico-chrétien, il ne saurait que se flétrir une fois coupé de ses racines. Une fois la modernité identifiée à cet humanisme moribond, la crise «moderne» ne saurait être que la crise de la modernité elle-même. C'est ce que Max Weber a aperçu dans ses moments de lucidité nietzschéenne: le triomphe de la rationalité qu'il prône par ailleurs a pour prix le désenchantement du monde, qui n'est peut-être pas supportable. Un corollaire de ce désenchantement est la mise à nu du caractère antagoniste des valeurs. L'homme contemporain — qu'on l'appelle moderne ou postmoderne — vit à la fois le retrait des dieux et le déchirement des valeurs. Or c'est un fait que l'homme supporte mal cette double blessure. La crise est cette souffrance même.

4°) L'annonce par Heidegger de la fin de la métaphysique récapitule de façon originale les trois modèles de modernité défaillante qu'on vient de passer brièvement en revue: le Cogito cartésien, en mettant le sujet à la place du Subjectum, compris comme fondement sousjacent, inaugure l'oubli moderne de l'être. D'agent de la crise, l'humanisme est devenu le lieu de la crise et finalement la victime de la crise par décomposition inteme. Quant à technique — autre nom de la raison instrumentale —, elle n'est que la figure moderne de la métaphysique de la subjectivité, dans la mesure où l'emphase du sujet a pour contrepartie l'appauvrissement de la nature réduite à un objet adverse à dominer et à exploiter. Quant à la volonté de puissance que Nietzsche croyait pouvoir opposer à la volonté de vérité, elle appartient encore au cycle de la métaphysique du sujet et couronne l'oubli moderne de l'être. Ici encore, comprendre la modernité, c'est l'apercevoir comme la fin d'une époque à laquelle une part de nous-mêmes n'appartient déjà plus. Seule l'union de la pensée poétisant et de la poésie pensante pourrait ouvrir la voie à une postmodernité dont on n'aperçoit ni les contours éthiques ni le statut politique, encore moins la réalisation sociale à l'échelle d'une société entière. Ce qui me semble commun à ces diverses interprétations de la crise contemporaine, c'est l'idée de la superposition de deux crises: celle de la société traditionnelle sous la pression de la société moderne, celle de la société moderne elle-même en tant qu'elle apparaît comme un rejeton avorté de la société traditionnelle. Cela dit, mon doute initial concernant la possibilité de procéder à une évaluation globale de l'époque présente revient avec de nouveaux arguments.

1°) Il semble bien que notre époque ne se laisse pas définir par une seule idéologie: les définitions rivales de la modernité et plus encore, la querelle entre modernité et postmodernité témoignent plutôt de l'équivocité du temps présent, comme peut-être de toute époque pour ceux qui la vivent. En outre, en vertu de l'interaction en sciences humaines entre l'observateur et ta société observée, l'affirmation dogmatique selon laquelle le désenchantement du monde serait la vérité de notre temps ne saurait être tenue pour une constatation «objective» (wertfrei). Elle témoigne en même temps de la perte de conviction de celui qui pose le diagnostic et qui ainsi contribue à faire advenir ce qu'il décrit. Dès lors, ce qui paraît le mieux caractériser la crise de notre époque, c'est, d'une part, l'absence de consensus dans une société divisée, comme on l'a dit, entre tradition, modernité et postmodernité; c'est ensuite, et plus gravement, le recul général des convictions et de la capacité d'engagement que ce recul entraîne ou, ce qui revient au même, le recul général du sacré, qu'on l'entende comme sacré vertical (religieux au sens le plus large) ou sacré horizontal (politique au sens le plus large).

2°) Quant à savoir si, à la différence des crises du passé qui étaient transitoires, comme le suggèrent tous les modèles «régionaux» de crise que nous avons parcourus, ou si, pour la première fois, la crise serait interminable, définitive, sans issue, — nul ne saurait le dire faute de recul dans le temps et de distance dans l'espace. On ne peut ici que parier et espérer. Mon propre pari et mon propre espoir sont que, en dépit de l'absence de consensus et de conviction forte dans notre société pluraliste, une chance inédite est ouverte au renouvellement des héritages du passé : une double chance de ressourcement et de réinterprétation. En ce qui concerne plus particulièrement le christianisme, la mort de la chrétienté en tant que phénomène socio-culturel dominant peut être l'occasion, pour une communauté de foi numériquement minoritaire, de regagner en densité ce qu'elle aurait perdu en extension. Il dépend des membres de cette communauté qu'il en soit ainsi.

© Comité éditorial du Fonds Ricœur

 

 

 

 


* Le texte qui suit reproduit les grandes lignes d'une conférence donnée le 3 novembre 1986 à l'aula de l'Université de Neuchâtel, à l'occasion de la collation d'un doctorat honoris causa en théologie, Une version allemande de ce texte a été publiée dans un recueil réunissant les contributions des entretiens 1985 de Castelgandolfo, consacrés au thème de la crise:

K. MICHALSKI (éd.), Ueber die Krise. Castelgandolfo-Gespräche 1985, Stuttgart, Klett-Cotta, 1986, pp. 38-63. Le manuscrit français a été revu et annoté par P. Bühler (NdR).

1 Cf. notamment Sociologie et anthropologie, Paris, PUE, 9e éd., 1985.

2 E. H. ERIKSON, Adolescence et crise. La quête de l'identité (Champs Flammarion, 60), trad. de l'américain par J. Nass et

C. Louis-Combet, Paris, Flammarion, 1972. Cf. le schéma des phases, p. 97.

3 Op. cit., p. 98.

4 Cf .Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (l 784), publié en trad. française dans: Emm. KANT, La philosophie de l'histoire (opuscules), éd. et trad. par S. Piobetta, (Paris, Aubier Montaigne, 1947) Paris, Denoël/Gonthier (Médiations, 33), pp. 26-45.

5 Dans: Emm. KANT, La philosophie de l'histoire (cf. ci-dessus note 4), pp. 46-55.

6 R. KOSELLECK, Kritik und Krise. Eine Studie zur Pathogenese der bürgerlichenWelt (stw, 36), Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1973. Traduction française sous le titre suivant: Le règne de la critique, Paris, Ed. de Minuit, 1979.

7 Les deux passages de Rousseau sont cités d'après R. KOSELLECK. Kritik und Krise, p.133.

8 Cité d'après R. KOSELLECK, Kritik und Krise, p.221.

9 Sur ces points, cf. R. KOSELLECK, op. cit., pp. 221-222.

10 Cité d'après R. KOSELLECK, Op. cit., P. 144.

11 Cité d'après R. KOSELLECK, op. cit., p. 233.

12 Th. S. KUHN, La structure des révolutions scientifiques (Champs Flammarion, 115), trad. de l'américain par L. Meyer, Paris, Flammarion, 1983.

13 Article «Crises économiques», Encyclopaedia universalis, Paris, volume 5, 1968 (pp. 101-109), p.101.

14Ibid.

15 C. E. LABROUSSE, La crise de l'économie française à la fin de l'ancien régime et au début, de la Révolution, Paris, PUF, 1943.

16 G, W. F. HEGEL. Principes de la philosophie du droit, traduit de l'allemand par A. KAAN et préfacé par J. Hyppolite, Paris, Gallimard, (1940) 1973; cf. en particulier les deuxième et troisième sections de la troisième partie, consacrée à la moralité objective,

17 Encyclopaedia universalis (cf. ci-dessus note 13), p.101.

18 L. DUMONT dans sa préface à K. POLANYI, La grande transformation. Aux origines économiques de notre temps, trad. de l'anglais par C. Malamoud et M. Angeno, préface de L. Dumont, Paris, Gallimard, 1983, p.1.

19 L. DUMONT, dans le texte cité, définit ainsi l'idéologie de l'économie libérale: « (...) une doctrine selon laquelle, le libre jeu de l'économie étant la condition de l'ordre, toute interférence [de l'État] était néfaste. L'institution centrale était le marché, le marché était considéré comme autorégulateur et la société devait s'y soumettre quoi qu'il arrive.» (op. cit., p. VI)

20 Cf. ci-dessus note 18.

Cf. ci-dessus note 1.

22 E. WEIL, Philosophie politique, Paris, Vrin, 1956, §31, p.131.

23 Ed. HUSSERL, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. de l'allemand et préfacé par

G. Granel, Paris, Gallimard, 1976.

24 R. RORTY. Philosophy and the mirror of nature, Princeton, University Press, 1980.

25 Pour ce qui suit, cf. chez HUSSERL, op.cit., pp. 7-24 et 347-383 («La crise de l'humanité européenne et la philosophie»).

26 Die Siellung des Menschen im Kosmos, Trad. française de M. Dupuy sous le titre suivant: M. SCHELER, La situation de l'homme dans le monde, Paris, Aubier Montaigne, 1951

27 E. WEIL, Logique de la philosophie, Paris, Vrin, 1950. Les citations qui suivent sont tirées de cet ouvrage

28 R. KOSELLECK, Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1979.

29 L. DUMONT, Essais sur l'individualisme. Une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne, Paris, Ed. du Seuil, 1983.

30 Cf. ci-dessus note 18.