Essais Livre II

 

Il m’a tousjours semblé qu’à un homme Chrestien cette sorte de parler est pleine d’indiscretion et d’irreverence : Dieu ne peut mourir, Dieu ne se peut desdire, Dieu ne peut faire cecy, ou cela. Je ne trouve pas bon d’enfermer ainsi la puissance divine soubs les loix de nostre parolle. Et l’apparence qui s’offre à nous, en ces propositions, il la faudroit representer plus reveremment et plus religieusement.

Nostre parler a ses foiblesses et ses deffaults, comme tout le reste. La plus part des occasions des troubles du monde sont Grammariens. Noz procez ne naissent que du debat de l’interpretation des loix ; et la plus part des guerres, de cette impuissance de n’avoir sçeu clairement exprimer les conventions et traictez d’accord des Princes. Combien de querelles et combien importantes a produit au monde le doubte du sens de cette syllabe, Hoc ? Prenons la clause que la Logique mesmes nous presentera pour la plus claire. Si vous dictes, Il faict beau temps, et que vous dissiez verité, il faict donc beau temps. Voyla pas une forme de parler certaine ? Encore nous trompera elle : Qu’il soit ainsi, suyvons l’exemple : si vous dites, Je ments, et que vous dissiez vray, vous mentez donc. L’art, la raison, la force de la conclusion de cette-cy, sont pareilles à l’autre, toutesfois nous voyla embourbez. Je voy les philosophes Pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur generale conception en aucune maniere de parler : car il leur faudroit un nouveau langage. Le nostre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout ennemies. De façon que quand ils disent, Je doubte, on les tient incontinent à la gorge, pour leur faire avouër, qu’aumoins assurent et sçavent ils cela, qu’ils doubtent. Ainsin on les a contraints de se sauver dans cette comparaison de la medecine, sans laquelle leur humeur seroit inexplicable. Quand ils prononcent, J’ignore, ou, Je doubte, ils disent que cette proposition s’emporte elle mesme quant et quant le reste : ny plus ny moins que la rubarbe, qui pousse hors les mauvaises humeurs, et s’emporte hors quant et quant elle mesmes.

Cette fantasie est plus seurement conceuë par interrogation : Que sçay-je ? comme je la porte à la devise d’une balance.

Voyez comment on se prevault de cette sorte de parler pleine d’irreverence. Aux disputes qui sont à present en nostre religion, si vous pressez trop les adversaires, ils vous diront tout destroussément, qu’il n’est pas en la puissance de Dieu de faire que son corps soit en paradis et en la terre, et en plusieurs lieux ensemble. Et ce mocqueur ancien comment il en faict son profit. Au moins, dit-il, est-ce une non legere consolation à l’homme, de ce qu’il voit Dieu ne pouvoir pas toutes choses : car il ne se peut tuer quand il le voudroit, qui est la plus grande faveur que nous ayons en nostre condition : il ne peut faire les mortels immortels, ny revivre les trespassez, ny que celuy qui a vescu n’ait point vescu, celuy qui a eu des honneurs, ne les ait point eus, n’ayant autre droit sur le passé que de l’oubliance. Et afin que cette societé de l’homme à Dieu, s’accouple encore par des exemples plaisans, il ne peut faire que deux fois dix ne soyent vingt. Voyla ce qu’il dit, et qu’un Chrestien devroit eviter de passer par sa bouche. Là où au rebours, il semble que les hommes recherchent cette folle fierté de langage pour ramener Dieu à leur mesure.

cras vel atra

Nube polum pater occupato,

Vel sole puro, non tamen irritum

Quodcumque retro est efficiet, neque

Diffinget infectúmque reddet

Quod fugiens semel hora vexit.

Quand nous disons que l’infinité des siecles tant passez qu’avenir n’est à Dieu qu’un instant : que sa bonté, sapience, puissance sont mesme chose avecques son essence ; nostre parole le dit, mais nostre intelligence ne l’apprehende point. Et toutesfois nostre outrecuidance veut faire passer la divinité par nostre estamine : Et de là s’engendrent toutes les resveries et erreurs, desquelles le monde se trouve saisi, ramenant et poisant à sa balance, chose si esloignée de son poix. Mirum quo procedat improbitas cordis humani, parvulo aliquo invitata successu.