Textes

Le bon usage des blessures de la mémoire

A l’occasion des journées d’études organisées les 5 et 6 juillet 2002 par le Sivom Vivarais-Lignon en collaboration avec la Société d’Histoire de la Montagne, Paul Ricœur avait adressé aux acteurs et aux participants  ces quelques lignes.

Publié dans : Les résistances sur le Plateau Vivarais-Lignon (1938-1945) ; Témoins , témoignages et lieux de mémoires. Les oubliés de l’histoire parlent.  Editions du Roure 2005

 

« Chers amis du Plateau Vivarais-Lignon,
Les trois années que je passais au Collège Cévenol sont quelques-unes des plus heureuses de ma vie. C'est là que j'écrivis mes premiers livres, tout à la joie de la famille et de l'enseignement. Ces travaux portent la marque de l'expérience partagée autour du collège, du village et des communautés diverses du Plateau.


Cette mémoire-là n'est pas seulement la mienne, mais croise la vôtre : à défaut d'avoir connu directement les années de plomb, j'en ai recueilli la mémoire encore fraîche, en cet été 1945. Et c'est elle que j'évoque aujourd'hui à travers les couches successives de la longue mémoire d'une longue vie.


Parmi les thèmes que vous m'avez proposés, j'ai choisi avec votre accord de dire quelques mots sur « le bon usage des blessures de la mémoire ». À cet égard, l'histoire du Plateau s'inscrit dans celle du milieu du XXe siècle, marquée par tant de destructions, d'exactions, d'atrocités de masse, mais aussi par tant d'actes d'héroïsme extrême, mais aussi d'héroïsme ordinaire dont le Plateau en particulier abonde. Mais nous ne devons pas manquer de prolonger cette histoire de bruit et de fureur par celle de la libération, de la paix retrouvée, de la reconstruction et de la réconciliation européenne.


Les blessures dont il s'agit sont à la fois des blessures de la mémoire personnelle, imprimées parfois dans la chair par la perte d'un être cher, et des blessures de la mémoire collective, infligées par la violence de l'histoire au sens de la liberté et de la justice. À cet égard, il faut rappeler le paradoxe de la mémoire qui fait qu'il n'y a rien de plus personnel, de plus intime et de plus secret que la mémoire, mais que les mémoires des uns et des autres, entre parents, voisins, étrangers, réfugiés - et aussi adversaires et ennemis -sont incroyablement enchevêtrées les unes dans les autres au point parfois de ne plus distinguer dans nos récits ce qui revient à chacun : les blessures de la mémoire sont à la fois solitaires et partagées.

               Le bon usage des blessures de la mémoire commence par l'exercice du travail de la mémoire. Son caractère laborieux, comme l'indique le mot, est une lutte sur deux fronts. Le premier obstacle à combattre est l'oubli ; non pas cet oubli inexorable dû à l'effacement lent et sournois des traces de toutes sortes du passé, dans notre cerveau, notre esprit, nos archives, nos monuments et jusque dans les traits de notre paysage et de notre environnement ; mais cet oubli actif consistant en un art habile d'éluder l'évocation des souvenirs pénibles ou honteux, en une volonté sournoise de ne pas vouloir savoir, ni de chercher à savoir. En ce sens, le travail de mémoire demande du courage face aux tentations d’un oubli qui travaille au service de l'effacement final. C'est ici que l'œuvre muséographique trouve une de ses justifications : sauver les traces, les chercher là où elles sont déjà enfouies, ou simplement recouvertes par l'inévitable renouvellement de notre .environnement. Il faut des lieux, des établissements, des institutions, en charge de rassembler, protéger, accompagner d’un discours pédagogique, les vestiges des activités et des souffrances d'autrefois.               

Mais le travail de mémoire connaît un second front : le danger de la répétition ; cette façon de ressasser les humiliations - mais aussi les actions héroïques - a quelque chose de pathologique, qui empêche le véritable travail de la mémoire qui ne se limite pas à la chasse aux faits, mais s'emploie à expliquer, à comprendre dans quels engrenages tout cela s'est trouvé pris, enfin à purger son cœur de la haine, de la vindicte, comme aussi de la vaine gloire. Comprendre n'empêche pas de condamner et de louer, mais libère les passions de leur hantise, qui condamne la mémoire à un piétinement sur place. C'est sur ce travail de mémoire que se greffe le devoir de mémoire dont je veux parler du point de vue des blessures de la mémoire.               

Mais je voudrais intercaler entre le travail de mémoire et le devoir de mémoire un intermédiaire, la considération et la prise en charge du futur. En effet la mémoire, prolongée par l'histoire écrite, est essentiellement tournée vers le passé : elle est rétrospective. Or le travail de mémoire serait vain s'il n'aidait pas à vivre au présent à se projeter dans l'avenir. À cet égard la mémoire ne contribue que pour moitié à notre identité : je mettrai cette moitié sous le signe de l'« identité narrative »  ; ce que nous sommes n'est pas un bloc immuable ; il est le produit d'une histoire de vie, elle-même enchevêtrée dans celle des autres ; ainsi notre identité est faite pour une part de ce que nous sommes capables de raconter de nous-mêmes dans un récit de vie à la fois intelligible pour notre raison et acceptable pour notre cœur. Mais il y a l'autre moitié de notre identité et de ce qui la fait : je  la mettrai sous le signe de la « promesse », cette volonté de tenir la parole qui nous engage en avant de nous-mêmes et ainsi nous maintient à la hauteur de nos meilleurs projets de vie personnelle et collective. C'est précisément grâce à la promesse que le travail de mémoire est arraché à la répétition stérile, à la nostalgie et au ressentiment, - comme à la vaine gloire.                Le devoir de mémoire, dont on parle tant aujourd'hui, n'est pas une obligation qu'on devait opposer au travail de mémoire. Il le couronne. De quelle façon ? D'abord il l'encourage sous la forme d'une exhortation à continuer à raconter, encore et toujours ; ce n'est pas un impératif visant à intimider les modestes et à dénoncer les fuyards. Une exhortation à faire le travail de mémoire à l'encontre à la fois de l'oubli et de la répétition nostalgique. Le bon usage des blessures de la mémoire se résume dans la fidélité à cette exhortation. En outre le devoir de mémoire confère une dimension morale et politique au devoir de mémoire sous le signe de la justice. Rendre justice à ceux d'autrefois, connus, inconnus ou méconnus. Le sens de la justice ne vise pas à établir une échelle des mérites, mais à aider chacun à trouver sa juste place et sa juste distance à l'égard des protagonistes que notre histoire nous a fait croiser dans des rôles divers. Mais surtout le sens de la justice nous rappelle deux choses : que c'est d'abord aux victimes que justice est due, - mais qu'en toute circonstance une vie en vaut une autre : aucune n'est plus importante qu'une autre.               

Me permettez-vous encore une remarque qui nous ramène au cœur de la mémoire des blessures passées ? Ni le travail de mémoire, ni le devoir de mémoire ne peuvent être conduits sans un autre travail, le travail du deuil. Le deuil est autre chose que la déploration. C'est une acceptation de la perte des êtres chers et de tout de ce qui ne nous sera jamais rendu. Il nous faut accepter qu'il y ait de l'irréparable dans nos possessions, de l'irréconciliable dans nos conflits, de l'indéchiffrable dans nos destinées. Un deuil réussi est la condition d'une mémoire pacifiée et, dans cette mesure, heureuse.