Textes

Karl Jaspers
De l’institution universitaire

Ce n’est qu’en tant qu’institution que l’Université peut exister dans le monde. Dans l’institution, son idée se fait corps. Ce corps n’a de valeur qu’en fonction de la réalisation de l’idée en lui-même. Le corps perd sa valeur si l’idée n’y est plus. Cependant, toute institution doit admettre des adaptations et des restrictions de l’idée. L’idée ne se réalise pas en tant qu’idéal, elle reste en mouvement. Par conséquent, à l’Université, il existe une tension permanente entre l’idée et les défauts de sa réalisation institution- nelle et corporative.

 

La dégradation de l’idée dans l’institution

Les bonnes institutions de l’Université, en tant que telles, ont déjà tendance à se dégrader et même à pervertir leur sens. Prenons un exemple : la mise en forme en contenus d’enseignements qui peuvent se transmettre tend à laisser s’appauvrir la vie de l’esprit dans l’existence même de cette forme. Tout a tendance à se figer.

L’intégration de l’acquis intellectuel dans la tradition fait que les formes de l’acquis paraissent définitives. Une fois là, on peut difficilement les déloger. Ainsi, par exemple, la démarcation des différentes disciplines scientifiques est le fruit de la coutume. Il peut arriver qu’un chercheur brillant ne trouve pas de place dans le tableau des disciplines si bien qu’une chaire est occupée par un chercheur de moindre valeur parce que lui, dans ses recherches, correspond au schéma traditionnel.


L’institution a tendance à devenir une fin en soi. Certes, du fait qu’elle est la condition de vie indispensable pour la progression et la tradition de la recherche, son existence doit à tout prix être sauvegardée, mais il faut également un contrôle permanent pour savoir si son sens correspond toujours à sa finalité, à savoir la réalisation de l’Idée. Mais une organisation chargée de la gestion en tant que telle veut persévérer.


Lors des nominations à une chaire de professeur, le libre choix des personnalités vise normalement les meilleurs candidats, mais, la plupart du temps, on constate la tendance à retenir ceux qui sont un peu moins bons. Chaque corporation – pas seulement l’Uni- versité – connaît une solidarité inconsciente des intérêts relatifs à la concurrence et à la jalousie qui vont à l’encontre de l’esprit. Instinctivement, on se défend contre les personnalités hors du com- mun, on cherche à les neutraliser et l’on refuse les personnalités inférieures, car elles pourraient nuire à l’influence et à la réputation de l‘Université. On choisit les « personnes travailleuses », la bonne moyenne, les gens qui partagent le même esprit. C’est pourquoi d’autres instances doivent contrôler les facultés qui nomment leurs membres à des postes de professeurs vacants. À ce propos, J P Grimm écrit : « L’État ne doit pas déléguer le choix des professeurs parce que les élections collégiales, faites par les facultés, la plupart du temps, ne sont pas confirmées par l’expérience. Même, quand il s’agit d’hommes bien intentionnés et honnêtes, la crainte des concurrents entraîne une certaine violence. »


La sélection des jeunes chercheurs de l’institution a quelque chose de fatal. L’Université n’est pas accessible à toute personne capable de réussite intellectuelle. L’accès se fait grâce au profes- seur qui doit obtenir l’habilitation dans sa faculté. Les enseignants ont tendance à privilégier leurs propres étudiants et, même, à leur réserver les places. Ceux-ci obtiennent quasiment par leur présence assidue le droit à l’habilitation que le professeur reconnaît par sympathie pour la personne. Les enseignants qui ont la réputa- tion de procurer les postes à leurs étudiants sont recherchés. Max Weber a voulu y remédier en exigeant que celui qui a fait sa thèse avec un professeur doive passer son habilitation avec quelqu’un d’autre, d’une autre Université. Quand il a voulu appliquer ce principe pour ses étudiants, il a immédiatement pu faire l’expé- rience que, lorsqu’un de ses étudiants a postulé ailleurs, on ne l’a pas cru ; on soupçonnait Max Weber de l’avoir refusé par manque de compétence. C’est toujours une grave faute, si, lors de l’habi- litation, le professeur surévalue ses propres étudiants en matière de connaissance théorique. Il est indispensable que l’existence de travaux scientifiques importants, classés par rangs et volume, soit la condition nécessaire de l’habilitation à laquelle il faut absolument se tenir. Autrement, l’Université connaît un nivellement par le bas en pratiquant une sélection inappropriée qui privilégie les esprits scolaires au lieu de sélectionner des penseurs indépendants, qui met la carrière du fonctionnaire à la place du risque à prendre, lequel consiste à réussir et à être reconnu comme ayant fait un travail personnel par les spécialistes de la discipline pour des travaux scientifiques.


Alors que beaucoup de professeurs ont tendance à privilégier les esprits scolaires qui ne les dépasseront pas, chaque professeur devrait, au contraire, adopter le principe de n’accepter à la prépa- ration de l’habilitation que les étudiants dont il peut espérer qu’ils atteindront le niveau scientifique que lui-même a pu atteindre et être à la recherche de celui qui fait encore mieux, qui le dépassera, travailler pour sa promotion même s’il n’est pas son étudiant.


L’institution peut se transformer en instrument de la volonté de puissance des chercheurs qui se servent de leur réputation, de leurs relations avec l’État et leurs relations d’amitié pour promouvoir, plus ou moins brutalement, les personnes préférées, leur « École ». Depuis Hegel, la domination des chefs de file des Écoles est régu- lièrement l’objet d’accusations.


Dans les conditions particulières liées aux personnes qui tra- vaillent dans l’institution, la libre communication inhérente à l’idée d’Université subit des transformations. La jalousie et l’envie conduisent à la négation absolue. Au XIXe siècle, mais aussi aux époques de la plus grande prospérité, de tels vices étaient monnaie courante. Déjà Goethe avait relevé cette maladie de l’Université en la comparant avec la recherche libre : « Ici comme partout ailleurs, on constate que les sciences avancent selon une nécessité, en toute sérénité ou avec vivacité, alors que ceux qui en ont la charge se préoccupent de possession et de domination ». Et aussi : « Comme on peut le constater, pour un oui ou pour un non, ils se détestent et se poursuivent, car personne ne veut reconnaître l’autre. Pourtant, ils pourraient tous vivre confortablement, si tous avaient leur place et étaient reconnus ». Un enseignant universitaire raisonnable a comme maxime de ne pas répondre à de telles polémiques négatives et aux intrigues qui en découlent et de les traiter comme si elles n’existaient pas, de les atténuer ainsi pour qu’une collaboration fructueuse dans l’interprétation de l’Université puisse avoir lieu […] Le comportement des membres de l’Université a été com- paré à celui des singes sur les palmiers de l’oasis de Bénarès : sur chaque palmier il y a un singe, tous semblent être très calmes et ne s’occupent pas les uns des autres ; mais si l’un des singes veut aller sur le palmier d’un autre, on l’attaque violemment en lançant des noix de coco […]

La nécessité de l’institution

Ces défauts, et bien d’autres qui sont dus à l’institution en tant que telle, ne la rendent pas moins nécessaire. La force créatrice et l’existence de l’individu sont menacées de disparaître sans lais- ser de traces. Elles ont besoin d’être intégrées dans une tradition assurée par une institution pour servir d’éveil, d’enseignement et d’objet à ceux qui viendront après nous. Le bon travail scientifique est en particulier lié à des moyens matériels dont l’individu dispose rarement et à la collaboration de beaucoup de personnes que, seule, une institution permanente peut garantir.


C’est pourquoi, pour nous, l’Université en tant qu’institution est si importante. Nous aimons l’Université dans la mesure où elle se mue en réalité institutionnelle de l’idée. Malgré tous les défauts, elle en est le lieu. Elle nous rassure dans la certitude existentielle de la vie de l’esprit en communauté. C’est une satisfaction curieuse que de faire partie de la corporation, même si ce n’est qu’à titre honorifique et il est douloureux d’en être exclu ou expulsé […]



Cette idée n’est pas tangible, pas visible de l’extérieur, pas bruyante, elle sommeille dans la cendre des institutions et, de temps en temps, dans certains individus et dans certains groupes de person- nes, elle s’enflamme. Vivre en elle n’exige pas l’appartenance à une institution publique. Mais l’idée aspire à l’institution et, dans l’iso- lement de l’individu, elle se sent imparfaite et infructueuse. Vivre en elle intègre l’individu dans un tout. Tout cela ne doit pas entraîner une attitude arrogante considérant que l’Université serait le seul et véritable lieu de la vie de l’esprit. Nous qui aimons l’Université en tant qu’espace et demeure de notre vie, nous ne devons pas en oublier le caractère particulier et limité. Très souvent, la créativité se trouve à l’extérieur de l’Université qui, dans un premier temps, la refuse pour, ensuite, se l’approprier et lui assurer son pouvoir.
L’humanisme de la Renaissance a vu le jour à l’extérieur de l’Université scolastique et était dirigé contre elle. Au XVIIe siècle, les universités, étant devenues humanistes, puis philologiques, le renouvellement en philosophie et en sciences de la nature se fit encore une fois en dehors de l’Université (Descartes, Spinoza, Pascal, Kepler). Lorsque, sous la forme du Wolfianisme, la philo- sophie avait pénétré dans les universités, de nouveau, à l’extérieur, le nouvel humanisme fut créé (Winckelmann, Lessing, Goethe), mais il conquit l’Université, promu par des grands philologues (F.-A. Wolf). Aussi, assez souvent, des créations nouvelles moins importantes voient le jour en dehors de l’Université et les sciences, à l’Université, les refusent longtemps : la sociologie marxiste, il y a quelques décennies, l’hypnotisme qui, depuis longtemps, repré- sente maintenant un domaine du savoir factuel reconnu, ou encore la graphologie qui commence à être prise en considération par l’Université, la psychologie compréhensive telle qu’elle figure chez Kierkegaard et Nietzsche. J Grimm a écrit : « Dans les universités on trouve une grande érudition qui se lève et qui avance, mais des travaux peu habituels, avant d’être reconnus, sont refusés ». Les universités sont de grands jardins où l’on n’aime pas la végétation exubérante.

 

 


1. Nous reprenons ici quelques extraits du chapitre VI de l’ouvrage du philosophe Karl Jaspers, publié en 1946, et traduit tout récemment aux éditions Parangon sous le titre De l’Université en 2008. Nous remercions l’éditeur et le directeur de la collection
« Situations et critiques », Jan Spurk, de nous avoir autorisés à publier quelques bonnes feuilles de ce livre important et si pertinent, plus d’un demi-siècle après sa parution. La préface de Jan Spurk offre de nombreux et précieux éléments de contextualisation et de discussion de ce texte.