Michel de Montaigne (1533-1592)
Michel de Montaigne
Livre unique et livre mystère, repris et modifié incessamment pendant toute une vie, les Essais paraissent être un mélange de substances disparates, de thèmes désaccordés. Est-ce un livre éclaté – mais où situer son point d’éclatement? Un nouveau mode de pensée qui détruit les systèmes de l’Antiquité, quitte à réutiliser leurs ruines? Un livre du moi qui libère pour l’avenir l’écriture de la subjectivité? Un croisement inédit de ces deux projets?
La critique s’est longuement posé toutes ces questions. Il reste qu’on ne
saurait lire les Essais sans revenir encore au titre: Montaigne s’«essaie»
(s’exerce, s’examine). Il est donc indispensable que le monde fasse
irruption dans le livre et qu’inversement l’auteur réagisse à ce monde: la
politique le stimule, la critique des mœurs l’intrigue, l’injustice
l’indigne, les idéologies le provoquent, les utopies l’attirent.
La vie publique
Michel Eyquem naquit au château de Montaigne d’une famille
de noblesse récente et fut d’abord élevé selon les méthodes pédagogiques
libérales dont il parlera dans ses Essais (I, 26, «De l’institution des
enfants»). Entré à six ans au collège de Guyenne à Bordeaux, il fit ensuite
des études de droit à Toulouse ou à Paris. Conseiller à la cour des aides de
Périgueux, puis au parlement de Bordeaux, il se lie d’une profonde amitié
avec Étienne de La Boétie, qui mourra en 1563. Il avait commencé
entre-temps, à la demande de son père, la traduction de la Theologia
naturalis de Raymond Sebond (dont l’énigmatique Apologie se lit dans les
Essais , II, 12). En 1565, Montaigne se marie avec Françoise de La
Chassaigne, fille d’un parlementaire bordelais. À la mort de son père
(1568), il hérite du nom et du patrimoine et, en 1571, démissionne de sa
charge. Il s’occupe d’abord de faire publier à Paris les écrits de La Boétie,
ensuite il se retire dans sa «librairie». Sans s’exclure pour autant de la
vie politique, il consacre le plus clair de son temps à la rédaction des
Essais : la première édition en deux livres paraît à Bordeaux en 1580.
Montaigne entreprend en juin de la même année un long voyage en Italie à
travers la Suisse et l’Allemagne, dans le but officiel de soigner aux eaux
thermales de ces pays la gravelle qui le tourmentait depuis deux ans, mais
sans doute aussi pour s’éloigner de la France, tourmentée par les guerres
civiles, en accomplissant une sorte de pèlerinage humaniste; le souci de
vérifier les possibilités d’accord entre réformés et catholiques inspire
peut-être l’enquête qu’il mène au passage sur la situation religieuse dans
les pays protestants ou de confession mixte. À Rome, ses Essais sont soumis
à la censure pontificale: Montaigne ne se corrigera cependant pas dans la
nouvelle édition de son ouvrage (1582). Le Journal qu’il a laissé de ce
voyage, rédigé au début par un «secrétaire» dont on ignore l’identité,
ensuite par lui-même et en partie en italien, n’était pas destiné à la
publication. Il fut retrouvé et édité en 1774.
Rentré à Bordeaux en novembre 1581, Montaigne assume la charge de maire qui
lui a été conférée en son absence; il sera réélu deux ans plus tard. Au
cours de sa magistrature, honnête et courageuse, il joue le rôle de
médiateur entre le parti du roi de France et celui d’Henri de Navarre. Après
1586, il travaille surtout à la nouvelle édition des Essais (1588) qu’il
augmente d’un troisième livre et de plus de six cents additions aux deux
premiers. Il continue néanmoins à jouer un rôle politique de médiateur entre
Henri III et Henri de Navarre, héritier présomptif de la Couronne. Dans ce
cadre, au cours d’un voyage à Paris en 1588, il rencontre Marie de Gournay
qu’il appellera sa «fille d’alliance» et qui se chargera de l’édition
posthume des Essais . Montaigne continuera en effet, jusqu’à sa mort, à
travailler à son ouvrage sur un exemplaire de l’édition de 1588 dont les
marges se couvriront d’environ un millier d’additions. Les éditions publiées
par Marie de Gournay, depuis la première (1595) jusqu’à la définitive
(1635), reproduites jusqu’au XIXe siècle, ne sont pas fidèles au manuscrit
original, dit exemplaire de Bordeaux, sur lequel se fondent les éditions
modernes. Mais l’édition critique qui permettra de suivre le devenir de
l’œuvre dans toutes ses mutations est encore à faire.
S’essayer par doute
Comment Montaigne n’aurait-il pas tout mis dans ce livre
singulier à titre pluriel? Comment n’aurait-il pas admis la discordance
entre des titres de chapitres et un contenu accidentel grossissant et se
bariolant sous les retours de sa plume?
Peu importe l’objet dont il traite: toute occasion lui est bonne pour mettre
son jugement à l’épreuve. Peu importe aussi, à la limite, le résultat auquel
il parvient – affirmation, doute, refus – dans la mesure où il ne prétend
jamais le proposer comme une vérité assurée, mais seulement comme un
témoignage subjectif, une opinion personnelle. On risque fort de ne pas
saisir l’intérêt de ce livre vertigineux, l’une des plus surprenantes
inventions littéraires de l’âge moderne, si l’on ne cherche pas à comprendre
la démarche intellectuelle spécifique qui l’anime: l’«essai» – terme souvent
utilisé par la critique pour désigner les subdivisions de l’ensemble, que
Montaigne appelle «chapitres» – dénote précisément cette démarche; on dira
donc que l’essai est en acte dans chaque chapitre, mais chaque chapitre
n’est pas (pas toujours, du moins) un essai. En voulant identifier les
catégories implicites qui y sont à l’œuvre, on découvre une forme
particulière du pyrrhonisme, compris comme une philosophie de la recherche
perpétuelle, un exercice de la raison délivrée de ses illusions; s’opposant
au scepticisme négatif et à sa contestation radicale et stérile du savoir,
ainsi qu’au dogmatisme qui prétend se fonder sur des vérités irrécusables,
ce pyrrhonisme problématique vise des acquis qu’il sait toujours provisoires
et toujours à dépasser: « Nous sommes nés à quêter la vérité; il appartient
de la posséder à une plus grande puissance. »
©Encyclopaedia Universalis 1998